Bridge over troubled waters : le bilan JAI de la présidence danoise de l’Union (suite et fin)

par Henri Labayle, CDRE

Un conflit majeur s’est cristallisé sous la présidence danoise, transformé progressivement en conflit de principe, celui de la gouvernance de Schengen. En préalable, il est bon de rappeler une évidence : le traité de Lisbonne n’a pas fait disparaître la volonté des Etats membres de conserver leur inspiration première, qui avait guidé les débuts de la coopération européenne en matière JAI, celle de Schengen.

Schengen, archétype de la méthode intergouvernementale, n’était donc pas soluble dans l’Union au seul prix d’un protocole permettant l’intégration de son acquis. C’était mal connaître les ressorts de la construction européenne que de l’imaginer, de ne pas comprendre que seule l’occasion manquait pour rappeler les limites de l’importation de Schengen dans le monde communautaire.

Avec une certaine naïveté d’esprit, pour ne pas écrire davantage, les observateurs se sont pourtant satisfaits de cette intégration à Amsterdam, répétée à Lisbonne, imaginant que les obstacles avaient ainsi été gommés et la page tournée. A l’image d’une poule découvrant un couteau, les mêmes observateurs semblent aujourd’hui découvrir les zones de friction de ce dispositif intergouvernemental avec les schémas de la construction européenne « orthodoxe ». Fondamentalement, là où les uns imaginaient que l’intégration dans les traités valait implicitement alignement sur le droit commun, les autres, c’est-à-dire les Etats membres, estimaient que le prix de cette intégration était celui du maintien d’un traitement particulier.

Il ne fallait pas être grand clerc pour deviner que le silence gardé par les différents protagonistes ne valait pas reddition, que le conflit larvé depuis 1999 et l’adoption de la décision de ventilation de l’acquis Schengen ne pouvait qu’éclater au grand jour. Il a suffi d’une étincelle, celle des évènements du printemps arabe, pour que ce soit le cas.

2. Le conflit

Il repose sur des explications plus complexes qu’il n’y paraît, prenant racines dans le processus de création de l’ELSJ lui même.

Mise en perspective

Prisé des Etats parce que mettant à l’écart la méthode communautaire comme les institutions qui l’animent, « Schengen » a produit à la fois une culture, un état d’esprit, et un mode de fonctionnement profondément originaux. Ce phénomène a précédé l’ELSJ sans disparaître à son avènement, constituant une étape décisive de la construction de l’ELSJ. Avancer pour autant que Schengen repose sur la confiance mutuelle que se prêtent les Etats parties relève cependant d’un optimisme décalé ou d’une forme d’humour pratiquée par les seuls diplomates.

Dès le premier jour au contraire, la défiance l’anime et explique sa construction. Méfiance naturelle de chacun à l’idée de se départir de propre système national, d’abord, méfiance traditionnelle à l’encontre de l’Etat partenaire, ensuite, méfiance politique devant les institutions communes, surtout. Il n’est que de lire la décision 91-294 DC du 25 juillet 1991 et la lettre de saisine du Conseil constitutionnel qui la justifie pour trouver un résumé de cette prévention et saisir à quel point elle illustre les préventions à l’encontre de la construction européenne.

Artifice d’une communication bien menée ayant conduit à le présenter comme un « laboratoire » de l’intégration alors qu’il se voulait être surtout un « club » d’Etats à la recherche d’une alternative à la construction communautaire, Schengen est aujourd’hui magnifié comme un symbole européen. Curieux retournement de l’Histoire pour un objet longtemps mal aimé de la construction européenne, dans les capitales comme à Bruxelles … Véhiculant le parfum liberticide d’une « Europe des polices » vouée aux gémonies à laquelle il s’identifie, Schengen est à ce jour la tentative inter-étatique la plus accomplie d’évitement des institutions de l’Union, de leur droit et de leurs contrôles démocratiques.

En fait, la construction de Schengen ne mérite ni cet excès d’indignité ni cette sanctification tardive. Penser autrement, c’est oublier l’histoire et les faits qui s’y rapportent.

Schengen a, de tous temps, véhiculé défiance mutuelle et volonté de contrôle par les Etats membres. En témoignent les procédures sélectives de son ouverture progressive à d’autres qu’aux cinq Etats membres fondateurs (qui perdurent pour deux Etats membres) comme le refus de reconnaître leur place aux institutions communautaires ou celui de confier à d’autres le soin d’opérer les contrôles indispensables à la réussite de ce projet intergouvernemental d’application d’un principe communautaire, celui d’une libre circulation des personnes sans entraves.

