Coopérations renforcées et brevet européen : précisions jurisprudentielles à venir

par Géraldine Bachoué-Pedrouzo, CDRE

Le jeu des ” coopérations renforcées” permet aux États membres qui le souhaitent d’approfondir la construction européenne dans un domaine déterminé, en utilisant le cadre institutionnel de l’UE, conformément à l’article 20 TUE. Elle autorise ainsi ces États, au mieux, à aller plus vite et plus loin, sinon à continuer d’aller de l’avant sans se laisser bloquer par les réticences d’autres États. Tel était le cas dans l’affaire Espagne et Italie c. Conseil, soumise à la Cour et concernant le blocage persistant du dossier du brevet européen.

Indépendamment du fond du dossier législatif, débloqué le 11 décembre au Parlement européen sur la base d’un compromis proposé par la présidence chypriote, le régime des coopérations renforcées y gagnera d’utiles précisions.

Du point de vue de l’avocat général Bot, la décision d’autoriser une coopération renforcée entre 25 États membres de l’UE pour dépasser les blocages freinant la mise en place d’un brevet européen unitaire n’est pas incompatible avec les règles de l’UE. Dans ses conclusions rendues le 11 décembre 2012 (aff. jtes C-274/11 et C-295/11), l’avocat général suggère à la CJUE de rejeter le recours de l’Espagne et de l’Italie qui contestaient cette procédure et le régime linguistique du futur brevet unitaire. Au moment même où le Parlement européen se positionne en faveur de l’adoption d’un règlement mettant en œuvre la coopération renforcée dans le domaine de la création d’une protection par brevet unitaire, les conclusions de l’Avocat général sont éclairantes en ce qui concerne l’autorisation de recourir à une coopération renforcée.

Ayant constaté l’existence de difficultés insurmontables rendant impossible l’unanimité quant aux modalités de traduction de ce brevet, le Conseil, sur proposition de la Commission, elle-même saisie par plusieurs États membres, avait conclu que l’objectif consistant à établir une protection par le brevet au sein de l’Union ne pouvait être atteint dans un délai raisonnable par l’UE dans son ensemble. L’Espagne et l’Italie considéraient en effet comme discriminatoires pour leurs entreprises les dispositions linguistiques du système de brevet unitaire, lequel repose sur le modèle actuel de traduction de l’Office européen des brevets, prévoyant un dépôt des brevets en anglais, en français, en allemand et dans une langue facultative, avec des traductions automatiques vers les autres langues.

Face aux difficultés, le Conseil a autorisé en dernier ressort la coopération renforcée entre les 25 autres États membres. Mais l’Espagne et l’Italie ont décidé d’introduire un recours en annulation de la décision du Conseil du 10 mars 2011 qui institue une telle coopération renforcée.

La CJUE est pour la première fois appelée à examiner la légalité de la décision autorisant une coopération renforcée.

À cet effet, elle est amenée à définir les contours du contrôle du respect des conditions d’autorisation de recourir à une coopération renforcée dans l’Union. La menace d’en user sert, en effet, de moyen de pression efficace pour débloquer des négociations problématiques, ce qui explique que la Cour n’ait pas eu l’opportunité jusqu’ici de préciser le cadre juridique de ces coopérations.

Du point de vue de l’avocat général, le contrôle de la CJUE sur les choix opérés par le Conseil doit être restreint en raison du principe de séparation des pouvoirs (point 27). Il revient aux institutions impliquées d’apprécier les effets de la coopération renforcée en mettant en balance les différents intérêts en jeu. Les choix politiques qu’opèrent ces institutions relèvent de leur responsabilité propre. Aussi la CJUE peut-elle simplement contrôler si, dans l’exercice de cette liberté de choix, le Conseil n’a pas commis d’erreur manifeste d’appréciation ou de détournement de pouvoir et s’il n’a pas manifestement dépassé les limites de son pouvoir d’appréciation (point 29).

Autrement dit, le contrôle de la CJUE porte sur le cadre procédural défini par l’autorisation de la coopération renforcée et non sur les autres actes qui seront adoptés par la suite dans ce cadre (point 137). L’avocat général ne retient donc pas les arguments des États requérants tenant à l’entrave à la cohésion de l’UE ou aux discriminations aux échanges, ni ceux relatifs aux distorsions de concurrence, à la violation des compétences et obligations des États ne participant pas à la coopération renforcée (point 141). Ces éléments ne relèvent pas des conditions de mise en œuvre de la coopération renforcée. Il s’agit davantage de conséquences d’actes pris sur la base de cette procédure, lesquels relèveraient éventuellement d’un autre recours.

