Maintien de l’intérêt à agir après l’abrogation de la décision d’inscription sur une liste anti-terroriste, à propos de l’arrêt CJUE, Gde ch., 28 mai 2013, Abdulbasit Abdulrahim c. Conseil et Commission (C-239/12 P)

par Romain Tinière (IDEDH)

            Une fois passée la fraîcheur des premières décisions et la surprise de l’arrêt Kadi, le contentieux des sanctions ciblées devant la Cour de justice de l’Union européenne est peu à peu devenu un contentieux bien balisé et relativement répétitif, surtout lorsqu’il se cantonne au triptyque obligation de motivation – droits de la défense – droit à un recours juridictionnel effectif que le Tribunal décline à l’envie. L’affaire Abdulbasit Abdulrahim c. Conseil et Commission (C-239/12 P) s’écarte toutefois légèrement de ce modèle, comme en atteste notamment la formation de jugement retenue – la Grande chambre – pour trancher le pourvoi de M. Abdulrahim  contre une ordonnance du Tribunal déclarant irrecevable sa requête en annulation dirigée contre son inscription sur les listes anti-terroristes de l’Union européenne. En effet, après avoir rapidement écarté les arguments fondés sur le déroulement de la procédure de première instance, la Cour de justice se prononce sur la question cruciale du maintien de l’intérêt à agir du requérant alors que la mesure restrictive attaquée a été abrogée en cours d’instance à la suite de la suppression de son nom de la liste onusienne (procédure dite de « delisting »). Suivant les conclusions de l’avocat général Bot, elle décide d’annuler l’ordonnance du Tribunal « en tant qu’elle décide qu’il n’y a plus lieu de statuer sur le recours en annulation introduit devant lui par M Abdulbasit Abdulrahim », renvoyant l’affaire devant le Tribunal pour le surplus et mettant, par la même, un terme à la ligne jurisprudentielle adoptée par le Tribunal dans ce type d’affaire (voir les affaires Bredenkamp (T-145/09) ou  Al-Chiabi (T-593/11 R)).

C’est cette question du maintien de l’intérêt à agir du requérant après l’abrogation de la mesure restrictive qui conduit la Cour de justice à s’intéresser pour la première fois à la question de la protection de la réputation du requérant et à souligner le lien très fort qui uni respect des droits procéduraux protection des droits substantiels laissant espérer le développement d’un volet substantiel à un contentieux qui demeure essentiellement procédural.

1- Vers la protection d’un droit à la réputation dans le contentieux des listes anti-terroristes ?

 M. Abdulrahim, s’appuyant sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme garantissant le droit à la vie privée et familiale, faisait valoir devant la Cour que son intérêt à demander l’annulation de son inscription sur la   liste annexée au règlement 881/2002 modifié par le règlement 1330/2008 demeurait, dans la mesure où cette inscription portait atteinte à sa réputation, atteinte que n’avait pas effacé son abrogation.

          La Cour rappelle tout d’abord les conditions de l’existence et du maintien de l’intérêt à agir des requérants individuels dans le contentieux de l’annulation en relevant que « la persistance de l’intérêt à agir d’un requérant doit être appréciée in concreto, en tenant compte, notamment, des conséquences de l’illégalité alléguée et de la nature du préjudice prétendument subi » (pt 65). Elle indique ensuite « que les mesures restrictives adoptées en application du règlement n°881/2002 ont des conséquences négatives considérables et une incidence importante sur les droits et libertés des personnes visées (…). Outre le gel des fonds en tant que tel qui, par sa large portée, bouleverse la vie tant professionnelle que familiale des personnes visées (…) et entrave la conclusion de nombreux actes juridiques (…), il importe de prendre en considération l’opprobre et la méfiance qui accompagnent la désignation publique des personnes visées comme étant liées à une organisation terroriste » (pt 70, nous soulignons). Poursuivant son raisonnement, la Cour estime enfin que l’intérêt à agir de M. Abdulrahim persiste malgré la décision prise de supprimer son nom de la liste anti-terroriste car une éventuelle reconnaissance de l’illégalité de son inscription permettant de « faire reconnaître (…) qu’il n’aurait jamais dû être inscrit sur cette liste ou bien qu’il n’aurait pas dû l’être selon la procédure qui a été suivie par les institutions de l’Union » serait de nature « à le réhabiliter ou à constituer une forme de réparation du préjudice qu’il a subi du fait de cette illégalité » (pts 71 et 72).

L’intérêt à agir du requérant réside donc ici dans la possibilité que lui ouvre le recours en annulation d’obtenir une réparation de l’atteinte à sa réputation que constitue l’inscription de son nom sur une liste anti-terroriste, sans que l’abrogation de ce texte par le Conseil ne puisse y remédier. Certes, la Cour de justice ne consacre pas ici l’existence d’un droit à la protection de la réputation et ne mentionne d’ailleurs pas l’article 8 de la CEDH dans son raisonnement. Sa position, comme le rappelle la Cour, n’est pas non plus véritablement innovante puisque dès 1980, elle considérait qu’une requérante contestant une déclaration d’inaptitude sur le plan psychique rendu par la Commission conservait son intérêt à agir en dépit de sa nomination dans une des Institutions de l’Union, affirmant « qu’il est manifeste que la requérante a intérêt à voir supprimer toute trace d’une déclaration d’inaptitude sur le plan psychique » (CJCE, 10 juin 1980, M. c. Commission, aff. 155/78 pt 6). Elle ouvre toutefois implicitement la porte à une telle reconnaissance en insistant sur cette conséquence souvent occultée de l’inscription du nom d’une personne sur une liste anti-terroriste de l’Union qui pourtant est bien réelle (comme l’illustre, par exemple, cet article de The Telegraph).

