L’ACTA bouté hors d’Europe…tout à fait ?

par Céline Castets-Renard et Gregory Voss, IRDEIC

Si la propriété intellectuelle fait l’objet d’une harmonisation à l’échelle internationale, au sein de l’OMPI (organisation mondiale de la propriété intellectuelle, organe de l’ONU) et de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) pour les aspects de propriété intellectuelle relatifs au commerce depuis la conclusion de l’accord ADPIC en 1994, c’est en dehors de tout cadre institutionnel classique que le très médiatique accord « ACTA » (Accord Commercial Anti-Contrefaçon ou Anti-Counterfeiting Trade Agreement) a été négocié.

Ce traité international multilatéral sur le renforcement des droits de propriété intellectuelle a été discuté par une quarantaine de pays, de 2006 à 2010. L’accord définitif fut signé le 1er octobre 2011 par huit pays : les Etats-Unis, l’Australie, le Canada, la Corée du Sud, le Japon, le Maroc, la Nouvelle-Zélande et le Singapour. D’autres puissances économiques n’ont cependant pas été invitées aux négociations : le Brésil, la Chine, l’Inde et la Russie, dont on peut aisément supposer l’opposition pour diverses raisons (développement économique, santé publique …).

Dans l’Union européenne, les négociations ont été menées par la Commission, l’accord devant être adopté par le Conseil de l’UE, après le vote du Parlement. Le 22 février 2012, 22 membres de l’Union européenne dont la France, l’Italie, le Royaume-Uni ont signé cet accord, alors que manquaient à l’appel cinq pays (l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Estonie, Chypre et la Slovaquie). Pour faire face aux résistances, la Commission européenne a saisi la Cour de justice de l’UE le 22 février 2012, conformément à l’article 218 §11 du TFUE, afin d’évaluer si l’accord est incompatible avec les libertés et les droits fondamentaux de l’Union. En effet, les dispositions de l’ACTA sont plus complètes et restrictives que celles prévues dans l’accord ADPIC (logique de l’ « ADPIC-plus »), alors même qu’elles ont pu être jugées floues et sujettes à interprétation. En outre, la partie pénale d’ACTA a pu paraître disproportionnée. Telles sont les principales raisons qui ont conduit la société civile à exprimer une forte, voire violente, opposition contre cet accord, ressenti comme l’expression d’une politique économique exclusivement favorable aux grandes multinationales de l’industrie culturelle, de surcroît négocié secrètement pendant longtemps.

C’est dans ce contexte que le Parlement européen était amené à se prononcer sur cet accord, sans avoir de marge de négociation. La version définitive de l’ACTA ayant été adoptée par la Commission, le Parlement n’eût que la possibilité de l’approuver ou de le bloquer. Lors d’une séance du 4 juillet 2012, le Parlement européen a très largement (478 contre, 39 pour, 165 abstentions) rejeté le Traité, ce qui implique que ni l’Union européenne ni aucun de ses Etats membres ne pourra se joindre à l’accord. Déclaration d’indépendance du Parlement européen à la date anniversaire d’une autre déclaration d’indépendance signée outre-Atlantique il y a 236 ans ?

En effet, depuis l’adoption du Traité de Lisbonne et conformément à l’article 3§1(e) et l’article 207 du TFUE relatif à la politique commerciale commune modifiant l’article 133 du TCE, la compétence de l’UE devient désormais exclusive et non plus partagée, au détriment du rôle des Etats membres dans ces négociations. En outre, l’article 207 §2 précise que « le Parlement européen et le Conseil, statuant par voie de règlements conformément à la procédure législative ordinaire, adoptent les mesures définissant le cadre dans lequel est mise en oeuvre la politique commerciale commune ». Pour rappel, le Parlement européen ne figurait pas dans l’article 133 du TCE. La plupart des accords internationaux doivent donc recevoir le consentement du Parlement européen pour entrer en vigueur (art. 218§6 TFUE). Une révolution !

En conséquence, l’adoption de l’ACTA par certains Etats membres, dont la France, est dépourvue d’effets. Le bouleversement institutionnel instauré par l’article 207, relevé par la doctrine (E. Treppoz, RTDEur. 2010, p. 942), est ici particulièrement bien illustré. La montée en puissance du Parlement européen est remarquable, au point d’apparaître comme une victoire démocratique. Suivant un mouvement comparable, le Parlement américain a aussi décidé d’abandonner deux autres projets de loi très controversés, le SOPA (Stop Online Piracy Act) et le PIPA (Protecting Real Online Threats to Economic Creativity and Theft of Intellectuel Property Act), qui prévoyaient également un renforcement des mesures de protection de la propriété intellectuelle, dans la lignée de l’ACTA (on pourrait noter aussi que le moyen d’adoption de l’ACTA par les États-Unis – par « Executive agreement » au lieu de par débat ouvert et transparent au Sénat – soulève toujours des controverses). Dans le même sens, l’Australie, bien qu’un des premiers signataires de l’ACTA, semble hésiter à le ratifier.

Pour autant, les détracteurs de l’ACTA ne devraient pas se réjouir trop vite. La question se pose aujourd’hui de voir réapparaître ses dispositions au sein d’accords bilatéraux de libre échange. Se reproduirait alors le scénario de l’accord multilatéral ADPIC de l’OMC dont les règles sur le brevet de médicaments assouplies dans un but de santé publique se retrouvent primées par des accords bilatéraux dits ADPIC-plus qui les ignorent. Les concessions faites au niveau multilatéral sont alors anéanties dans les relations bilatérales.

Le risque a été soulevé pour le CETA (Canada Eu Trade Agreement), accord entre l’UE et le Canada, en cours de négociation, mais dont une version datant de février 2012 dévoile effectivement une forte propension au « copier-coller » depuis l’ACTA. Le président de la Commission européenne, José Manuel Baroso, interrogé le 11 juillet par un eurodéputé, a cependant fermement démenti la volonté de reprendre ces solutions qui semblent donc abandonnées. Qu’à cela ne tienne, le doute est instauré et il y a fort à parier que la société civile suive de près ces accords. Il faudra donc patienter encore pour savoir si on assiste à une victoire de la démocratie.