Portrait de l’immigration dans l’Union européenne : des chiffres et des faits

 par Henri Labayle, CDRE

La publication du troisième rapport annuel de la Commission sur l’asile et l’immigration (COM 2012 250) , le 30 mai 2012, coïncide avec celle des statistiques sur l’asile 2011 dans l’Union européenne, effectuées par Eurostat .

Comblant progressivement un manque d’information statistique fiable dont l’Union s’était inquiétée un temps, cette information a été curieusement négligée par la presse. Plus friands de tweets que de colonnes chiffrées, les médias auraient pourtant pu relativiser ainsi les propos outranciers ou lénifiants tenus dans le débat public à propos des phénomènes migratoires.

La lecture de ces documents permet d’effectuer un point utile sur la réalité de la pression migratoire exercée sur les Etats membres de l’Union mais aussi sur la façon dont ils s’acquittent de leurs obligations internationales, à la fois collectivement et individuellement.

1. La réalité de l’immigration

Situer l’importance de l’immigration dans l’Union par rapport à un environnement mondial, dont l’explosion démographique est un fait, est déjà une première nécessité. La Commission s’y rend et elle constate ainsi que l’Union compte environ 20,2 millions de ressortissants de pays tiers sur plus de 502 millions d’habitants. Soit près de 4 % de sa population, pourcentage qui mérite d’être rapproché des 13,5 % d’étrangers résidant aux Etats Unis ou des 21,3 % séjournant au Canada. Il est en revanche, et par définition, aléatoire de prétendre évaluer le poids de l’immigration irrégulière, la fourchette oscillant entre 2,5 à 4 millions de personnes selon les sources.

Plus significatif consiste à se pencher sur l’origine des migrants dans l’Union, étant entendu que leur nombre est supérieur à celui des citoyens de l’Union ayant exercé leur droit constitutionnel à la mobilité dans l’Union (12, 5 millions de personnes soit 2,5 % de la population totale de l’Union). Il n’est pas vraiment surprenant que 2,4 millions de résidents de pays tiers soient de nationalité turque, suivis par 1,8 millions de Marocains tandis que l’importance du million d’Albanais est, elle, sans doute moins connue.

Ces chiffres posés, il est alors définitivement instructif de consulter les remarquables statistiques établies par Eurostat, pour peu que les Etats aient accepté de les renseigner, certaines données datant de 2009 (Migration and migrant population statistics – Statistics Explained). Là l’inégalité de la pression migratoire à l’intérieur de l’Union est flagrante, expliquant le désintérêt poli d’un grand nombre d’Etats membres pour la question autant que l’obstination de quelques autres. Un simple graphique d’Eurostat permet de visualiser immédiatement l’ampleur des écarts. Encore que pour être objectif et mesurer réellement la pression locale, il faudrait l’évaluer en pourcentage c’est-à-dire par millier d’habitants, angle de vue qui propulse mécaniquement le Luxembourg et Malte en tête des classements.

En d’autres termes et en chiffres absolus, au premier janvier 2010, la République fédérale comptait 7,1 millions d’immigrés, l’Espagne 5,7, le Royaume Uni 4,4, l’Italie 4,2 et la France 3,8. Ces cinq Etats concentraient donc à cette période plus de 77% de la population immigrée.

Dans ce contexte, il n’était pas inintéressant de s’interroger, comme le fait la Commission, sur le degré d’ouverture et de fermeture du territoire de l’Union.

– L’entrée dans l’Union

Le rapport de la Commission révèle que près de 2,5 millions de premiers titres de séjour ont été délivrés à des ressortissants de pays tiers en 2010, dont 32,5 % l’ont été pour l’exercice d’activités rémunérées, 30,2 % pour des raisons familiales, 20,6 % pour la poursuite d’études et 17 % pour d’autres motifs divers (protection, séjour sans droit de travailler, etc.). Une ventilation par nationalité indique que la plupart des titres de séjour ont été délivrés à des ressortissants US (environ 212 000), indiens (environ 200 000), chinois (environ 172 000), ukrainiens (environ 167 000) et marocains (environ 157 000).

