L’affaire Aurore Martin, le mandat d’arrêt européen et le pouvoir politique : ni lu, ni compris ?

par Henri Labayle, CDRE

Au lendemain de la remise d’Aurore Martin, militante du parti Batasuna au Pays basque, à la justice espagnole en vertu d’un mandat d’arrêt européen (MAE), une polémique s’est ouverte quant à l’usage de cette technique d’entraide propre à l’Union européenne au point pour certains d’en regretter l’institution extraditionnelle. Dénonçant pêle-mêle l’abandon du principe de non-extradition des nationaux et l’intervention comme la non-immixtion du pouvoir politique dans cette affaire, les remous provoqués par l’affaire Aurore Martin font un mauvais procès au MAE.

Aurore Martin est une militante du parti Batasuna, objet d’un mandat d’arrêt européen délivré par la justice espagnole. Après une première tentative plus ou moins rocambolesque d’exécution de ce mandat lors de la mandature précédente, un contrôle routier présenté comme « fortuit » a donné l’occasion à l’actuel gouvernement de procéder à la remise d’Aurore Martin aux autorités espagnoles, déclenchant des critiques virulentes.

Reprenant les termes d’entretiens journalistiques avec le journal Le Monde et le quotidien Sud Ouest, les réponses suivantes à une interview à ce dernier journal proposent in extenso une grille d’analyse aux lecteurs de ce blog.

Pourquoi avoir créé le MAE alors qu’existaient des procédures d’extradition ?

L’inefficacité des procédures d’extradition l’exigeait, dans un espace européen ouvert à la libre circulation des activités et des personnes. Songez-y : dix ans pour que la justice britannique livre à la France l’un des coupables de l’attentat du métro Saint Michel à Paris et quelques jours pour un MAE renvoyant d’Italie un responsable des attentats du métro de Londres …

Il fallait simplifier la remise des délinquants à l’Etat européen qui les recherche en développant la confiance mutuelle. Privilégier une procédure de « juge à juge » écartant les autorités politiques était tout aussi nécessaire, ne serait-ce que pour ne plus subir le spectacle de ces auteurs d’attentats repartant au Proche Orient dans des conditions mystérieuses…

Dans quel contexte le MAE a-t-il été créé ?

Au lendemain des attentats du 11 septembre, au Conseil européen de Laeken en décembre 2001, Jacques Chirac étant président de la République et Lionel Jospin premier ministre. Son introduction en droit français, en 2004, a entraîné auparavant une révision de notre Constitution, votée en 2003 aux 3/5° des députés et sénateurs c’est-à-dire par 829 voix contre 49.

Comment le MAE justifie-t-il qu’un ressortissant d’un pays, remis à un autre Etat, puisse y être condamné, alors que ce même délit ne peut lui être reproché dans son pays d’origine ?

Il s’agit de l’affaire Martin, affaire « extra-ordinaire » au sens premier du terme. Restons-en à une explication technique pour éviter les présentations biaisées qui fleurissent.

Aurore Martin est poursuivie en Espagne pour sa participation sur le territoire espagnol, à une organisation illégale qualifiée de terroriste, le parti Batasuna, dont elle est membre du bureau politique. Cette infraction relève de l’article 695-23 du Code de procédure pénale français, punissable dans notre droit. Cela fonde le MAE pour le juge français : il y a poursuite pour des faits commis en Espagne contraires au droit français et au droit espagnol, lesquels appliquent d’ailleurs la décision-cadre de l’Union de 2002 sur la lutte contre le terrorisme.

D’ou vient l’imbroglio ?

Il  naît de la situation sans équivalent de Batasuna, parti politique « transfrontalier » par nature. Coté français, ce parti a une activité légale et l’action d’Aurore Martin en France l’est aussi. La Cour d’appel  de Pau comme la Cour de Cassation ont donc rejeté justement les prétentions du juge espagnol à intégrer ces activités dans le MAE. Coté espagnol, en revanche, Batasuna est interdit car il est qualifié de soutien à une organisation terroriste, ETA. Le Tribunal constitutionnel espagnol comme la Cour européenne des droits de l’Homme en 2009 ont validé cette interdiction, la plus grave qui soit dans une démocratie. Participer aux activités de Batasuna en Espagne relève donc de la participation à une organisation terroriste.

Si l’on considère qu’il y a là deux activités distinctes parce qu’il y a deux partis différents, le raisonnement juridique du MAE tient. Aurore Martin a adopté en connaissance de cause, en Espagne, des comportements interdits par le droit espagnol et sa remise est légale, le droit français interdisant la participation à une organisation terroriste. Cela ne concerne en rien son action en France.

