L’arrêt Aksu C. Turquie : quelle intensité pour la protection d’une minorité « vulnérable » aux yeux de la Cour européenne des droits de l’homme ?

par Simon Labayle, CERIC

L’arrêt Aksu rendu en grande chambre par la Cour européenne des droits de l’homme le 15 Mars 2012 mérite que l’on y revienne, quelques mois après avoir été rendu. Il mettait aux prises M. Mustafa Aksu avec la Turquie. Le conflit les opposant trouvait sa source dans le financement, par cet Etat, de trois publications qui contiennent aux yeux du requérant « des observations et expressions hostiles aux Roms » (§ 3), et donc « offensantes pour son identité rom/tsigane » (§40).  Il  sollicitait donc « la suspension des ventes de l’ouvrage et la saisie de la totalité des exemplaires » (§14), et  se tournait vers la juridiction strasbourgeoise la suite de son échec devant les juridictions internes turques.

Le raisonnement de la Cour s’articule autour de l’analyse d’une violation éventuelle de l’article 8 de la Convention, et s’apprécie donc sous l’angle du droit au respect de la vie privée et familiale. En l’espèce, la Cour estime que contrairement à ce qu’évoquait le requérant, les publications en cause ne soulevaient pas de question relative à une éventuelle discrimination de la communauté Rom, du point de vue de l’article 14 de la Convention.

Pour trancher ce litige, le juge strasbourgeois apprécie d’abord de façon large la qualité de victime potentielle du requérant. Il la lui reconnaît en effet alors qu’il n’était pas directement visé par les ouvrages mis en cause. Ce raisonnement se justifie, aux yeux de la Cour, non seulement par l’appartenance dudit requérant à la communauté Rom, mais également par une référence à l’examen au fond de l’affaire par les tribunaux nationaux turcs (§ 53 et 54). 

La vulnérabilité de la minorité Rom

L’un des intérêts majeur de cet arrêt réside à nos yeux dans la position adoptée par la Cour à l’égard de la minorité Rom. Le juge strasbourgeois estime en effet qu’il est de son devoir de veiller à ce que lui soit assurée une protection spéciale. Il reviendra d’ailleurs par deux fois sur le caractère indispensable d’une attention aussi particulière.

D’abord au point 44, en réaffirmant que « du fait de leurs vicissitudes et de leur perpétuel déracinement, les Roms constituent une minorité défavorisée et vulnérable, qui a dès lors besoin d’une protection spéciale ». Au point 75, ensuite, lorsqu’il rappelle que « la vulnérabilité des Roms/Tsiganes implique d’accorder une attention spéciale à leurs besoins et à leur mode de vie propre, tant dans le cadre réglementaire considéré que lors de la prise de décision dans des cas particuliers ». On comprend dès lors que la portée de la décision rendue devra être analysée à l’aune de ces considérations.

Variations autour du concept d’identité

Le problème juridique auquel la Cour se trouvait ici confrontée était, rappelons-le, posé de manière très claire. Elle se devait de juger de l’office des juridictions internes turques qui « étaient appelées à ménager un juste équilibre entre, d’une part, les droits que l’article 8 de la Convention reconnaissait au requérant en sa qualité de membre de la communauté rom, et, d’autre part, la liberté pour l’auteur de l’ouvrage litigieux de se livrer à des travaux de recherche universitaires/scientifiques sur un groupe ethnique spécifique et de publier ses conclusions » (§69).

Elle bâtit son argumentation en précisant d’abord ce qu’il convient d’entendre à travers la notion de « vie privée » au sens de l’article 8. Elle développe à cette occasion une réflexion particulièrement intéressante quant à l’étroitesse du lien entre la « vie privée », l’ « autonomie personnelle », et la notion d’  « identité ». Elle constate à cette occasion la relation fusionnelle que partagent « l’identité physique » et « l’identité collective » d’un individu, ce qui explique qu’à ses yeux « tout stéréotype négatif concernant un groupe peut agir sur le sens de l’identité de ce groupe ainsi que sur les sentiments d’estime de soi et de confiance en soi de ses membres ». Elle en déduit qu’un tel stéréotype peut « être considéré comme touchant à la vie privée des membres du groupe » (§58).

Dès lors, et compte tenu des préoccupations de la Cour quant à la nécessité d’une protection particulière accordée à la minorité Rom, l’affaire prenait un tour particulièrement sensible. 

La liberté d’expression

Particulièrement délicat car la Cour rappelle dans cet arrêt la place toute particulière qu’occupe la liberté d’expression, « l’un des fondements essentiels d’une société démocratique » (§64), dans la société européenne. Elle constitue un corollaire indissociable à des valeurs chères à l’ordre juridique conventionnel, telles que « le pluralisme » et « la tolérance ».

Ce statut majeur implique naturellement une protection juridique forte, et surtout que toute exception soit strictement interprétée.

La mise en balance des articles 8 et 10 de la Convention

Les juges ne jouissaient donc que d’une étroite marge de manœuvre pour arbitrer entre les deux articles. Il leur appartenait en effet de procéder à la conciliation entre les valeurs, clairement incompatibles en l’occurrence, qui les sous-tendent. Mais, toute concession à l’un d’entre eux ne pouvant être accordée qu’au détriment de l’autre, ils opéreraient à une hiérarchisation informelle de ces valeurs au sein de l’ordre juridique conventionnel. La Cour affirme ainsi qu’ « En pareil cas, la Cour est donc amenée à mettre en balance le droit du requérant au « respect de sa vie privée » et l’intérêt général à la protection de la liberté d’expression, sans perdre de vue qu’il n’existe aucun rapport de subordination entre les droits garantis par les deux dispositions ».

Ce n’est donc pas le moindre mérite de cet arrêt que de livrer une position claire de la juridiction strasbourgeoise quant à cette épineuse opération de mise en balance et de recherche d’équilibre entre les droits protégés par la Convention.

Or, elle estimait en fin de compte que les autorités turques avaient opportunément usé de leur marge d’appréciation en n’interdisant pas la publication et la commercialisation des ouvrages mis en cause par le requérant, puisqu’elles « n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation et n’ont pas méconnu leur obligation positive de garantir au requérant un respect effectif de sa vie privée » (§76). La juridiction strasbourgeoise étaye d’ailleurs son argumentation en ajoutant que « si l’auteur évoque des activités illégales de certains membres de la communauté rom vivant dans des régions particulières, à aucun moment dans le livre il ne formule des observations négatives sur la population rom en général ou ne prétend que l’ensemble des Roms se livrent à des activités répréhensibles ». Elle en conclut donc qu’en « l’absence de tout élément de nature à démontrer que les déclarations de l’auteur manquaient de sincérité, la Cour estime que les juridictions internes étaient fondées à conclure que l’intéressé s’était donné de la peine et qu’il n’était pas mû par des intentions racistes » (§70).

La Cour, en jugeant que les décisions rendues par les autorités turques étaient conformes aux exigences conventionnelles, promeut donc une conception large de la protection de la liberté d’expression. Ce choix, adopté malgré les questions qui se posaient au regard de l’article 8 de la Convention, et surtout de l’exigence de protection particulière à l’endroit la minorité Rom qu’elle appelait de ses vœux à plusieurs reprises au cours l’arrêt, souligne l’importance que la juridiction confère à cette valeur. Il ne doit cependant pas être considéré comme un dogme absolu, la Cour rappelant régulièrement tout au long de cet arrêt qu’elle demeure maîtresse de l’appréciation de l’utilisation de leur marge d’appréciation par les juridictions nationales en la matière.