La “jungle” de Calais devant le juge administratif et les défenseurs des droits fondamentaux

par Francisco Sanchez Rodriguez, CDRE

Présider la République, c’est être ferme, ferme y compris à l’égard de l’immigration clandestine et de ceux qui l’exploitent. Mais c’est traiter dignement les étrangers en situation régulière et ceux qui ont vocation à l’être sur la base de critères objectifs ». N’y aurait-il pas dans les propos ambitieux tenus par le candidat Hollande lors de son discours du Bourget, le 22 janvier 2012, une forme de connexité avec la sagesse de Socrate, celle de celui qui sait qu’il ne sait pas ?

L’humanisme, l’universalisme et l’atticisme des discours tenus par l’actuel chef de l’exécutif sur la politique migratoire interrogent. Mise en cause par Médecins Sans Frontières et la Commission nationale consultative des droits de l’homme, la puissance publique s’égare. Précarisation et exclusion deviennent les maitres mots de l’impasse dans laquelle se trouvent de nombreux migrants dans ce nouvel Etat dans l’Etat : la « Jungle » de Calais.

Malgré une actualité inquiétante, les différentes associations d’aide aux réfugiés rappellent pourtant à la société civile que la situation des migrants du Calaisis ne peut être minorée ni même ignorée. L’attachement aux Droits de l’homme qui transcende le cadre normatif français oblige en effet les autorités à réagir dans les plus brefs délais, face aux atteintes graves et manifestement illégales aux libertés fondamentales des personnes étrangères actuellement parquées à Calais.

L’ordonnance du Conseil d’Etat du 23 novembre 2015, Ministre de l’Intérieur, Commune de Calais, permet de comprendre les raisons pour lesquelles la ville de Calais est devenue le nouveau Ceuta français, les recommandations en urgence du Contrôleur général des lieux de privation de liberté et l’avis de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme sur la situation à Calais traduisant la même inquiétude.

1. Les faits

S’étonner devant l’objet de cette ordonnance serait un non sens. Les conditions désastreuses d’hébergement, d’alimentation, d’accès à l’eau, d’assainissement et de sécurité de la population présente dans le bidonville de Calais, ne sont qu’une répétition à l’identique de celles du tristement célèbre camp de Sangatte. La chose n’est pas nouvelle, loin de là et lire l’ordonnance du Conseil d’Etat permet de le mesurer.

Afin de remédier à cette situation et exiger de l’administration une action immédiate, plusieurs organisations dont Médecins du Monde, la Ligue des Droits de l’Homme et la Cimade, ont donc saisi le juge administratif, conformément aux dispositions de l’article L. 521-2 du CJA.

En première instance, le juge des référés du tribunal administratif de Lille a donc accepté certaines de ces demandes, dont le recensement des mineurs isolés en situation de détresse en vue de leur placement, la création de plusieurs points d’eau supplémentaires, la mise en place d’un dispositif de collecte des ordures. Saisi d’un recours en appel par le Ministre de l’Intérieur (!!!!), le juge des référés du Conseil d’Etat a confirmé la condamnation de l’Etat. Il estime que « la prise en compte par les autorités publiques des besoins élémentaires des migrants vivant sur le site en ce qui concerne leur hygiène et leur alimentation en eau potable demeure manifestement insuffisante et révèle une carence de nature à exposer ces personnes, de manière caractérisée, à des traitements inhumains ou dégradants, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale ».

Rien d’étonnant, s’agissant de ces libertés. En effet, le principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité humaine oblige les autorités titulaires du pouvoir de police générale à veiller notamment «  à ce que le droit de toute personne à ne pas être soumise à des traitements inhumains ou dégradants soit garanti ». Conformément aux dispositions de l’article L 521-2 du CJA, le juge de droit commun de la CEDH peut prendre toutes les mesures qu’il considère comme nécessaires, afin que la situation résultant de cette carence cesse (considérant 9).

Concernant le droit à l’hébergement reconnu par la loi, l’issue est sans surprise (considérant 7). Malgré le caractère inconditionnel de ce droit-créance rappelé dans le dernier rapport du Défenseur Des Droits, le juge administratif n’a pu, en l’espèce, user de son pouvoir d’injonction puisque l’appréciation d’une atteinte manifestement grave et illégale à une liberté fondamentale, s’apprécie au regard des moyens dont dispose l’administration. Dès lors, l’ouverture de plusieurs places sous tente chauffées de la sécurité civile, l’hébergement de plusieurs migrants dans des centres d’accueil présents sur le territoire français ainsi que la conclusion d’un marché public en vue de créer 1500 places d’hébergement (considérant 8), prouvent que l’administration est résolue à agir.