Et force est de reconnaître que l’efficacité de l’action fut au rendez vous : qui pourrait sérieusement prétendre que des dossiers aussi complexes et sensibles que ceux de l’ouverture des frontières intérieures, de la construction du SIS, de l’accord sur l’observation transfrontalière ou des garanties du ne bis in idem auraient été gérés avec le même succès dans le monde de l’Union que nous connaissons aujourd’hui ? Celui qui, 15 ans après la signature de la Convention de 1995 relative à la protection financière des intérêts de l’Union, n’est toujours pas capable de garantir le budget commun puisque seulement 4 Etats membres s’acquittent pleinement de leurs obligations (COM (2011) 293) ? Le même qui n’a pas été capable de solutionner la crise grecque après celle de la Méditerranée ou celle de Sangatte …

Cruellement, l’Union européenne en a même convenu ouvertement, lorsque le schéma intergouvernemental du traité de Prüm a permis à quelques uns en 2005 de progresser en matière de coopération transfrontalière policière, en marge du TUE, et ce alors que l’Union était incapable de s’y livrer. Les décisions 2008/615 et 2008/616 ont ensuite présenté comme une avancée la « transposition dans l’ordre juridique de l’Union européenne » de ce qui n’était un progrès interétatique imitant le schéma de 1985… Et, par parenthèse, qu’est-ce d’autre aujourd’hui que le traité MESF sinon la reproduction de ce réflexe né sur le Princesse Astrid ancré sur la Moselle ?

Aussi, la présentation manichéenne qui est souvent faite de Schengen, contraire aux canons de la construction européenne parce que menée par les Etats à leur seul profit, ne résiste guère à l’analyse. Quoi que l’on en pense, la méthode intergouvernementale est devenue partie intégrante de la construction européenne, l’ELSJ en est un terrain d’élection. La faiblesse politique des acteurs de la méthode communautaire ne peut conduire à occulter cette réalité, Jean Paul Jacqué l’a magistralement démontré dans un éditorial de la Revue trimestrielle de droit européen en 2011.

Il n’était donc guère sérieux d’imaginer que l’assimilation de Schengen dans l’Union européenne vaudrait, sans coup férir, brevet d’intégration européenne et renoncement des Etats membres à leurs prérogatives. Pire, négliger de lire les traités et en particulier le chapitre 1er du titre V TFUE relatif aux « dispositions générales » de l’ELSJ ne pouvait conduire qu’à l’affrontement. C’est ce qui s’est passé ouvertement durant la présidence danoise.

L’évaluation de Schengen

De loin, il s’agit là du dossier le plus significatif.

L’évaluation est au centre des préoccupations de l’ELSJ, à la fois car l’efficacité y est impérative mais aussi parce que les Etats partenaires sont soucieux de s’assurer du respect de leurs obligations mutuelles. Schengen en a fait précisément un véritable « marqueur » de la coopération commune. L’intégration de son « acquis » dans l’Union a ainsi été accompagnée dès 1998 d’une « Commission permanente d’évaluation et d’application de Schengen » (JO L 239 du 22 septembre 2000 p. 138), perpétuant de la sorte cet intérêt spécifique tant à l’égard des candidats à l’entrée qu’à celui des Etats appliquant déjà la convention.

Quand bien même chacun aurait fait mine de ne pas tirer sur ce point les conséquences institutionnelles du traité d’Amsterdam, la permanence de ce souci dans l’Union demeurait très forte. Le Programme de La Haye en 2004, faisait de l’évaluation une priorité, afin de « compléter le mécanisme de Schengen », sans grand succès il faut bien le reconnaître (COM (2006) 332). Répétée dans le Programme de Stockholm (point 5.1), la nécessité de réviser la mécanique Schengen était donc évidente.

Dans ce contexte, la crise franco-italienne faisant suite au printemps arabe a remis la question en lumière, le Conseil européen souhaitant que « soit institué un système de suivi et d’évaluation efficace et stable ». La Commission a donc repris et amendé sa proposition initiale en septembre 2011 (COM (2011) 559).

Son diagnostic est sans appel : le « mécanisme en vigueur, qui repose sur un système intergouvernemental d’évaluation par les pairs, n’est pas assez robuste pour remédier efficacement à toutes les faiblesses », justifiant la proposition d’une approche dirigée par l’Union, dans la logique de la disparition du III° pilier. D’où le choix de la Commission de retenir pour base juridique l’article 77 §2 TFUE relatif à « l’absence de tout contrôle des personnes, quelle que soit leur nationalité, lorsqu’elles franchissent les frontières intérieures ». En évaluer le fonctionnement entrerait dans son cadre. Ce positionnement dessinait les termes du conflit, l’exécutif de l’Union s’estimant légitimé par son rôle traditionnel de « gardienne des traités ».

Car le Conseil ne l’entend évidemment pas de cette oreille, calant sa position sur une lecture orthodoxe du traité. Les « dispositions générales » du titre V consacrent en effet un article spécifique à la question de l’évaluation : « … le Conseil, sur proposition de la Commission, peut adopter des mesures établissant des modalités par lesquelles les États membres, en collaboration avec la Commission, procèdent à une évaluation objective et impartiale de la mise en oeuvre, par les autorités des États membres, des politiques de l’Union visées au présent titre…». Le Parlement européen et les parlements nationaux y sont simplement informés de la teneur et des résultats de cette évaluation, dont ils ne décident pas.

