La nouvelle Commission Juncker et la JAI : que tout change pour que rien ne change ?

par Henri Labayle, CDRE

La composition de la nouvelle Commission a suscité nombre de commentaires dans les médias, souvent bienveillants sinon flatteurs. L’a priori favorable dont bénéficie son Président, Jean Claude Juncker, n’empêche pas de douter de leur bien-fondé en matière de Justice et d’affaires intérieures, à supposer d’ailleurs que ces commentaires se vérifient dans les autres domaines d’action de l’Union.

Après des discours encourageants semblant indiquer que les thèmes des valeurs de l’Union et de l’urgence migratoire avaient été pris en considération par le programme du candidat à la Présidence, le retour à la réalité est moins enthousiasmant. Sans procès d’intention, il faut se résoudre à penser que, non seulement le changement ici aussi n’est pas pour maintenant, mais qu’il n’est pas davantage dans l’esprit des dirigeants de l’Union.

On fera litière d’abord des éléments de communication habilement distillés dans les rédactions des grands médias européens, notamment via un document de presse intelligemment construit. En résumé, la nouvelle Commission serait aujourd’hui un animal « politique », par opposition à sa composition technocratique précédente. Cette option est résumée ainsi par son président : « les commissaires ne sont pas des fonctionnaires ». Est-on bien certain que l’inverse n’est plus vrai ?

Soit, même si à l’examen il est aisé de se rendre compte que nombre de ces politiciens ont plutôt leur avenir politique derrière eux (5 anciens premiers ministres, 4 vice-premiers ministres, 19 anciens ministres, 7 commissaires sortants, nous dit-on), à supposer parfois qu’ils en aient eu un. Reste alors l’habileté manœuvrière qui, si l’on se penche plus précisément sur la JAI, réclamera vraisemblablement davantage de solliciter celle de Jean Claude Juncker que de compter sur le dispositif proposé.

Quelle délimitation des composantes de l’Espace de liberté ?

Deux réponses étaient attendues aux interrogations suscitées à la fois par le mauvais bilan de la Commission Barroso et par les annonces du candidat Jean Claude Juncker.

1. La première concernait l’organisation interne de l’ELSJ, dans ses trois composantes : droits fondamentaux, justice, affaires intérieures.

La dérive constatée au lendemain du traité de Lisbonne du fait de la Commission Barroso II n’avait pas convaincu, c’est un faible mot, avec la décision de mettre fin au portefeuille unique un temps brillamment détenu par Antonio Vittorino sous la présidence Prodi. Alors que le traité distingue soigneusement depuis toujours les politiques migratoires de la coopération « judiciaire » en matière pénale et civile et la coopération policière, le choix avait été fait ne pas s’en remettre au traité lui-même. Au contraire, les dirigeants de l’Union avaient préféré, sans publicité inutile, y importer la culture « Home affairs » chère aux anglo-saxons et oublier qu’en démocratie la « justice » commande à la police et à la répression pénale.

L’ensemble du portefeuille sécuritaire était ainsi rassemblé sous la coupe de Mme Malmström tandis que les responsabilités de Mme Redding étaient réduites comme une peau de chagrin, la contraignant à un activisme inversement proportionnel à leur étendue.

Il existait donc une certaine curiosité quant à la confirmation ou pas de cette option, sans grandes illusions néanmoins. Le contraire aurait été surprenant dans un univers où l’attribution de compétences pénales à l’Union n’a suscité d’autres réponses que des « policy cycles » et des « lignes directrices » du Conseil européen dont la pauvreté le dispute à l’indigence des travaux du COSI institué par l’article 71 TFUE.