Le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence, issu du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, intégré à la norme fondamentale, ne serait donc qu’utopie ? Ces réponses juridiques sauront-elle suffire à la crise humanitaire qui ronge la République ?

Cette politique du laissez faire, symptôme des grandes démocraties, n’est en rien une réponse adaptée aux circonstances actuelles des migrations. En dépit du courage dont le juge administratif fait preuve, il apparaît en l’espèce désarmé pour faire face aux violations des droits et libertés des migrants, qu’il a pourtant lui-même constatée. A titre d’exemple, le juge ne s’est guère prononcé sur la mise en place d’un dispositif de sécurité des personnes contraintes de vivre dans la jungle de Calais, sur la planification de deux services de repas quotidiens ou sur le renforcement des permanences de santé d’accès au soins de santé. Ne pouvant se substituer à l’administration, il ne peut que sanctionner provisoirement les carences de la puissance publique. Concernant la fermeture du bidonville, seule une décision administrative, à l’instar de celle de Nicolas Sarkozy concernant le camp de Sangatte, pourrait aboutir. Le pouvoir réglementaire quant à lui, n’est pas enclin à fermer les portes du camp. Bien au contraire. Dès lors, comment tolérer ce que la majorité aujourd’hui au pouvoir a toujours su dénoncer avec ferveur, hier ?

Ces atteintes manifestes aux droits des exilés ne sont pas chose nouvelle. Revenir sur les précédents au symptôme calaisien, s’impose ici.

2. Les précédents

Le cauchemar de Calais, vieux de plus de 20 ans, aura en cette année 2015, fait la une de tous les médias français. En fait, la concentration volontaire de migrants dans le périmètre du Calaisis n’est qu’une conséquence des relations multi comme bilatérales entre le Royaume-Uni et ces premiers interlocuteurs que sont la France et l’Union européenne. Le statut dérogatoire dont jouit le Royaume-Uni au sein même de l’Union européenne l’explique.

N’étant pas partie à la Convention d’application de l’accord de Schengen (CASS) du 14 juin 1985, la vieille monarchie britannique s’est toujours opposée à cet espace de libre circulation des personnes, réfutant toute abolition des frontières internes pour une seule et même frontière extérieure. Faciliter l’accès à son territoire n’a jamais séduit nos voisins britanniques. Au contraire. La menace de l’étranger a toujours été un leitmotiv pertinent pour ne pas s’associer à l’espace Schengen.

Quelle position à adopter pour l’Etat français, dans cette gestion concertée de l’immigration et des frontières ? Comment garantir alors les intérêts de cet Etat voisin, hostile à intégrer cet Espace de Liberté, de Sécurité et de Justice ?

Garantir la sécurité des deux territoires par la voie des traités et accords administratifs bilatéraux, ont été les seules solutions apportées aux susceptibilités des deux puissances. La Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) a donc raison d’estimer que la mise en œuvre de ces accords a permis une délocalisation des contrôles aux frontières britanniques à la frontière française, enrayant l’ensemble des mouvements migratoires vers le Royaume-Uni (point 2 de l’avis CNCDH). Ne pouvant quitter le territoire français, une concentration massive de migrants dans la zone de Calais en découle, avec les complications et risques sanitaires que cela implique …

Avoir refusé la révision de ces accords est une faute politique, source d’un imbroglio juridique. A titre d’exemple, l’article 4 du protocole additionnel de Sangatte et l’article 9 du traité du Touquet ont trait à la détermination de l’Etat responsable du traitement des demandes d’asile. A la lecture de ces dispositions, il est aisé de constater que le Royaume-Uni se décharge de toute responsabilité quant au traitement des demandes de protection sur son propre territoire. Il revient donc à la France de prendre en charge l’ensemble des demandeurs d’asile, conformément aux prescriptions conventionnelles conclues avec le Royaume-Uni. Cette externalisation des contrôles britanniques sur le territoire de la République, empêche toute prise en charge des demandes d’asile par ces derniers

Or, il ressort de l’article 36 du Règlement Dublin III que « les Etats membres peuvent établir entre eux, sur une base bilatérale, des arrangements administratifs relatifs aux modalités pratiques de mise en œuvre du présent règlement afin d’en faciliter l’application et d’en accroître l’efficacité ». Mais qu’en est-il des conditions uniformes d’exécution du règlement auquel est aussi partie le Royaume-Uni ? Qu’en est-il du principe de solidarité et de coopération loyale entre les puissances ? Il n’en est rien. L’opting in britannique sur l’asile n’a que pour seul dessin la non-prise en charge des demandes d’asile. Cette attitude, pour le moins déconcertante, est éloignée des objectifs associés à la politique commune dans le domaine de l’asile, corrélat nécessaire à la mise en place d’un espace de liberté, de sécurité et de justice « ouvert à ceux qui, poussés par les circonstances, recherchent légitimement une protection dans l’Union ». Le ton est donné : la coopération opérationnelle des deux polices prime sur la substance même des droits garantis aux personnes déplacées dont celui de pouvoir demander l’asile. Là est l’essentiel, malheureusement.