En effet, si le juge de l’Union a déjà été saisi de requêtes relatives aux conséquences sur la réputation du requérant de son inscription sur une liste anti-terroriste, il n’a jamais tranché cette question soit qu’il l’ait purement et simplement ignorée (TPICE, Ord.,11 septembre 2004, Gestora pro Amnistia, aff. T-333/02 et la note  35 des conclusions de l’avocat général Mengozzi examinée en pourvoi dans l’affaire C-354/04 P), soit qu’il ait préféré l’éluder (TPICE, 12 juillet 2006, Hassan c. Conseil, T-49/04, points 127-128 et Trib. UE, Ord., 22 décembre 2011, Al-Chiabi, aff. T-593/11 R, pts 31-35). Sur ce terrain, la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas non plus fait preuve d’une grande audace en éludant également la question dans son arrêt Nada c. Suisse, considérant probablement que le constat de violation de l’article 8 au titre des entraves à la liberté de circulation du requérant  était suffisant. Dans son opinion concordante, le juge Malinverni s’interroge d’ailleurs sur le bien fondé de cette réponse, soulignant la portée très générale de cette requête et l’importance de ce grief aux yeux du requérant. Il faut finalement se tourner vers le Comité des droits de l’homme pour trouver une condamnation claire des conséquences de l’inscription du nom d’une personne sur une liste anti-terroriste sous l’angle de la protection de la réputation. Dans l’affaire Sayadi et Vinck c. Belgique, le Comité constate ainsi que « la divulgation d’informations personnelles sur les auteurs constitue une atteinte à leur honneur et réputation, en raison de l’association négative qui peut être faite par certains entre leurs noms et l’intitulé de la liste des sanctions » (§ 10.13).

La Cour de justice semble donc adopter ici une position intermédiaire entre la frilosité de la Cour européenne des droits de l’homme et la condamnation ferme du Comité des droits de l’homme des Nations Unies laissant entrevoir l’apparition d’un volet substantiel au contentieux des sanctions ciblées dans l’Union européenne.

2 – Un contentieux demeurant essentiellement procédural

Le Conseil et la Commission soutenaient qu’un « arrêt prononçant l’annulation du règlement 1330/2008 fondé sur des moyens de procédure n’aurait pas eu pour effet de le réhabiliter » (pt 57). La réponse de la Cour de justice est très claire sur ce point : « il importe peu que les moyens d’annulation invoqués devant le juge portent sur la motivation de l’acte en cause ou sur le respect des droits procéduraux du requérant. En effet, l’annulation d’une décision de gel des fonds pour de tels motifs serait susceptible de donner satisfaction au requérant en ce qu’elle crée de sérieux doutes quand à la manière dont l’instance concernée a exercé ses compétences à l’égard de celui-ci » (pt 74). Pour la Cour de justice, l’utilisation de moyens procéduraux n’interdit donc absolument pas de tirer des conclusions quant au contenu de la décision d’inscription sur la liste anti-terroriste. Autrement dit, l’annulation d’une décision de gel des fonds sur le seul fondement de la violation de règles de procédures peut conduire à tirer des conclusions sur le bien fondé de l’inscription d’une personne sur la liste. Mais comment pourrait-il en être autrement s’agissant de décisions prises sur le fondement d’informations transmises, la plupart du temps, par les services secrets d’un des États membres et qui ne peuvent donc faire l’objet d’aucune vérification ou appréciation par le juge ? C’est ce problème bien connu, que la Cour soulève ici implicitement, en rappelant que le requérant contestait également le lien avec Al-Qaida qui lui était reproché par le gouvernement britannique à l’origine de son inscription sur la liste onusienne (pt75).

Toutefois, même en étant conscient des difficultés auxquelles est confronté le juge de l’Union pour réaliser son contrôle de ces listes anti-terroristes, on ne peut que regretter qu’il se refuse encore à se prononcer sur le terrain de la violation des droits substantiels. En effet, si le lien établi par la Cour entre la procédure suivie et le contenu de la décision est à la fois réel et nécessaire, la reconnaissance de l’atteinte portée au droit à la vie privée d’une personne dont il a été reconnu qu’elle avait été inscrite à tort sur une liste anti-terroriste aurait certainement plus de portée qu’une illégalité obtenue sur le fondement du non respect de certaines règles de procédure, fussent-elles appréhendées sous l’angle de la protection des droits fondamentaux.

De ce point de vue, l’affaire Abdulrahim semble être l’occasion pour le juge de l’Union de développer enfin ce volet substantiel et de rejoindre en cela la Cour européenne des droits de l’homme (§§ 163-199 de l’arrêt Nada, spéc. 184-193). Il reste à savoir si le Tribunal à qui il reviendra de trancher l’affaire au fond saisira cette opportunité.