On ne sera donc pas déçu sur ce terrain, pourquoi changerait-on une équipe qui perd ? Sans doute, l’état de la situation en Méditerranée ou le spectacle des djihadistes au Proche Orient, sans parler de Calais ou de l’omniprésence de la criminalité organisée, justifient-ils que l’on reconduise un schéma déséquilibré. Ce dernier a largement démontré son absence d’efficacité et l’un des Etats membres menace même de le quitter, preuve de son attractivité …

Les choix opérés consistent en effet à confirmer le passé c’est-à-dire à mêler sous un même pavillon de contrebande questions sécuritaires et questions humanitaires, à faire de la politique de sécurité intérieure de l’Union le moteur de l’ELSJ, contribuant ainsi à l’assimilation entre insécurité et politiques migratoires que l’on dénonce publiquement avec hypocrisie ensuite.

L’intelligence politique de Jean Claude Juncker l’empêche cependant d’être dupe. Les lettres de missions rédigées à l’égard de ses collaborateurs révèlent peut-être le fond de sa pensée : constituer un « bloc » de compétences coordonnées et intégrées, ensemble dont il faudra évaluer la réalité de la gouvernance dans quelques mois.

Le Président de la Commission, en présentant son équipe, souligne en premier lieu, l’importance du dossier JAI. Ce dernier implique pas moins de 5 commissaires puisqu’il faut ajouter aux trois premiers le Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et le commissaire en charge du budget. Sur le plan de la méthode, ensuite, le président développe non pas l’idée de « clusters » qui avait été évoquée un temps mais celle « d’équipes de projet » réclamant une collaboration plus étroite que par le passé et favorisant, espérons-le, davantage d’équilibres.

2. La seconde explication de l’attente tenait dans la force des affirmations de Jean Claude Juncker lors de sa désignation. Elle se résume en une phrase des priorités exprimées dans son discours devant le Parlement européen, le 15 juillet 2014 : « l’Union européenne est une union de valeurs. Nous sommes crédibles à l’égard du reste du monde si nous sommes exigeants à l’intérieur en matière de valeurs fondamentales ». La place réservée aux droits fondamentaux et à leur défense était donc particulièrement observée.

La personnalité et le savoir-faire du nouveau président l’ont conduit à retenir des options qui ne sont pas en rupture avec le passé, sans pour autant renier ses convictions. Ce qui est déjà un progrès avec certain de ses prédécesseurs qui avaient pour credo de n’en avoir pas.

La conviction du Président de la Commission est que les valeurs et les droits fondamentaux sont au cœur du projet européen, rendant impossibles un marchandage à leur propos et les petits accommodements qui affectent la crédibilité de ce projet. Il faut lui faire crédit d’avoir eu de la suite dans ses déclarations en confiant cette responsabilité essentielle à son premier Vice Président, Frank Timmermans, en charge des relations interinstitutionnelles, de l’Etat de droit et de la Charte des droits fondamentaux. De son propre aveu, il reconnaîtra à l’avis de ce dernier « un poids particulier », le rôle d’une « sentinelle ».

La visibilité reconnue à cette composante de l’ELSJ tranche avec le passé et le consensus mou qui prévalait jusque là. Elle confirme à la fois son caractère prioritaire et transversal dans l’action de l’Union. Il est en effet utile de la soustraire aux compétences des commissaires en charge de missions matérielles : dans quel Etat membre confierait-on la protection des droits fondamentaux au ministre en charge de la défense de l’ordre public, dans quel poulailler confie-t-on la clé au renard …

D’autant que la montée en puissance de la Cour de justice incite à cette précaution. Les récentes annulations et les dossiers en suspens en matière de protection des données démontrent qu’aucun des deux commissaires précédents n’avaient pris la dimension du problème. Le contrôle préventif de la législation de l’Union devient une question centrale de son fonctionnement. Que Frank Timmermans soit de surcroît en charge de l’amélioration de la réglementation et du respect des principes de subsidiarité et de proportionnalité rendait cette liaison indispensable. Enfin, last but not least, le premier Vice Président se voit expressément confier la responsabilité de conduire la conclusion du dossier de l’adhésion à la CEDH.

3. En revanche, le contenu des portefeuilles « Justice » et « Affaires intérieures » n’est pas à la hauteur des attentes.

