Le droit d’asile devant la persécution religieuse : la Cour de justice ne se dérobe pas

par Henri Labayle, CDRE

Par un grand arrêt, incontestablement, la Cour de justice vient de répondre, le 6 septembre, à l’épineuse question de la protection de la liberté de religion des demandeurs d’asile dans l’affaire Bundesrepublik Deutschland c. Y et Z. (C-71/11) et C-99/11). En estimant que la persécution religieuse peut justifier l’octroi de l’asile et faire ainsi obstacle à l’éloignement d’un étranger désireux de pratiquer ouvertement sa religion, la Cour de justice assume pleinement son rôle de juge des droits d’Homme. Si besoin en était encore, le juge de l’Union apporte la preuve de sa détermination à occuper ce terrain, en un domaine où la montée de l’intolérance religieuse pose, effectivement, un problème actuel au droit de l’asile.

Fermement appuyée sur la Charte des droits fondamentaux, implicitement et subtilement en conformité avec la jurisprudence pertinente de la CEDH, la Cour délivre ici une solution empreinte de réalisme qui donne son effet utile au droit de l’Union garantissant le droit d’asile.

Les faits, sinon le droit, étaient d’une clarté malheureusement ordinaire. Deux pakistanais vivant en Allemagne, ayant quitté leur pays en raison de leur appartenance à une communauté musulmane minoritaire considérée comme hérétique par la loi pakistanaise, demandaient l’asile en RFA sur la base de la directive 2004/83 “qualification” dont les articles 9 et 10 classent les persécutions de nature religieuse parmi les motifs justifiant l’octroi de l’asile.

Les autorités allemandes leur avaient opposé un refus, estimant que les restrictions religieuses dont ils étaient l’objet au Pakistan, l’impossibilité de manifester publiquement leur foi, ne relevaient pas d’une « persécution » au sens du droit des réfugiés mais d’une simple entrave. Saisi, le juge administratif allemand interrogeait la Cour de justice quant au sens à donner aux actes susceptibles de constituer un « acte de persécution » justifiant l’octroi de la protection internationale.

Consciente de l’importance grandissante des facteurs religieux dans le jeu de la persécution internationale, la Cour affronte ici la difficulté en confirmant tout à la fois qu’elle entend pleinement jouer le rôle d’un juge européen de l’asile et dégager une approche commune réaliste des choses.

Un juge européen de l’asile

Les textes du droit de l’asile sont simples à lire : la directive 2004/83 sur les conditions d’octroi du statut de réfugié ne se contente pas de reprendre simplement à son compte la Convention de Genève en considérant que la crainte d’une persécution du fait de sa religion est  susceptible de justifier la protection internationale. Le droit dérivé de l’Union va en effet plus loin que la Convention en énumérant dans l’article 9 de la directive une liste de comportements susceptibles de constituer des « actes de persécution » avant d’effectuer ensuite un lien de causalité avec les motifs de cette persécution. Son article 10 §1 indique ainsi que « la notion de religion recouvre, en particulier, le fait d’avoir des convictions théistes, non théistes ou athées, la participation à des cérémonies de culte privées ou publiques, seul ou en communauté, ou le fait de ne pas y participer, les autres actes religieux ou expressions d’opinions religieuses, et les formes de comportement personnel ou communautaire fondées sur des croyances religieuses ou imposées par ces croyances ». Définition large et complète s’il en est.

Les autorités allemandes n’étaient pas convaincues de cette simplicité. Les réponses contradictoires des juridictions administratives nationales en témoignaient, face à la crainte des requérants de ne pouvoir manifester librement leur foi en public dans leur pays, sans risque grave de persécution susceptible d’aller jusqu’à la peine de mort en vertu du code pénal pakistanais. Antérieurement à l’entrée en vigueur de la directive, l’approche allemande opérait ainsi une distinction entre les persécutions religieuses portant atteinte au « noyau dur » de la liberté de religion, justifiant la protection et les autres, ne la justifiant pas. Parmi ces dernières, figuraient les restrictions à la manifestation publique de la religion. L’enjeu de la réponse de la Cour à leur question préjudicielle, le 5 septembre, résidait donc dans la confrontation de cette vision avec la directive 2004/83.

