Brexit v. droit d’être en retrait : quel équilibre pour une Europe à géométrie variable ?

Le Conseil européen des 18 et 19 février 2016 s’est finalement achevé par un accord offrant des concessions supplémentaires au Royaume-Uni, qui organisera le 23 juin prochain un referendum déterminant leur maintien dans l’Union européenne. Un commentaire complet de cet arrangement ayant déjà été effectué par le Professeur Henri Labayle, il est possible de se concentrer ici sur quelques morceaux choisis de ces conclusions, annonciatrices d’un nouveau – mais probablement peu souhaitable – paradigme dans une Union européenne dont l’équilibre a été modifié sous la pression britannique.

La réticence du Royaume-Uni à l’égard de la construction européenne n’est ni réservée à l’Union européenne – le Conseil de l’Europe et sa célèbre Cour peuvent également se targuer d’attiser l’ire britannique – ni nouvelle. Comme le rappelait un précédent billet du GDR-ELSJ, la position du Royaume-Uni avait déjà suscité les craintes des Six à l’égard de l’adhésion britannique aux Communautés, craintes que sont venues confirmer les concessions qui ont été rapidement accordées et qui n’ont cessé d’entamer l’idée d’un droit commun. Dès 1984, et par son célèbre « I want my money back », le Royaume-Uni négociait un rabais de sa contribution au budget communautaire, avant de refuser en 1989 d’adopter la charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, puis de négocier une dérogation pour l’union monétaire en 1992, un statut sur-mesure à l’égard de Schengen lors de sa communautarisation par le traité d’Amsterdam. Quant à l’adoption du traité de Lisbonne, elle fournira l’occasion au Royaume-Uni d’exprimer ses réserves à l’égard de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne qui acquérait statut de droit primaire, et d’obtenir un protocole n°36 lui permettant de cesser d’appliquer au 1er décembre 2014 une grande majorité d’actes et de dispositions de l’Union dans le domaine de la coopération policière et judiciaire en matière pénale.

L’Europe à la carte était née et tournait à plein régime, et dans ce jeu qui commençait à devenir probablement lassant, le Premier ministre britannique a proposé, le 10 novembre 2015, de renouveler un peu la donne. Mettant sur la table un nouvel atout, la carte du « multilevelgame », celui qui a promis un referendum sur le maintien dans l’Union obtenait ainsi l’attention de ses partenaires européens, et les plaçait en position de déterminer l’issue du référendum, en fonction de l’ampleur des concessions qu’ils seraient prêts à accorder.

Mais dans cette Union européenne « réformée » que David Cameron appelait de ses vœux, l’on peut se demander si la métaphore de l’Europe à la carte est toujours la plus pertinente. L’épisode du Brexit donne en effet le sentiment que cette Europe différenciée ou à géométrie variable s’apparente désormais au Janga, ce jeu fait de petits blocs de bois qui forment une tour infernale, dont le maintien dépend de l’habileté des joueurs et de leur stratégie pour préserver l’équilibre. Le Royaume-Uni semble en effet avoir conduit ses partenaires à accepter d’empiler de nouvelles strates sur l’édifice européen (1), de retirer quelques blocs de bois stratégiques (2), et d’attendre de voir si la tour européenne se maintient ou s’écroule (3).

1. Empiler de nouvelles strates

L’arrangement sur le Royaume-Uni n’a, en termes de lisibilité du droit de l’Union, rien d’un arrangement. Du moins a-t-il le mérite d’offrir l’occasion de rappeler la subtilité des interventions juridiques dont a fait l’objet – plus ou moins frontalement – le droit de l’Union européenne, qu’elles soient jusqu’alors destinées à convaincre un Etat membre de ratifier un traité de l’Union, ou à réaliser des avancées liées à l’Union européenne sans utiliser le cadre de celle-ci. Ainsi, l’arrangement sur le Royaume-Uni comprend :

a) des conclusions du Conseil européen, lequel constitue depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, une institution de l’Union européenne. Dans ces conclusions, le Conseil européen convient que l’ensemble des dispositions visées ci-après, réussissent le pari d’être « pleinement compatibles avec les traités» et d’être « une réponse appropriée aux préoccupations exprimées par le Royaume‑Uni» (I, pt 2).