A l’unanimité des 27, malgré quelques hésitations luxembourgeoises, le Conseil a donc décidé de modifier la base juridique retenue par la Commission pour s’appuyer sur l’article 70 TFUE, « par souci de sécurité juridique » et sous préidence danoise …

Le conflit de Schengen est donc, avant tout, un conflit de base juridique qui met au grand jour la volonté des Etats de conserver à leur main cette facette de la gestion de l’ELSJ. Déjà affirmée par l’article III-206 du défunt traité portant Constitution, cette option constitue une importation expresse de la culture de « l’évaluation par les pairs » propre à Schengen, contrairement à l’univers communautaire où le contrôle est confié d’ordinaire à la Commission. Que celle-ci ou le Parlement n’y aient pas prêté attention à l’époque de Lisbonne n’y change rien : il est peu vraisemblable que les maîtres des traités que sont les Etats membres auraient modifié quoi que ce soit à la chose. Un simple effort de lecture du traité sur le fonctionnement de l’Union aurait suffi à prendre conscience de cet état du droit.

Les efforts de négociation de la présidence danoise n’y ont rien changé : front à front, les adversaires ont entamé un bras de fer prenant la forme d’une question de principe. Les conclusions du 8 juin 2012 (voir Textes de base) ont donc mis le feu aux poudres, malgré les artifices diplomatiques de présentation consistant à démarquer la nouvelle procédure de l’ancienne, menée exclusivement par les « pairs » et désormais partagée. Mettre en avant une « responsabilité commune » avec la Commission, valoriser son rôle dans la programmation pluri-annuelle et le suivi des procédures d’évaluation, promettre la « transparence » au Parlement européen n’y a rien fait, le conflit était inévitable.

La séance plénière du 7 juin 2012 au Parlement européen a donc été inhabituellement musclée, les parlementaires ayant parfaitement saisi que le changement de base juridique les excluait du processus législatif. Considérant par la voix du président de son groupe le plus important, le PPE, que « la présidence danoise était terminée depuis le 7 juin » (!!!), ils ont fait leur l’argument politique de la « renationalisation » de Schengen. Fait sans précédent, le président du Parlement a annoncé le 14 juin la suspension de cinq négociations JAI en cours avec le Conseil jusqu’à obtenir satisfaction.

Coté Commission, la clarté n’a pas forcément été au rendez vous, malgré le soutien explicite de son président à la position du Parlement, le 13 juin. Loin de retirer sa proposition comme certains le souhaitent au Parlement, ce qui mettrait fin au dossier…mais aussi à l’évaluation, d’aucuns prétendent que la Commission aurait déjà été adressé une proposition de compromis au Conseil, actant la base juridique de l’article 70…

La réintroduction temporaire des contrôles aux frontières intérieures

Dossier parallèle mais beaucoup moins significatif, il s’est ouvert à la suite de la crise tunisienne opposant la France et l’Italie, la première réclamant une révision du mécanisme permettant la réintroduction temporaire de tels contrôles, également dit « clause de sauvegarde », ce qui impliquait une modification du Code Frontières .

Face à la force juridique d’un tel « principe » reconnu par la Cour dans l’affaire Melki, l’affaire relève davantage de la posture que de la révolution juridique. La Commission elle même reconnaît l’usage extrêmement modéré qu’ont fait les Etats membres de la clause de sauvegarde, dans son premier rapport de suivi, le plus souvent en marge de sommets internationaux nécessitant le rétablissement de contrôles policiers aux frontières.

De fait, il s’agissait ici de parvenir à communautariser de façon plus ou moins light la liberté totale de manœuvre laissée jusqu’alors aux Etats membres par le Code Frontières Schengen. Inscrire dans le Code une nouvelle hypothèse de réintroduction des contrôles liée à des crises graves se produisant aux frontières extérieures de l’Union posait une question d’opportunité mais aussi et surtout la question de la gestion plus ou moins communautaire de cette clause.

« Un peu », « beaucoup », « passionnément » de Commission, tels étaient les cas de figure envisageables selon les points de vue, le « pas du tout » étant exclu en tout état de cause dans une matière communautarisée où le Parlement est co-législateur.

Le compromis réalisé sous présidence danoise sur la révision du Code Frontières est évidemment suspendu à la solution de la crise de l’autre volet de Schengen et le mécanisme étant présenté comme un « dernier recours ».

Calé sur l’existence d’un rapport d’évaluation constatant une situation de crise aux frontières extérieures, il permet à la Commission de recommander à l’État membre concerné le déploiement d’équipes européennes de gardes-frontières conformément aux dispositions du règlement relatif à Frontex et/ou la présentation de ses plans stratégiques pour remédier à la situation. Si cet Etat a manqué gravement à ses obligations, mettant en péril le fonctionnement global de l’espace sans contrôle aux frontières intérieures, et si la Commission constate que la situation persiste après trois mois, le Conseil peut, sur la base d’une proposition de la Commission, recommander à un ou plusieurs États membres spécifiques de réintroduire les contrôles aux frontières à toutes leurs frontières intérieures ou sur des tronçons spécifiques de celles-ci.

Le manquement grave lié aux contrôles aux frontières extérieures doit représenter une menace grave pour l’ordre public ou la sécurité intérieure. La réintroduction des contrôles aux frontières dans ce cas sera limitée à six mois, avec la possibilité de prolonger cette période pour des périodes renouvelable.