Si l’on considère qu’il n’y a qu’un seul et même parti politique, légal ici et interdit là, les choses sont un peu plus délicates de mon point de vue au regard de la protection des droits fondamentaux dont le MAE se réclame. Sa défense aurait peut-être gagné à argumenter sur cette dualité et à demander au juge français de saisir la Cour de justice de l’Union à titre préjudiciel pour trancher ce conflit potentiel avec la Charte des droits fondamentaux et ses articles 10 et suivants sur la liberté de pensée, d’expression et d’association politique.

Le MAE ne constitue-t-il pas une perte de souveraineté pour un Etat, et une « diminution » de sa citoyenneté pour celui qui est remis à des autorités étrangères ?

Au XXI° siècle, on est en droit de nourrir les mêmes réserves pour le nationalisme juridique que pour le nationalisme politique. Aucun Etat sur la planète n’est capable aujourd’hui de répondre, seul, aux défis de la criminalité, c’est un fait. Les discours politiques ne peuvent pas à la fois imputer à la construction européenne toutes nos craintes sécuritaires et lui reprocher en même temps de se doter d’un outil, le MAE, visant à lutter efficacement contre le crime.

Le MAE couvre 32 infractions majeures et il concerne avant tout des criminels, des trafiquants de drogue, des violeurs, des pédophiles, des braqueurs et autres escrocs qui utilisent les frontières du droit pour échapper la justice. De 2005 à 2009, près de 12.000 mandats d’arrêts ont été exécutés dans l’Union, dans leur immense majorité pour des infractions de droit commun.

Pour ce qui est de la souveraineté, la règle de non-extradition des nationaux dont on parle beaucoup ces jours-ci est un vestige du passé. Cette « pratique ancienne » ne relève pas de nos droits constitutionnels fondamentaux, le Conseil d’Etat l’a dit expressément en 2002. Peut-on imaginer un monde où pour se mettre à l’abri d’un juge, il suffirait à un criminel de se réfugier dans son propre pays ?

En fait, nous raisonnons dans un système de méfiance mutuelle où nous soupçonnons le juge et le droit de nos voisins européens de tous les défauts. Tout irait tellement mieux si l’Europe était française !!! Pourtant, sommes-nous certains que la situation de nos commissariats, de nos tribunaux et de nos prisons nous mette en position de donner des leçons au monde entier, y compris à la justice espagnole ? La lecture de nos condamnations par la Cour européenne des droits de l’Homme, par exemple pour faits de « torture », devrait inciter les propos à la modestie.

Le MAE est-il exempt de toute critique ?

Evidemment non. Restons-en à la principale. Pour éviter les échappatoires du droit de l’extradition, le texte fait peser toute la pression sur le juge d’exécution du MAE, en automatisant les choses. En revanche il a négligé le juge d’émission de ce mandat, qui réclame la remise. Celui-ci bénéficie d’une liberté d’action qui peut poser problème et gagnerait à être précisée. Bon nombre de MAE sont ainsi émis de manière disproportionnée par rapport à la gravité des choses. Songez qu’en 2009 la Pologne à elle seule a ainsi émis près du tiers des MAE émis dans toute l’Union !!!! Cela n’a pas de sens.

Ici, dans l’affaire Aurore Martin et sans porter de jugement politique, l’attitude du juge espagnol ayant émis ce MAE sur ce fondement et au regard de ces faits oblige à réfléchir.

Dans le cas précis d’Aurore Martin, l’application du MAE vous semble-t-elle répondre à ce que le législateur avait souhaité ?

La réponse est doublement non. D’abord parce que je crois à titre personnel que le comportement qui lui est reproché ne justifiait pas l’émission d’une mesure de cette gravité, en tous cas pour ce qui est des faits retenus par le juge français. Ensuite parce que l’attitude des gouvernements successifs signifie exactement le contraire de l’inspiration du MAE. En droit, le MAE est une obligation contraignante à laquelle l’Etat requis ne peut pas se dérober. En ne l’exécutant pas hier, le gouvernement précédent s’est comporté comme si rien n’avait changé. En faisant volte-face aujourd’hui, le gouvernement actuel, malgré un discours vertueux, fait exactement la même chose. Tout simplement parce que l’intérêt du moment a changé. Ce n’est pas plus glorieux.

Le temps des petits calculs politiciens où les marchandages entre Etats ou la faveur du Prince commandaient la justice est dépassé. Il serait bon que l’on entende sur ces questions davantage le ministre de la Justice à Paris que le ministre de l’Intérieur à Madrid.