b) une décision des chefs d’Etat ou de gouvernement réunis au sein du Conseil européen, (annexe I), qui constitue le cœur de l’arrangement. Elle est divisée en cinq rubriques : la dernière relative aux dispositions finales, les quatre autres répondant à chacun des domaines de négociations souhaités par le Premier Ministre britannique (gouvernance économique ; compétitivité ; souveraineté ; prestations sociales et libertés de circulation). La forme retenue pour contenir cet accord n’est pas nouvelle : c’est elle qui avait été utilisée pour débloquer la ratification du traité de Maastricht pour le Danemark, voire pour contenir le Pacte pour la croissance et l’emploi adopté lors du Conseil européen de juin 2012 par « les chefs d’État ou de gouvernement ». Est nouveau en revanche, le contexte d’adoption de ce type d’acte, en dehors de toute perspective d’intégration. Or, le choix de ce type d’acte, qui se distingue formellement d’une décision du Conseil européen, obéit à une double stratégie d’évitement.

D’une part, il s’agit de présenter l’arrangement sous la forme d’un accord en forme simplifiée, afin de le dispenser – ou du moins d’espérer le dispenser – de la procédure de ratification par voie parlementaire, tant au niveau national qu’européen. La forme de cette décision des chefs d’Etat ou de gouvernement jette un doute sur sa nature de traité international, et sur son appréhension par les ordres juridiques nationaux et européen. On rappellera alors qu’en France, l’article 52 de la Constitution permet au Président de la République non seulement de négocier, mais aussi de ratifier les traités, sous réserve qu’il ne s’agisse pas de l’un des traités visés par l’article 53, ou d’un traité d’adhésion à l’Union visé par l’article 88-5. Du point de vue de l’Union européenne, la décision des chefs d’Etat ou de gouvernement ne supposerait pas non plus la mise en œuvre des processus institutionnels associant le Parlement européen, prévus par le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, dès lors qu’elle n’est, formellement du moins, ni une décision d’une institution au sens de l’art. 288 TFUE, ni un accord conclu par l’Union au sens de l’art.216 TFUE, ni une révision des traités fondateurs de l’Union européenne au sens de l’art. 48 du traité sur l’Union européenne, même si l’on reviendra sur ce point.

Certes, on pourrait penser qu’un tel sujet, qui dépasse l’octroi de quelques concessions supplémentaires à un Etat et concerne bel et bien la nature du projet européen mériterait quelques débats parlementaires. Que de tels esprits férus de démocratie se rassurent, l’arrangement entend répondre à leurs préoccupations : le texte précise avoir été adopté « compte tenu des points de vue exprimés par le président et les membres du Parlement européen », et sur le fond, la section C rajoute une nouvelle hypothèse de contrôle par les parlements nationaux, au titre de la subsidiarité. Et s’il fallait encore chercher matière à consolation, on serait tenté d’imaginer, au vu des changements apportés par la décision de 2016 sur la nature du projet européen, qu’un problème de compatibilité est susceptible de survenir entre cette décision et la Constitution française. Le titre XV de celle-ci pourrait alors venir « au secours » du projet européen tel qu’il a été jusqu’ici consacré par le constituant.