3. Les conséquences

Faute de pouvoir trouver de solution pérenne, les autorités françaises sont donc conduites à des expédients scandaleux, en parfaite contradiction avec le discours officiel tenu à propos des réformes législatives récentes en matière de droit des étrangers : « notre  devoir,  c’est  d’accueillir dignement les personnes étrangères et, dès lors qu’elles peuvent rester, de leur donner tous les outils d’une intégration réussie ; il n’y a pas, en la matière, d’immigration subie ».

Ainsi, selon le communique de presse de la Cimade en date du 03 décembre 2015, « depuis 2014, parmi les politiques conduites à Calais, la rétention est utilisée abusivement pour démanteler ou vider partiellement plusieurs camps de migrants ». En effet, de par l’endiguement des mouvements migratoires vers les côtes britanniques et l’interdiction faite aux migrants de quitter le territoire français pour les mêmes raisons développées ci-dessus, les autorités administratives françaises ont décidé d’organiser le transfert groupé de plus de 700 personnes à destination de plusieurs centres de rétention administrative en métropole.

Cet usage détourné de la rétention administrative vise à désengorger Calais et il est en parfaite contradiction avec l’orientation générale de la loi relative aux droits des étrangers actuellement en discussion au Sénat, après avoir été votée à l’Assemblée nationale, et qui donne justement priorité à l’assignation à résidence au détriment de la rétention.

Surtout, elle « entraîne des atteintes graves aux droits fondamentaux des personnes ainsi privées de liberté », d’après les recommandations en urgence du Contrôleur Général des Lieux de Privation de Liberté (CGLPL) relatives aux déplacements collectifs de personnes étrangères interpellées à Calais.

Cette course à l’éloignement des ressortissants d’Etats tiers présents sur le site de Calais, s’effectue en dehors de tout cadre légal. D’après les données chiffrées du CGLPL, plus de 578 personnes ont ainsi été libérées. Or, il ressort de l’article L. 554-1 du CESEDA qu’un étranger ne peut être placé ou maintenu en rétention que pour le temps strictement nécessaire à son départ et que l’administration doit exercer toute diligence à cet effet.  Ainsi, un placement en rétention administrative a pour seule finalité de permettre à l’administration d’organiser l’éloignement de la personne prescrit par l’OQTF. « En conséquence, le CGLPL estime que les placements en rétention durant une période de cinq jours dans les conditions décrites constituent un usage détourné de cette procédure, laquelle n’est pas, en l’espèce, motivée par la volonté d’exécuter un éloignement du territoire français. »

En effet, l’usage détournée de la rétention caractérisant une voie de fait selon le juge des Libertés et de la Détention près le TGI de Nîmes, l’accès insuffisant au droit et à l’information en garde à vue ou en retenue administrative, les conditions matérielles inhumaines durant le transfert ou encore les procédures non individualisées laissent songeur sur le respect des droits et libertés des personnes étrangères interpellées.

Le Ministre de l’Intérieur n’est pas en capacité de contester les rapports établis par les différentes associations habilitées à intervenir dans les centres de rétention administrative, ni même ceux de l’autorité administrative indépendante qu’est le CGLPL. Ces derniers sont clairs et circonstanciés.

Dans un entretien accordé à un journal hebdomadaire, le ministre rappelle que « ces actions de lutte contre l’immigration irrégulière ne sont en rien un détournement de procédure mais illustre un traitement global et coordonné d’une situation posant de graves difficultés ». Serait-ce là une mise en accusation du pouvoir judiciaire, garant des libertés individuelles ? Le fait du prince ne peut en aucun cas légitimer l’arbitraire et l’injustifiable.

Toute « action » de lutte contre l’immigration irrégulière doit être conditionnée par le principe de légalité. Poursuivre cette politique alors que plus de 90 % des personnes visées par une mesure d’éloignement ont été libérées, surprend pour un Ministre qui, lors de son discours à l’occasion du colloque « le monde à travers l’asile » en 2014, rappelait que le devoir des républicains « consiste à protéger ceux qui souffrent parce que certains gouvernements les oppriment ou les maltraitent ». Le droit d’asile « nous oblige parce qu’il est l’incarnation de ce que nous sommes : une République, fière des valeurs universelles qu’elle défend dans toutes les enceintes internationales et dans toutes les occasions ». Paroles ?

Comme le disait Ester Rochon, “ce qui est beau est fait pour disparaître. Ce qui reste est laid” : tel est le nouveau visage du nouveau Ceuta français.