Lutte contre le terrorisme et preuves obtenues sous la torture : prolongements en droit interne de la jurisprudence Abu Qatada

par Henri Labayle, CDRE

Dans un arrêt de chambre très intéressant, El Haski c. Belgique, rendu ce 25 septembre 2012 (req. 649/08), la Cour européenne des droits de l’Homme vient d’assurer la postérité de l’arrêt Othman Abu Qatada c. Royaume Uni, déjà commenté sur ce site le 11 mai 2012. Une fois encore, le juge de Strasbourg balise le terrain concédé à la lutte contre le terrorisme en fixant les limites de l’acceptable dans une démocratie.

Confrontée à l’utilisation par le juge pénal interne de déclarations susceptibles d’avoir été obtenues sous l’empire de la torture dans un Etat tiers, la Cour européenne donne quitus au requérant et constate qu’il y a là matière à violation de l’article 6 de la CEDH, au motif que l’ensemble de la procédure pénale en serait viciée.

En l’espèce, le requérant, ressortissant marocain poursuivi en Belgique pour terrorisme, avait demandé au juge belge d’écarter de son dossier un certain nombre de pièces et d’auditions recueillies au Maroc à la suite des attentats de Casablanca en 2003, le décrivant comme un activiste. Jetant la suspicion sur ces éléments, au motif qu’ils avaient été obtenus dans des conditions contraires à l’article 3 de la CEDH, en clair, sous la torture, le requérant est suivi par la Cour européenne de manière très significative.

En appel comme en cassation, les juridictions belges avaient écarté ses prétentions en estimant qu’il n’apportait aucun élément factuel susceptible de faire naître le doute quant à ces témoignages et déclarations obtenus au Maroc. En d’autres termes, elles lui demandaient d’accréditer le sérieux de ses allégations.

La Cour européenne censure leur lecture des garanties que le droit doit offrir à un prévenu même suspecté de terrorisme en rappelant d’une part l’impossibilité d’utiliser dans un procès pénal des preuves obtenues dans des conditions contraires à l’article 3 et, d’autre part, que la charge de la preuve ne saurait peser excessivement sur celui qui en est l’objet.

L’exclusion des preuves obtenues dans des conditions contraires à l’article 3

Ce qu’il est convenu communément d’appeler la « règle d’exclusion » interdit d’admettre en justice des preuves obtenues par la torture ou des traitements inhumains ou dégradants, ceci en vertu de nombreux instruments internationaux.

De l’article 12 de la déclaration des Nations unies sur la protection de toutes les personnes contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants à l’article 15 de la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ou à l’article 10 de la convention interaméricaine pour la prévention et la répression de la torture, la chose est claire, sans faire mention des règlements des tribunaux pénaux internationaux ad hoc et de la Cour pénale internationale.

La Cour en avait jugé ainsi de manière définitive dans l’arrêt Othman : « the Court considers that the admission of torture evidence is manifestly contrary, not just to the provisions of Article 6, but to the most basic international standards of a fair trial. It would make the whole trial not only immoral and illegal, but also entirely unreliable in its outcome » (§267).

Ici, le requérant faisait valoir que les conditions dans lesquelles les auditions l’incriminant en France comme au Maroc avaient été recueillies étaient contraires à l’article 3 de la CEDH, son argumentaire concernant la France semblant cependant manquer de sérieux.

Sans aller jusqu’à partager explicitement ces accusations, la Cour européenne des droits de l’Homme n’en exprime pas moins l’importance de ses doutes et, donc, la nécessité d’en tirer les conséquences.

Le juge européen attache une importance particulière, et comment ne le pourrait-on pas, à l’utilisation dans une procédure pénale d’éléments de preuve obtenus au moyen de procédés contraires à l’article 3 CEDH. Cette utilisation de moyens obtenus par une violation de l’un des droits absolus constituant le noyau dur de la Convention, suscite toujours dans son esprit «  de graves doutes quant à l’équité de la procédure, même si le fait de les avoir admis comme preuves n’a pas été décisif pour la condamnation du suspect (İçöz c. Turquie (déc.), no 54919/00, 9 janvier 2003, Jalloh, précité, §§ 99 et 104, Göçmen c. Turquie, no 72000/01, §§ 73-74, 17 octobre 2006, Haroutyounian, précité, § 63, et Gäfgen précité, § 165) » (§ 85).

Pour la Cour, cet emploi dans l’action pénale de déclarations obtenues au prix d’une violation de l’article 3 est donc condamnable, et ce quel qu’en soit le seuil contrairement à la suggestion du gouvernement britannique qui avait jugé utile d’intervenir, c’est à dire y compris lorsque que cette violation est qualifiée non pas de torture mais de traitement inhumain ou dégradant. La Cour prend ainsi le soin de souligner qu’elle  « prive automatiquement d’équité la procédure dans son ensemble et viole l’article 6 (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, §§ 166-167 et 173, CEDH 2010). Il en va de même de l’utilisation de preuves matérielles rassemblées à la suite directe d’actes de torture (ibidem) ».