D’autre part, le fait de préférer une décision des chefs d’Etat ou de gouvernement réunis au sein du Conseil européen à une décision du Conseil européen permet également d’éviter le contrôle de la Cour de justice de l’Union européenne. En effet, « les actes adoptés par les représentants des États membres agissant non pas en qualité de membres du Conseil, mais en qualité de représentants de leur gouvernement, et exerçant ainsi collectivement les compétences des États membres ne sont pas soumis au contrôle de légalité exercé par la Cour » (aff. C-181/91, pt 12). Mais le contournement reste sans conséquence puisque cette décision est pleinement compatible avec les traités de l’Union : le Conseil européen l’a dit (pt 2 des conclusions), les chefs d’Etat ou de gouvernement aussi (pt 3 des conclusions). Surtout, le contournement du contrôle juridictionnel n’est peut-être que provisoire car « il ne suffit pas qu’un acte soit qualifié de “décision des États membres” pour qu’il échappe au contrôle institué par l’article 173 du traité (devenu art.263 TFUE). Encore faut-il pour cela vérifier que l’acte en question, eu égard à son contenu et à l’ensemble des circonstances dans lesquelles il a été adopté, ne constitue pas en réalité une décision du Conseil » (aff. C-181/91 précitée, pt 14). Dans une telle hypothèse, on ne manquera pas de souligner que, malgré la prudence de la formulation (« il est noté que »), la décision des chefs d’Etats ou de gouvernement invite la Commission à proposer une modification du droit dérivé « après la prise d’effet de la présente décision » (section D, pt 2, de la décision précitée). Ni que l’entrée en vigueur d’une telle décision des chefs d’Etat ou de gouvernement est subordonnée au jour où le Royaume‑Uni décidera de rester membre de l’Union européenne et qu’il en informera le Conseil de l’UE (pt 3, iv, des conclusions). Et dans l’hypothèse où cette décision serait bien plus, un acte de révision des traités (ce qui est peu probable compte tenu du fait que certains points sont expressément voués à être intégrés dans le droit primaire lors de la prochaine révision), on rappellera que la Cour de justice contrôle également le respect par le Conseil européen de la procédure de révision simplifiée des traités prévue par l’article 48 TUE (aff. C-370/12, Pringle). En attendant une éventuelle destinée contentieuse de la décision (à l’initiative de l’Espagne ? [aff. C-44/14]), il faudra se résigner à la nature ambigüe de la décision des chefs d’Etat ou de gouvernement, et considérer que les éléments qu’elle comporte « doivent être prises en considération en tant qu’instruments d’interprétation » des traités de l’Union (aff. C-135/08, pt 42).

c) L’arrangement contient ensuite une déclaration de ces mêmes chefs d’État ou de gouvernement (annexe II), qui inclut un projet de décision du Conseil de l’UE cette fois. Il porte sur les dispositions particulières relatives à la bonne gestion de l’union bancaire et des conséquences d’une intégration plus poussée de la zone euro et détermine le fameux « droit de regard » des Etats non-membres de la zone euro. Les chefs d’Etat ou de gouvernement se sont engagés à ce que l’institution de l’Union européenne qu’est le Conseil de l’UE adopte la décision en cause, et ont même « déclaré » que cette décision du Conseil de l’UE entrera en vigueur le même jour que la décision des chefs d’Etat ou de gouvernement précédente.

De nouveau, l’empilement réalisé paraît quelque peu hasardeux dans la mesure où le fondement juridique de cette future décision du Conseil de l’UE n’est pas explicité, le projet se contentant de le présenter comme un « complément de la décision (du Conseil) 2009/857/CE du 13 décembre 2007» laquelle concernait des dispositions transitoires et non un mécanisme permanent concernant les modalités de décision au Conseil dans l’union bancaire et la zone euro. N’apporte guère de fondements juridiques plus solides, au regard du droit de l’Union, le fait que le projet indique que le mécanisme prévu « contribue au respect des principes énoncés à la section A de la décision des chefs d’État ou de gouvernement» précitée, en ce qui concerne les actes législatifs relatifs à la bonne gestion de l’union bancaire et des conséquences d’une intégration plus poussée de la zone euro, dont l’adoption est subordonnée au vote de tous les membres du Conseil.

d) une déclaration du Conseil européen (annexe III) complète l’arrangement, les chefs d’Etat ou de gouvernement ayant cette fois choisi que leur réunion serait celle d’une institution de l’Union européenne. Il faut dire que l’enjeu n’est pas le même puisqu’il s’agit ici « simplement » d’une déclaration visant à donner des impulsions pour améliorer la compétitivité de l’Union européenne.