La politique commune des visas permet aussi de jeter un regard moins décalé sur la réalité des mouvements de personnes dans l’Union : qui sait aujourd’hui que près de 12,7 millions de visas Schengen ont été délivrés en 2011 dont plus de 40 % délivrés dans la seule Fédération de Russie ?

Cette approche chiffrée facilite aussi une première évaluation du système d’information sur les visas (VIS). Son fonctionnement lors du dernier trimestre 2011 procure déjà des enseignements significatifs : entre octobre et décembre, près de 300 000 demandes de visas ont été enregistrées pour 243 000 visas délivrés. La plupart des demandes émanaient du bassin Méditerranéen, du  Maroc (environ 74 000), d’Algérie (71 000), de Tunisie (environ 29 000) et d’Égypte (environ 23 000). Plus de la moitié des demandes ont été traités par la France (quelque 116 000 demandes) et l’Espagne (environ 44 000 demandes).

– La fermeture de l’Union

Pour l’année 2011, toujours selon Eurostat, 343 000 personnes se sont vues interdire l’entrée dans l’UE (-13 % par rapport à 2010) pour la grande majorité d’entre eux en Espagne (près de 70%).

Par ailleurs, en 2011, 350 944 ressortissants de pays tiers qui ne remplissaient pas les conditions de séjour ont été dénombrés dans l’espace Schengen. Cette même année, 468 500 personnes ont été appréhendées dans l’Union et les États membres ont procédé au retour forcé de quelque 190 000 ressortissants de pays tiers (-15 % par rapport à 2010).

Non sans cynisme, la Commission se félicite au passage que « 4 % seulement des personnes (soit 27 465 individus sur un total de 706 000) fuyant les conflits civils en Libye se soient dirigées vers le nord de l’UE » mais s’inquiète de la fragilité de certaines situations nationales, ce que confirme le troisième rapport trimestriel d’activité de Frontex, fin 2011.

Une lecture attentive de l’Analyse des risques 2012 effectuée par Frontex confirme enfin ce que l’on savait déjà : la pression sur les frontières extérieures de l’Union s’est accrue de près de 35 %, les immigrants tentant de les franchir irrégulièrement étant dans l’ordre les Tunisiens (20%), les Afghans (16 %) et les Pakistanais (11%).

 2. L’exercice du droit d’asile

Le soixantième anniversaire de la convention de Genève coïncide avec une forte  augmentation des demandes d’asile dans l’Union, constatée elle aussi par Eurostat le 19 juin 2012 dans un communiqué sur le sujet qui appelle quelques réflexions.

Durant l’année 2011, 365 600 décisions concernant des demandes d’asile ont été prises dans l’Union, dont 237 400 décisions de première instance et 128 200 décisions définitives en appel. En première instance, 59 500 personnes se sont vues reconnaître un statut protecteur, tandis que 24 600 personnes supplémentaires ont bénéficié d’un statut protecteur en appel.

Au total, les 84 110 personnes ayant obtenu la protection se décomposent ainsi : 42 700 statuts de réfugiés, 29 390 bénéficiaires de la protection subsidiaire et 12 040 autorisations de séjour pour raisons humanitaires c’est-à-dire sur la base de la législation nationale. En outre, les États membres de l’Union ont reçu 4 100 réfugiés réinstallés.

Si les principaux pays d’origine des demandeurs d’asile étaient l’Afghanistan (28 000), la Fédération de Russie (18 200), le Pakistan (15 700), l’Iraq (15 200) et la Serbie (13 900), ces chiffres ne coïncident pas exactement avec celui des personnes ayant obtenu satisfaction. Ainsi, les demandeurs afghans ont-ils été les plus nombreux à avoir obtenu le statut protecteur dans l’Union (13 300 dont 3 100 ont été enregistrés en Allemagne, 2 700 en Suède, 1 800 en Autriche, 1 400 aux Pays-Bas et 1 000 au Royaume-Uni). Les Irakiens viennent ensuite avec 9 000 bénéficiaires (dont 3 300 en Allemagne, 1 400 aux Pays-Bas et 1 200 en Belgique). Enfin, 8 900 Somaliens ont été admis à la protection dans l’Union dont 2 600 ont été enregistrés en Suède et 2 400 aux Pays-Bas.