Jean Claude Juncker ne tient parole qu’en apparence à propos de la création d’un commissaire spécifiquement en charge de l’immigration, en raison de la priorité qu’il avait attribuée au dossier dans le débat sur sa nomination. Les compétences dévolues au nouveau Commissaire « Immigration et affaires intérieures » ressemblent en effet furieusement à celles de son prédécesseur et il n’est en rien spécialisé en la matière.

Le mouvement sécuritaire prévalant en Europe contraint donc le nouveau titulaire du poste à demeurer positionné sur des terrains parfois très éloignés de la priorité prétendument reconnue aux questions migratoires. Sa lettre de mission l’invite ainsi à se préoccuper de lutte contre le terrorisme, de la corruption, de la criminalité transfrontalière, de la traite des êtres humains et du cybercrime. Il se voit même attribuer le rattachement de l’Unité anti-drogue autrefois dévolue à « Justice » et l’Unité Recherche en matière de sécurité liée à « Industrie »…

Comment croire alors que la question migratoire deviendrait aujourd’hui une véritable priorité de l’Union, à l’inverse d’hier ? Comment imaginer que le plateau sécuritaire ne continue à peser plus lourd dans la balance de l’Union que celui de la circulation des personnes et des obligations humanitaires ? Qui peut raisonnablement compter sur une redécouverte du principe de solidarité par des Etats membres qui n’ont pas lu les traités auxquels ils ont souscrit ?

Car le second commissaire intéressé, « Justice », est manifestement le parent pauvre de la construction. Le déclin de ses fonctions, visible là encore dans sa lettre de mission, est manifeste depuis deux mandats, au détriment de l’action sécuritaire. Cette perte d’influence est un contresens au regard de la révolution copernicienne du traité de Lisbonne en matière criminelle, de son champ d’application à la perspective d’un Parquet européen. Elle est grave au plan des symboles.

Initialement centré, si l’on suit les termes des traités, sur la coopération judiciaire en matière pénale, le portefeuille « Justice » s’est vue progressivement « civilisé » au sens où le droit des contrats, celui des consommateurs et du marketing ont fait perdre de vue l’enjeu de la coopération en matière pénale : mettre le juge national au centre de la lutte contre le crime. Tel devrait être le choix d’une société civilisée obéissant à des impératifs démocratiques.

Ce mouvement de retrait s’accentue incontestablement en 2014. L’appellation même du nouveau poste en témoigne : « Justice, consommateurs, Egalité des genres »… Il s’agit là d’un choix politique dont il appartiendra au Parlement européen de débattre s’il le juge utile et dont les destinataires essentiels pour l’ELSJ que sont les juges nationaux apprécieront la portée.

Car la pollution mercantile et numérique affecte ici aussi la priorité juridique. Mettre avant ces thèmes à la mode n’est pas innocent et cette stratégie est patiemment poursuivie dans les couloirs de la Commission. Quoi qu’en pensent les technocrates européens que l’on aurait prétendument cantonnés à leur place et qui ont manifestement tenu la plume dessinant ces schémas, l’ambition initiale de l’ELSJ était autre. La place du droit dans une société n’est pas d’accompagner le marché et, au mieux, d’en cadrer les dérives. Elle est de concrétiser le contrat social et d’ordonner la vie en commun. Faute d’être en capacité de dessiner un accord partagé sur la politique criminelle ou la politique migratoire de l’Union, sur la base de valeurs assumées, tout est préféré ici à un véritable débat public, fondamentalement politique.

Evaluer la « performance des systèmes judiciaires nationaux » ou suivre la « responsabilité sociale des entreprises »  est un noble dessein, certes, mais bien loin de cette ambition … Remiser la place de la « Justice » dans l’action de l’Union au rang d’un accessoire est lourd de signification pour l’avenir. En d’autres termes, la vision politique affirmée par le Président, se placer sur le terrain des valeurs, est ici démentie par ses choix opérationnels.

Quels titulaires des portefeuilles de l’ELSJ ?