e) enfin, quatre déclarations de la Commission européenne parachèvent ce dispositif. La première (annexe IV) porte sur des mécanismes de mise en œuvre de la subsidiarité et de la réduction des charges, et vise en particulier le programme REFIT de la Commission. Plus sensible est la deuxième déclaration (annexe V). Ajoutée par rapport au projet d’arrangement, elle porte sur les allocations familiales, un des nerfs de bataille menée par David Cameron, qui ressort avec une déclaration de la Commission européenne indiquant qu’elle présentera une proposition visant à permettre l’indexation des allocations familiales exportées vers un État membre autre que celui où le travailleur réside notamment sur le niveau de vie et le niveau des allocations familiales applicables dans l’Etat membre en cause.

La « visibilité » ainsi acquise par le Royaume-Uni n’est cependant que partielle : la déclaration de la Commission, contrairement à la précédente, n’évoque pas de délai précis, et la future proposition devra être adoptée par le Conseil, mais aussi par le Parlement européen puisqu’elle concerne une révision du règlement n°883/2004. Des remarques similaires valent pour la déclaration suivante de la Commission (annexe VI), qui présentera une proposition de modification du règlement n°492/2011 du Parlement et du Conseil relatif à la libre circulation des travailleurs. Mais ici, l’objet de la révision comme le mode opératoire de son adoption, méritent une certaine attention. Déjà parce que ce faisant, la Commission mettrait en œuvre la décision des chefs d’Etat ou de gouvernement lesquels ne sont pas, du point de vue du droit de l’Union, une instance d’impulsion législative pour le marché intérieur. Elle s’engage ainsi – politiquement du moins – à présenter une proposition destinée à mettre en place le fameux mécanisme « d’alerte et de sauvegarde » permettant à un Etat membre, dans certaines circonstances et sur proposition de la Commission et après autorisation du Conseil, de restreindre l’accès des ressortissants de l’UE à certaines prestations liées à l’emploi. En outre, et peut-être surtout, la révision n’est même pas adoptée que la Commission déclare « que le pays connaît aujourd’hui le type de situation exceptionnelle auquel le mécanisme de sauvegarde proposé devrait s’appliquer». Il ne fallait pas dire autrement qu’il sera fait en sorte que les critères retenus par la Commission et par le Conseil, pour autoriser un Etat membre à restreindre l’accès aux prestations seront étalonnés sur la situation actuelle du Royaume-Uni. Enfin, par une énigmatique formule proche d’un feu vert anticipé, la Commission déclare qu’il serait alors « justifié que le Royaume-Uni active le mécanisme dans l’attente légitime d’obtenir l’autorisation requise». Il restait alors à la Commission à adopter une dernière déclaration (annexe VII), exposant les orientations de ses futures propositions pour contrer l’utilisation abusive du droit de libre circulation des personnes et satisfaire David Cameron.

2. Enlever quelques pièces stratégiques

Dans ce jeu d’habileté, le Royaume-Uni a fait preuve d’adresse, en retirant certaines pièces maîtresses du cadre général de l’Union européenne, auquel il suffisait ensuite d’ôter certains principes applicables en matière de libre circulation des personnes.

a) Fragiliser le statut d’EM

L’arrangement trouvé n’est pas seulement une occasion d’accentuer la différenciation existante dans l’Union européenne, et notamment la longue liste de mesures spécifiques instituées au profit du Royaume-Uni.