Néanmoins, les effets de cette automaticité sont atténués par ailleurs : « l’utilisation de telles preuves obtenues au moyen d’un traitement contraire à l’article 3 qui se situe en-deçà de la torture ne contrevient en revanche à l’article 6 que s’il est démontré que la violation de l’article 3 a influé sur l’issue de la procédure, c’est-à-dire qu’elle a eu un impact sur le verdict de culpabilité ou la peine (arrêt Gäfgen précité, § 178) ».

Ces principes valent non seulement lorsque la victime du traitement contraire à l’article 3 est l’accusé lui-même mais aussi lorsqu’il s’agit d’un tiers. La Cour rappelle à cet égard que dans l’arrêt Othman (Abu Qatada) c. Royaume-Uni précité, elle a indiqué que l’utilisation dans un procès de preuves obtenues par la torture est constitutif d’un déni de justice même lorsque la personne à laquelle les preuves ont été extorquées par ce biais est une autre personne que l’accusé (§ 85).

La charge de la preuve et la théorie du « risque réel »     

Le juge européen n’a pas pour office de vérifier en droit interne la recevabilité des preuves et de porter ainsi atteinte à la subsidiarité juridictionnelle sur laquelle repose la Convention européenne des droits de l’Homme. Elle s’assure simplement que la procédure, « dans son ensemble », est équitable.

Sans se laisser arrêter par les grands principes, le Royaume Uni intervenant incitait pourtant la Cour à une certaine prudence quant au degré de ses exigences en matière de preuve. Il l’invitait ainsi à « confirmer que la torture alléguée doit être établie « au-delà de tout doute raisonnable ».

Du point de vue britannique, dont la constance dans ce registre est malheureusement connue, si des éléments relatifs à la situation générale des droits de l’homme dans le pays où les déclarations ont été obtenues peuvent suffire pour déclencher une enquête par la juridiction saisie sur la provenance de ces déclarations, cela ne suffirait que « rarement » pour établir « au-delà du doute raisonnable » que les déclarations en cause on été obtenues de tel ou tel individu au moyen de la torture, faute de preuve d’un lien direct de causalité.

Cela revient à faire peser l’essentiel de la charge de la preuve sur le justiciable

Sèchement, la Cour européenne n’y donne pas suite, confirmant à cet égard sa jurisprudence Othman rendue à propos de l’éloignement d’Abu Qatada, risquant dans un Etat tiers d’être jugé et condamné sur la foi de témoignages obtenus par la torture. Elle y avait jugé « inéquitable » d’imposer à l’individu requérant de faire la preuve de davantage qu’un « risque réel » de subir de telles charges, ne partageant pas le « test de probabilité » avalisé par la Chambre des Lords britannique (« more likely than not : plus probable qu’improbable…).

De façon très pragmatique, elle rappelle ce qui est pour elle le plus important : la quasi-impossibilité de prouver de manière indiscutable des allégations de torture, en particulier dans des Etats tiers où le système politico-judiciaire entier s’en fait le complice.

Aussi, « lorsque le système judiciaire de l’Etat tiers dont il est question n’offre pas de garanties réelles d’examen indépendant, impartial et sérieux des allégations de torture ou de traitements inhumains ou dégradants, il faut et il suffit, pour que l’intéressé puisse se prévaloir de la règle d’exclusion sous couvert de l’article 6 § 1 de la Convention, qu’il démontre qu’il y a un « risque réel » que la déclaration litigieuse a été ainsi obtenue. Il serait inéquitable de lui imposer une charge de preuve plus importante » (§ 88).

En l’espèce, il était douteux que le système judiciaire marocain présente une fiabilité telle que l’on puisse exiger du requérant qu’il fasse la preuve de davantage qu’un « risque réel ».

Appuyée sur des rapports d’ONG, telles que Human Rights Watch, Amnesty international ou la FIDH, attentive aux rapports du Comité des droits de l’Homme et du Comité contre la torture des Nations Unies, la Cour européenne en conclut qu’il existait à l’époque des faits, consécutifs aux attentats de Casablanca, un « risque réel » que ces déclarations contestées aient été obtenues au Maroc au moyen de traitements contraires à l’article 3 de la Convention.

Elle en tire donc un motif de condamnation à l’encontre de la Belgique dont les juridictions avaient passé outre, faute « d’éléments concrets » susceptibles de faire naître un « doute raisonnable ». En vertu de l’article 6 de la Convention, il pèse donc sur les juridictions internes une obligation positive de s’assurer préalablement, « au vu d’éléments spécifiques à la cause », que les déclarations qu’elles entendent utiliser n’ont pas été obtenues de manière contraire à l’article 3.