Cette cartographie établie par Eurostat est révélatrice. Elle parle d’elle-même par exemple quant à l’appréhension des demandes russes dans les Etats membres limitrophes ou celle des demandes cubaines en Espagne. Elle confirme surtout la persistance des foyers de violence et de persécution que les esprit occidentaux perdent trop souvent de vue, de la Somalie à l’Afghanistan.

Le taux de reconnaissance des demandeurs d’asile en 2011, c’est-à-dire la part des décisions positives dans le nombre total de décisions a été de 25% pour les décisions de première instance réparti entre les statuts de réfugié et de protection subsidiaire (21%) et le statut humanitaire (4%). Ce taux de reconnaissance a été de 19% pour les décisions définitives en appel, de nouveau réparti entre les statuts de réfugiés et de protection subsidiaire (17%) et le statut humanitaire (2%).

La variation de ce taux dans l’Union européenne interpelle cependant. Dans un paysage juridique prétendument harmonisé par le droit dérivé de l’Union, comment le droit commun de la protection peut-il aboutir en première instance à un taux de 2,1% en Grèce ou 2,6% à Chypre pour bondir à 55% à Malte ou 43% aux Pays Bas ? Il faut certes rapprocher l’estimation en taux des chiffres réels pour comprendre combien pèsent peu les quelques 475 décisions positives polonaises ou les 175 décisions hongroises au regard des 8805 décisions suédoises…C’est aussi à cette aune que se mesure la capacité d’un Etat à s’acquitter de ses obligations, à cela également que s’y traduit la présence ou l’absence de tradition humanitaire, ce qu’exprime peut-être la faiblesse des chiffres relevés dans les nouveaux Etats membres d’Europe centrale.

Car le poids de la charge est, bien évidemment, réparti inégalement entre les Etats membres, ce que révèle une fois encore le tableau des décisions relatives aux suites de demandes d’asile.

Ainsi, en 2011, six Etats membres ont-ils accordé à eux seuls plus des trois quarts des statuts protecteurs. Le Royaume-Uni en a reconnu 14 400, suivi de l’Allemagne (13 000), de la France (10 700), de la Suède (10 600), des Pays-Bas (8 400) et de l’Italie (7 500). Comment ne pas s’interroger sur la situation dans les autres Etats membres, soit qu’ils ne remplissent pas correctement leurs obligations soit qu’ils n’aient pas la même attractivité pour le demandeurs…

La France, qui se veut « terre d’asile », n’a du reste pas à revendiquer impunément cette appellation flatteuse. En contrôler la véracité fait ressortir que, effectivement, elle est toujours vécue ainsi par les demandeurs de protection qui sont au nombre de 76 765. La “patrie des droits de l’Homme”  ne répond pourtant favorablement qu’à un total de 10 740 dossiers, tournant le dos à son passé. A titre de comparaison, la Suède parvient au même résultat (10 625) mais pour près de moitié moins de demandes (39 930) tandis que le Royaume Uni accorde 14 350 réponses favorables pour 41 270 dossiers…

Rapportés aux 50 décisions portugaises et aux 15 décisions estoniennes, ces constats dessinent cependant une géographie de l’asile dans l’Union qui est gravement déséquilibrée. La carte de cette dernière éclaire les débats politiques et juridiques accompagnant l’élaboration des règles du système commun d’asile, explique l’indifférence de beaucoup et la réaction virulente de quelques autres.

Le mérite de ces chiffres est avant tout de relativiser les débats politiques tronqués et les fantasmes qui les nourrissent, en France comme ailleurs dans l’Union. Une seule constante demeure pourtant : celle de la misère humaine ainsi révélée cruellement par la froideur des nombres.