D’abord, l’arrangement scinde de manière générale les Etats membres en plusieurs catégories. Or, jusqu’ici, la différenciation existant dans l’Union européenne ne concernait que des droits spécifiques reconnus pour tel ou tel domaine, à tel ou tel Etat. Le seul droit qui était accordé sous une forme générale, c’était le droit pour un certain nombre d’Etats d’approfondir l’intégration, le régime de la coopération renforcée assurant aux autres le droit de les rejoindre. La décision des chefs d’Etat ou de gouvernement est d’un tout autre ton. Rappelant toutes les différenciations qui ont été admises au fil du temps, elle opère une conclusion générale aussi nouvelle que dangereuse : « Par conséquent, ces processus permettent aux différents États membres d’emprunter différentes voies d’intégration, en laissant aller de l’avant ceux qui souhaitent approfondir l’intégration, tout en respectant les droits de ceux qui ne veulent pas suivre cette voie ». Sous la pression du droit de retrait de l’Union européenne, formellement consacré depuis Lisbonne par l’article 50-1 du TUE, le droit « d’être en retrait » dans l’Union européenne était né.

Il ne restait alors plus qu’à en définir le régime juridique. Dans le domaine de l’ELSJ, le statut « d’Etat en retrait » confère à ce dernier le droit d’exiger que les représentants des États membres (« agissant en leur qualité de membres du Conseil »), veillent à ce qu’une mesure qui relèverait de la troisième partie, titre V, du TFUE, les protocoles n°21 et 22 s’y appliquent, « y compris lorsque cela suppose de scinder la mesure en deux actes » (section C, pt 4). Dans le domaine de l’UEM, si Jean‑Claude Juncker s’est attaché à ce que l’euro soit considéré comme « la monnaie de l’UE », David Cameron a obtenu que les interventions des Etats membres liées au fonctionnement de la zone euro « respectent les compétences, droits et obligations des États membres dont la monnaie n’est pas l’euro » (section A, pt 1, de la décision des chefs d’Etat ou de gouvernement).

Le nouveau régime passe par un droit de regard de l’Etat en retrait sur l’action de ses partenaires. Ainsi, sans obtenir un droit de veto, il suffira qu’un seul Etat dont la monnaie n’est pas l’euro – quand bien même cela relèverait d’un choix de l’Etat en question – indique « son opposition motivée » à l’adoption d’un acte législatif concernant cette zone, pour que le Conseil fasse « tout ce qui est en son pouvoir pour aboutir, dans un délai raisonnable et sans porter préjudice aux délais impératifs fixés par le droit de l’Union, à une solution satisfaisante pour répondre aux préoccupations soulevées par le ou les membres » (article 1, pt 2, du projet de décision du Conseil contenu dans l’annexe II). Or ce droit de regard n’est guère motivé par des considérations d’interdépendance entre la zone euro et le reste du marché intérieur, dès lors qu’il n’a pas pour contrepartie une incitation équivalente à participer aux mesures d’urgence et de crise destinées à préserver la stabilité financière de la zone euro, un nouveau chèque ayant été accordé au Royaume-Uni (section A, pt 1, de la décision des chefs d’Etat ou de gouvernement).

C’est enfin dans cette logique que l’on peut reconnaître, presque sans difficulté, qu’un Etat membre « n’est pas tenu de prendre part à une intégration politique plus poussée dans l’Union européenne » (section C, pt 1). Certes, cette rubrique consacrée à la question de la souveraineté a, par rapport au projet, davantage été ciblée sur le Royaume-Uni pour ne pas remettre – complètement – en cause les principes fondateurs de l’Union européenne. Exit donc, le passage introductif du projet qui annonçait de manière générale et regrettable que les références que contiennent les traités et leur préambule au processus de création d’une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens « n’équivalent pas à un objectif d’intégration politique ». Mais le projet européen n’en sort que partiellement indemne dès lors que l’arrangement reconnaît que « les références à une union sans cesse plus étroite ne s’appliquent pas au Royaume‑Uni ». Obtenant également l’engagement que cette affirmation sera inscrite dans les traités lors de leur prochaine révision, le Royaume-Uni vient de gagner la bataille qu’il avait perdue lors de l’institution des premières communautés. Etre un Etat membre de l’Union européenne ne signifie plus forcément participer à un processus politique visant un rapprochement entre les peuples européens. La « dénaturation de l’engagement européen » amorcée, le Royaume-Uni n’avait plus qu’à déterminer la nouvelle coloration qu’il prendrait dans le domaine de la libre circulation des personnes.

b) Réorienter le régime de circulation dans l’UE

Les aspects liés à la libre circulation des personnes sont régis principalement par la section D de la décision principale des chefs d’Etat ou de gouvernement. Cette section D ne propose pas simplement un nouvel arrangement des finances britanniques du type cette fois « I want my money stay ». Les concessions accordées illustrent la nouvelle orientation que les britanniques ont réussi à donner au projet européen.