Ecartant la facilité d’une lecture technique du droit de l’asile et suivant en cela les conclusions une fois encore lumineuses de son avocat général, la Cour assume le problème politique qui lui incombe dans sa pleine dimension : la protection des droits fondamentaux et des valeurs de l’Union.

Le juge de Luxembourg aurait pu céder à la facilité et s’abriter derrière l’autorité de la CEDH et de son juge, remarque qui n’est pas indifférente dans le contexte de la future adhésion de l’Union. Une décision strasbourgeoise d’irrecevabilité, Z. et T. c. Royaume Uni rendue en 2006 lui en offrait la possibilité. Est-ce complètement un hasard si la Cour n’en fait même pas mention ? Peut-être pas, lorsque l’on constate qu’elle développe un raisonnement certes conforme au texte de Strasbourg mais ouvertement fondé sur le droit de l’Union et sur la Charte des droits fondamentaux.

Ses « observations liminaires » ne laissent pas place au doute à ce sujet : elle y indique que « l’interprétation des dispositions de la directive doit… être effectuée… dans le respect de la convention de Genève et des autres traités pertinents visés à l’article 78, paragraphe 1, TFUE. Cette interprétation doit également se faire, ainsi qu’il ressort du considérant 10 de la directive, dans le respect des droits reconnus par la charte »(cons.48). Respectueusement reléguée au rayon des « autres traités pertinents », la CEDH n’est donc pas le pivot du raisonnement mené par la Cour même si son ombre y est permanente.

Les droits garantis par la Charte des droits fondamentaux, et plus particulièrement la liberté de religion de son article 10 §1, vertèbrent donc la réponse du juge de Luxembourg. Reproduisant les « explications » accompagnant la Charte, la Cour rappelle sobrement que ce droit « correspond » au droit garanti à l’article 9 CEDH avant de souligner que « la liberté de religion représente l’une des assises d’une société démocratique » (cons. 56), reprenant ici au mot près la lecture qu’en fait ordinairement la jurisprudence de Strasbourg.

Elle ne se place pas pour autant sur ce terrain et sa grille de travail est faite du droit de l’Union et, plus précisément, de la seule directive 2004/83. Son article 10 §1 liste les actes de persécution et renvoie pour évaluer leur gravité à la CEDH. Il est donc mis à profit pour déterminer jusqu’à quel point les actes de l’Etat d’origine peuvent constituer une « persécution » justifiant l’octroi de la protection par l’Etat d’accueil.

En prenant ainsi appui sur le droit de l’Union, comme on le pressent depuis longtemps en raison de la charge particulière du droit de l’ELSJ, la Cour de justice assume pleinement sa fonction de juge européen de l’asile et des droits fondamentaux.

Car, jusqu’alors, la Cour européenne des droits de l’Homme n’avait pas encore franchi le pas du lien entre le besoin de protection internationale et la garantie du droit à la liberté de religion. Dans sa décision d’irrecevabilité précitée et en deça d’un certain niveau de gravité, elle avait même avancé que « l’article 9 en soi n’est guère, voire pas du tout, d’un grand secours » en matière de protection, doutant « que la Convention pourrait être interprétée comme exigeant d’un Etat contractant qu’il donne aux adhérents de ce courant religieux banni la possibilité de pratiquer leur religion librement et ouvertement sur leur propre territoire ». Certes, elle n’avait pas écarté la possibilité contraire mais « à titre exceptionnel », et sous couvert du risque de voir cette atteinte être accompagnée de graves mauvais traitements.

Chacun peut comprendre sa prudence, la CEDH ne garantissant directement ni le droit d’asile ni le droit à ne pas être éloigné d’un Etat, ce qui avait conduit la Cour européenne à exprimer crûment les limites de son office : « dans le cas contraire, cette disposition obligerait en pratique les Etats contractants à agir comme des garants indirects de la liberté de culte pour le reste du monde »…

A l’évidence, la Cour de justice n’éprouve aucune hésitation à trancher courageusement en dissipant le doute, sur la base du droit de l’Union. Elle estime, à plusieurs reprises (considérants 63, 69,71) que la directive 2004/83 dans son article 10 §1 « définit » la notion de religion et elle se base exclusivement sur elle pour délivrer une interprétation autonome mais subtilement en ligne avec celle de Strasbourg.