La fragilité des arguments des États requérants contestant la légalité du recours à la coopération renforcée.

En l’espèce, le dossier contentieux nourrissant la contestation de l’Espagne et de l’Italie n’apparaît guère convaincant.

En premier lieu, le Conseil était bien compétent pour décider d’autoriser la mise en place d’une telle coopération renforcée. En vertu de l’article 20 §1 TUE, le recours à une coopération renforcée n’est possible que « dans le cadre des compétences non exclusives de l’Union ». Pour les États requérants, le brevet unitaire fait partie des règles de concurrence nécessaires au fonctionnement du marché intérieur et ces règles relèvent des compétences exclusives de l’UE (point 33).

Or, pour l’avocat général, le fait que les droits découlant d’un brevet affectent les échanges et les rapports de concurrence au sein du marché intérieur ne suffit pas à en faire un titre relevant des règles de concurrence. Le brevet unitaire est un titre de propriété intellectuelle qui relève du marché intérieur (points 54 et 56), pour lequel l’UE et les États membres disposent d’une compétence partagée (article 4 §2 TFUE) (point 49). Le recours à la coopération renforcée était donc autorisé (point 67).

En second lieu, le Conseil semble avoir correctement examiné tous les éléments « pertinents et concordants » pour prendre sa décision (point 80).

L’argument de l’Espagne et de l’Italie était quelque peu « osé » : la circonstance même que, par l’instauration de la coopération renforcée dans le domaine d’un brevet unitaire, certains États membres seraient exclus parce qu’ils n’ont pas souhaité participer à cette coopération serait de nature à démontrer que le Conseil a commis un détournement de pouvoir en autorisant ladite coopération.

Point de détournement de pouvoir selon l’Avocat général (point 81), qui rappelle que le Conseil n’a fait que recourir à un outil dont il dispose en vertu des traités (point 85). Face à un blocage persistant, particulièrement susceptible d’apparaître dans les domaines qui requièrent l’unanimité au sein du Conseil, les coopérations renforcées visent à favoriser la réalisation des objectifs de l’UE, préserver ses intérêts et renforcer son processus d’intégration (point 82).

Tel est le cas en l’espèce. L’absence d’unanimité en ce qui concerne le régime linguistique du brevet unitaire est depuis longtemps source d’hétérogénéité au sein des États, malgré les intérêts et besoins spécifiques de ces derniers en la matière. Autrement dit, le Conseil a simplement cherché à surmonter ce blocage en décidant d’instaurer une coopération renforcée (point 90).

Point d’erreur manifeste d’appréciation non plus de la part du Conseil, au moment d’interpréter les conditions de recours à une coopération renforcée. En réponse à une prétendue violation du système juridictionnel de l’UE, sur laquelle la CJUE a déjà eu l’occasion de se prononcer (dans son Avis 1/09, la CJUE a considéré que le projet d’accord visant la création d’une juridiction du brevet européen n’est pas compatible avec le droit de l’UE), l’Avocat général constate que la création d’un système juridictionnel propre aux brevets unitaires ne fait pas partie des conditions requises par les traités pour la mise en œuvre d’une coopération renforcée (point 99).

En revanche, celle-ci doit intervenir « en dernier ressort », lorsque les objectifs recherchés ne peuvent être atteints « dans un délai raisonnable » par l’UE dans son ensemble (point 108). Si les traités ne définissent ni la condition du « dernier ressort » ni la notion de « délai raisonnable », ils font de la coopération renforcée un outil utilisé « en ultime recours » (point 111), lorsqu’il s’avère qu’aucun compromis ne pourra être trouvé par le biais de la procédure législative habituelle.

Pour l’Avocat général, le Conseil est le mieux placé pour apprécier si, à terme, un accord est susceptible d’aboutir en son sein (point 114). Le Conseil connaît en effet tous les tenants et les aboutissants du processus législatif, la teneur des débats et les situations d’impasse. Il dispose donc d’un large pouvoir d’appréciation pour déterminer si la coopération renforcée est bien adoptée en dernier ressort et si les objectifs recherchés ne peuvent décidément pas être atteints dans un délai raisonnable pour l’UE (point 116). De l’avis de l’Avocat général, le Conseil n’a ici commis aucune erreur manifeste d’appréciation tant le blocage auquel il devait faire face attestait de l’impossibilité de trouver un compromis (point 118 à 125). Après une douzaine d’années de débats sans succès sur le brevet unitaire, le constat pouvait-il être différent ?

Il reste à savoir si la CJUE suivra les conclusions de son Avocat général et rejettera les recours de Madrid et de Rome…