La philosophie. L’introduction de la section D annonce la philosophie générale des arrangements à suivre, ciblés sur ceux qui ont fait usage des droits de l’Union, et qui sont des menaces au mieux pour les régimes nationaux de sécurité sociale, au pire pour la sécurité publique. Les chefs d’Etat ou de gouvernement rappellent, avec un laconisme déconcertant, le principe de la libre circulation des personnes dans l’Union européenne – pas même un mot sur celle des citoyens de l’Union – qui fait, « simplement » pourrait-on rajouter, « partie intégrante du marché intérieur », et qui suppose le droit pour les travailleurs des Etats membres d’accepter des offres d’emploi partout dans l’Union. Avant l’arrangement, on aurait probablement souligné que le droit de l’Union cherchait à favoriser une telle libre circulation. Désormais on pointe du doigt les travailleurs qui se déplacent dès lors que leur seule motivation serait de bénéficier « des différences de niveau de rémunération entre les Etats membres ». De même en ce qui concerne la sécurité sociale, on ne trouvera ni rappel de la logique d’une approche européenne sur ces questions, ni rappel des grands principes structurants l’intervention du droit de l’Union. Les chefs d’Etat ou de gouvernement se bornent à pointer du doigt ces travailleurs attirés « en soi » par la diversité systèmes de sécurité nationaux. Diversité proche de la fatalité puisque « le droit de l’Union coordonne mais n’harmonise pas » les régimes nationaux de sécurité sociale. Face au risque engendré par la disparité, il aurait été concevable que les Etats reprennent la déclaration de Messine qui était ambitieuse en termes d’harmonisation dans le domaine social ou qu’au sein du Conseil de l’UE, ils se mettent d’accord pour améliorer le régime de coordination voire d’harmonisation. L’arrangement préfèrera mettre en cause leur circulation au point de chercher à limiter non pas seulement l’octroi de certaines prestations, mais carrément « les flux de travailleurs ».

Il ne restait alors plus qu’à décliner des directives d’interprétation – dont certaines rejoignent et renforcent la jurisprudence récente de la CJUE – et des impulsions de modification du droit de l’Union, pour renforcer les exceptions à la libre circulation, la lutte contre les effets financiers (pour les seuls régimes de sécurité sociale) négatifs de la libre circulation et la lutte contre les abus de la libre circulation.

Les consignes d’interprétation. Sous réserve des interrogations relatives à leur nature et leur validité, les indications apportées par la décision des chefs d’Etat ou de gouvernement doivent être « prises en considération en tant qu’instruments d’interprétation » des traités de l’Union (aff. C-135/08, pt 42). Rappelant l’état du droit existant, et notamment la marge d’appréciation des Etats pour mettre en œuvre leur politique sociale, la section D entend fournir des directives d’interprétation des exceptions à la libre circulation des travailleurs de l’UE (art. 45 TFUE) et la libre circulation des citoyens de l’Union (art.21 TFUE). A cet égard, elle s’inscrit dans la lignée des jurisprudences Dano, et plus récemment Alimanovic (aff. C-67/14), lorsqu’elle précise que les Etats peuvent rejeter des demandes d’aides sociales dont la fonction prépondérante est de garantir le minimum des moyens d’existence (même si elles facilitent par ailleurs l’accès au marché du travail), lorsque ces demandes émanent de citoyens qui ne bénéficient pas d’un droit de séjour ou ne sont autorisés à séjourner sur leur territoire qu’à des fins de recherche d’emploi.