Une solution réaliste      

Toute atteinte au droit à la religion ne saurait justifier une protection absolue, de la nature de celle que procure le risque de torture ou de traitements inhumains, cela va de soi. L’article 9 de la directive n’accorde a priori cette protection qu’aux droits à protection absolue, relevant de l’article 15 de la CEDH, ceux auxquels il n’est jamais possible de porter atteinte quelles que soient les circonstances. La construction même de cette protection dans la Charte en atteste, à l’image de son modèle de la CEDH. Le droit à la religion proclamé par le paragraphe premier de son article 10 souffre de limitations ciblées dans le paragraphe second.

C’est donc cette logique qui guide la Cour pour exprimer son désaccord au juge allemand : la question n’est pas de savoir s’il existe ou non un « noyau dur » du droit à la liberté de religion dont ne ferait pas partie la possibilité pour un individu de se livrer à son culte en public mais d’identifier la nature des atteintes qui peuvent être portées à cette liberté, au vu de la « définition large » donnée par la directive.

Cette dernière intègre en effet l’ensemble des composantes de la liberté de religion, y compris la faculté de vivre publiquement celle-ci. Dès lors, pour conclure ou non à l’obligation d’accorder l’asile en raison d’une « persécution », il convient d’identifier la nature ou la gravité des actes portant atteinte à ce droit fondamental et non pas de séparer les différentes composantes de cette liberté.

De ce point de vue, l’Etat membre doit donc d’une part procéder à l’examen individuel des mesures dont le requérant a été ou risque d’être victime dans l’Etat d’origine, mais aussi se pencher sur leur gravité intrinsèque ou potentielle. Puisque le champ d’application de la directive 2004/83 intègre la participation à des cérémonies publiques, il importe de s’assurer si l’interdiction de cette participation emporte un risque réel de poursuites ou de soumission à des traitements inhumains ou dégradants (considérant 67).

Convaincue ici encore par son avocat général, la Cour délivre alors des affirmations dont la profondeur n’échappera pas : cette évaluation du risque « impliquera pour l’autorité compétente la prise en compte d’une série d’éléments tant objectifs que subjectifs. La circonstance subjective que l’observation d’une certaine pratique religieuse en public, qui fait l’objet des limitations contestées, est particulièrement importante pour l’intéressé aux fins de la conservation de son identité religieuse est un élément pertinent dans l’appréciation du niveau de risque auquel le demandeur serait exposé dans son pays d’origine du fait de sa religion, même si l’observation d’une telle pratique religieuse ne constitue pas un élément central pour la communauté religieuse concernée » (considérant 70).

La Cour de justice fait donc sienne l’opinion de la Cour européenne des droits de l’Homme, la prolongeant sans s’y référer mais en pleine conformité comme Yves Bot le lui avait proposé. La portée de son jugement est cependant autrement plus significative. En présence d’un texte d’harmonisation du droit de l’asile, elle fait le choix « de définir un socle minimal commun à l’ensemble des États membres, en dessous duquel ces derniers ne peuvent pas descendre » (concl. précitées point 78).

Cela la conduit alors à trancher dans le vif. Au juge allemand qui l’interrogeait  en substance sur le point de savoir si la crainte de persécution du requérant pouvait toujours être fondée si ce dernier renonçait à l’exercice de sa religion, elle répond très fermement.

Menée avec « vigilance et prudence », comme elle l’a déjà indiqué dans sa jurisprudence Saladahin Abdulla, l’appréciation de l’Etat d’accueil ne saurait aboutir à nier la garantie offerte par la directive : « lors de l’évaluation individuelle d’une demande visant à obtenir le statut de réfugié, lesdites autorités ne peuvent pas raisonnablement attendre du demandeur qu’il renonce à ces actes religieux » (cons. 80). Le fait qu’il puisse éviter le risque en renonçant à certains actes religieux n’est donc pas pertinent (cons. 79).

Se passant de commentaires, cette affirmation a une explication, lucidement proposée par Yves Bot et donnant tout son sens au modèle de valeurs qui fonde l’Union européenne : « en exigeant du demandeur d’asile qu’il dissimule, modifie ou renonce à la manifestation publique de sa foi, nous lui demandons de changer ce qui est susceptible de constituer un élément fondamental de son identité, c’est-à-dire, en quelque sorte, à se renier lui-même. Or, personne ne dispose de ce droit » (point 100)…