Au vu des lignes précédentes, leur énoncé a finalement une importance mineure. Encore que souligner les personnalités et déminer les faux-procès peut aider à la compréhension des enjeux, une fois rappelé que le choix du Président porte non pas sur les personnalités mais sur les affectations. Rien n’est pire ici que les procès d’intention à l’égard d’individus encore mal connus de la scène européenne.

La présence de Frank Timmermans à la 1ere Vice présidence de la Commission est sans doute une bonne nouvelle pour l’ELSJ et donc pour l’Union. Ceci est vrai en particulier en raison du rôle de coordination qui lui est confié par Jean Claude Juncker dans sa lettre de mission : « as my first Vice-President, you will steer and coordinate the Commission’s work in the areas of Better Regulation, Inter-Institutional relations, the Rule of Law and the Charter of Fundamental Rights ».

Acteur et militant convaincu du traité portant Constitution puisqu’il fut membre de la Convention pour l’avenir de l’Europe, la compréhension des enjeux par ce ministre néerlandais des affaires étrangères sortant est certaine.

Il jouera incontestablement un rôle central en matière JAI même si, avec humour, Steve Peers compare sa situation à celle du Vice Président des Etats Unis dont la principale attribution est d’attendre la disparition du chef de l’Etat !!! Que Jean Claude Juncker l’ait qualifié de son « bras droit » ne l’y destine pas mais indique que son influence sera déterminante, en lien avec la question des valeurs. Peut être faut-il en espérer alors une implication plus volontaire, et plus efficace car portée à un niveau supérieur que par un commissaire ordinaire, de l’Union dans ce domaine, y compris pour rappeler les Etats membres à leurs devoirs.

Tout porte donc à penser qu’un scénario crédible le verra prendre le leadership sur des personnalités moins affirmées, l’interrogation demeurant celle des moyens administratifs à sa disposition. Sans troupes à ses cotés, comment ne retombera-t-il pas sous la coupe des décideurs de l’ombre qui, à force de manoeuvres et de renoncements, ont oeuvré de l’intérieur pour que l’ELSJ ne soit pas ce que ses créateurs voulaient qu’il soit ?

La désignation de Dimitris Avramopoulos à la « Migration et affaires intérieures » n’a pas été une surprise, son nom ayant largement circulé depuis quelques semaines. Si chacun a cru utile de gloser sur sa nationalité, en raison de la situation de la Grèce sur le plan du contrôle de ses frontières, là n’est pas l’essentiel.

On sait en effet qu’avec une malice certaine, Jean Claude Juncker a multiplié les faux contre-emplois, des affaires économiques aux produits financiers et, avec moins d’humour, à l’Education et à la culture. Mais l’argument est de faible portée tant, dans l’Union, mieux vaut demeurer caché pour servir ou influencer son propre Etat.

La vraie question est de deviner ce que ses propres aptitudes permettent à l’Union d’attendre de lui. Une compétence diplomatique certaine semble, à ce stade, contrebalancer une expérience européenne relative et une prédilection pour les affaires de défense qui pourrait nourrir un attrait pour les questions sécuritaires au détriment de la priorité migratoire.

Le nom de la candidate de la République tchèque, Vera Jourova, a surpris les observateurs qui avaient tous misé sur la reconduction de Cecilia Malmström exfiltrée au dernier instant vers le Commerce et le libre échange. Négociatrice de l’adhésion de son Etat à l’Union, elle connaît les rouages de l’Union et a, dit-on, bénéficié de l’appel du Président à la féminisation pour surmonter des blocages politiques internes.

Au total, donc, il est difficile de porter une appréciation objective sur le processus en cours, a fortiori avant que le Parlement européen ne s’en empare. Trop de fausses priorités et de vraies déceptions ont entouré la construction institutionnelle de l’ELSJ pour que l’on se satisfasse de propositions fonctionnelles et de désignations personnelles acceptables, sinon enthousiasmantes. Il ne reste à compter que les pas en avant et les pas en retrait, comme à Echternach avec Emilio de Capitani. Pour les pas de côté, ils ne sauraient tarder.

Organigramme