Traitées dans la décision des chefs d’Etat ou de gouvernement sous l’angle des directives d’interprétation, la compétence des Etats membres pour prévenir « les abus de droits ou les fraudes » (mais à quoi ?) devrait être assise par une proposition de la Commission européenne. Dans sa déclaration (annexe VII), celle-ci a indiqué qu’elle proposerait une révision de la directive 2004/38/CE sur la libre circulation des personnes « afin d’exclure du champ d’application des droits de libre circulation tout ressortissant de pays tiers qui n’a pas préalablement séjourné de manière légale dans un Etat membre avant de se marier avec un citoyen de l’Union ou qui ne se marie avec un citoyen de l’Union qu’après que celui-ci a établi sa résidence dans l’Etat membre d’accueil ».

Il s’agit ici de remettre en cause la jurisprudence Metock (C‑127/08), afin de permettre l’application des règles britanniques d’immigration aux ressortissants de pays tiers mariés à des citoyens de l’UE, sous couvert « d’abus de droits ou fraudes ». L’abus ici est établi par référence à la situation légale du ressortissant de pays tiers dans un Etat membre, et l’emporterait sur la situation matrimoniale et familiale des intéressés, peu importe dans ce cas que le mariage ne soit pas un mariage de complaisance. L’abus, cependant, pourrait aussi venir de l’incertaine compatibilité de cette mesure avec les droits fondamentaux européens qui ne sont pas encore évincés de la partie. Enfin, la dimension sécuritaire est également prégnante puisque la Commission précisera que les Etats membres peuvent prendre en compte « le comportement passé » d’une personne afin de déterminer si un citoyen constitue une menace actuelle pour l’ordre public ou la sécurité publique, les Etats pouvant agir « même en l’absence de condamnation pénale antérieure » de l’intéressé.

Les modifications du droit de l’Union. Elément central de l’arrangement en ce qui concerne l’immigration, la décision des chefs d’Etat ou de gouvernement « prend note » de l’intention de la Commission de proposer une modification de deux actes de droit dérivé.

La première vise la révision du règlement n°883/2004 du Parlement européen et du Conseil afin de permettre l’indexation de certaines prestations sociales, celles qui sont exportées vers l’Etat membre où l’enfant du travailleur réside, et ne porterait pas sur d’autres prestations exportables telles que les pensions de vieillesse. Une telle indexation se ferait en fonction des « conditions » qui prévalent dans l’Etat membre où l’enfant réside, la Commission ayant précisé que « ces conditions comprennent le niveau de vie et le niveau des allocations familiales applicables dans l’Etat en question » (déclaration de l’annexe V). La limitation dans le temps de cette mesure, qui ne serait probablement applicable qu’aux nouvelles demandes effectuées à partir du 1er janvier 2017, laisse certains observateurs entrevoir un printemps fertile…

Last but not least, le règlement n°492/2011 devrait être révisé « afin de tenir compte de l’effet d’appel engendré par le régime de prestations liées à l’emploi ». Les chefs d’Etat ou de gouvernement sont parvenus à un accord sur le très médiatique mécanisme d’alerte et de sauvegarde, destiné à faire face à un problème de taille qui justifie probablement que les milliers de demandeurs d’asile syriens passent au second plan de ce Conseil européen : une situation caractérisée par « l’afflux d’une ampleur exceptionnelle et pendant une période prolongée des travailleurs en provenance d’autres Etats membres ». Le véritable géni de ce mécanisme, ce n’est pas tant d’instituer un système dans lequel l’Etat membre en cause peut être autorisé par le Conseil, sur proposition de la Commission, à restreindre l’accès des travailleurs européens à certaines prestations liées à l’emploi. Ni d’instituer une exception à l’égalité entre les citoyens de l’Union européenne dans ce domaine. Le véritable géni de ce mécanisme, c’est de retourner complètement la situation : faute de pouvoir mettre en cause les travailleurs, qui, dans ce cas, ne sont pas simplement venus « en soi » profiter du système de sécurité sociale britannique, il fallait s’ingénier à transformer la situation en faveur des Etats. L’art ici, c’est de faire passer une situation migratoire qui résulte de « politiques passées consécutives aux précédents élargissements » (décision des chefs d’Etat ou de gouvernement) en une situation où ce faisant, l’Etat n’a en réalité « pas fait pleinement usage des périodes transitoires prévues dans les actes d’adhésion » (déclaration de la Commission, annexe VI). Il ne restait alors qu’à conclure que, le Royaume-Uni ayant « fait face » à un « afflux exceptionnel » de travailleurs européens, il serait justifié qu’un tel mécanisme s’applique à cet Etat, et même qu’il active le mécanisme dans l’attente « légitime » d’obtenir l’autorisation requise. Il n’en faudra pas beaucoup plus pour faire chavirer l’Europe sociale, voire l’idée européenne tout court.

3. Attendre que la tour s’écroule ?

Alors que l’année 2016 s’ouvrait avec l’appel de Jean-Claude Junker pour plus d’union dans l’Union, il n’est pas même certain que les quelques garde-fous apportés permettent à l’édifice européen de se maintenir. On l’a aperçu, tant par la forme que sur le fond, l’arrangement trouvé le 19 février pour répondre aux demandes du Royaume-Uni est dangereux pour l’Union européenne. Derrière l’alternative du « Let them go » / « please stay », c’était bien l’identité de l’Union européenne qui était en jeu. Et si l’on doute de ce qu’elle deviendrait en perdant l’un de ses membres les plus anciens et les plus puissants, son évolution paraît tout aussi incertaine dans ce nouveau schéma.

Au-delà des dérogations acquises, rien ne permet de penser qu’il s’agit là du dernier marchandage dès lors que le projet européen est désormais en permanence susceptible d’être (re)négocié. Le Royaume-Uni a ouvert la voie à une stratégie de négociations qui mise sur la menace d’un retrait de l’UE pour obtenir de nouvelles concessions des partenaires européens en sachant qu’ils seront prêts à tout ou presque pour garantir une unité européenne apparente. Un tel jeu de marchandages contractuels, destinés à garantir un statut formel d’Etat membre, pourrait rapidement vider de sa substance le projet d’une véritable Union européenne, au moment où les défis auxquels elle est confrontée impliquent solidité et solidarité.

Pour autant, il n’est pas sûr que les nouvelles règles du jeu de l’arrangement britannique aient un bel avenir devant elles. L’arrangement doit encore passer l’épreuve du referendum du 23 juin au Royaume-Uni. Il n’est pas non plus exclu que la Cour de justice se prononce sur cet arrangement ou sur les révisions qui le mettront en œuvre. En outre, certaines de ces modifications impliquent au préalable l’intervention du Parlement européen qui a salué dans son principe l’accord trouvé, mais s’est montré prudent en ce qui concerne la libre circulation des personnes et la clause de sauvegarde.

Certains des députés de la commission des affaires constitutionnelles ont même émis, mardi 23 février, plusieurs doutes quant à l’accord trouvé par les leaders européens. Même du côté des Etats membres, ceux-ci pourraient, au lieu de s’engouffrer dans une brèche protectionniste comparable, faire preuve d’une « vigilance » renforcée à l’égard du Royaume-Uni. L’annonce faite par David Cameron d’une privation entière des « in-work benefits », alors que le texte prévoit une graduation, et l’interprétation extensive de la période de privation, ont déjà ravivé l’opposition de la Pologne. Celle-ci pourrait d’ailleurs trouver un appui auprès d’Etats qui n’oublieront probablement pas rapidement le manque de solidarité frontale du Royaume-Uni à l’égard des plans de sauvetage. Finalement la chance de l’Union européenne pourrait venir de ce qu’« un bon compromis laisse toujours tout le monde en colère » …