Visas Schengen : quand la Cour précise les conditions dans lesquelles un Etat peut refuser leur octroi

par Rostane Mehdi, CERIC

Les Etats membres de l’Union délivrent chaque année plusieurs millions de visas « Schengen » de court séjour (Voir rapport de la Commission sur le fonctionnement de la coopération locale au titre de Schengen au cours des deux premières années de mise en œuvre du code des visas (COM 2012 648). Précieux viatique pour d’innombrables ressortissants d’Etats tiers, instrument au service d’une stratégie défensive, mécanisme permettant de canaliser les flux migratoires, les visas « Schengen » nourrissent espoirs et fantasmes.

Les conditions dans lesquelles ils sont accordés, ou refusés, restent, aux yeux de beaucoup (du moins à la périphérie de l’Union), nimbées d’un parfum d’arbitraire. C’est en cela que l’arrêt C 84/12 rendu le 19 décembre dans l’affaire Koushkaki c. RFA est intéressant car il donne à la Cour une occasion de préciser ce régime tel qu’il est défini par le règlement (CE) n° 810/2009 du Parlement européen et du Conseil, du 13 juillet 2009, établissant un Code communautaire des visas (ci-après code des visas).

Rappelons brièvement pour les besoins de l’analyse les données factuelles de l’espèce. De nationalité iranienne, M. Koushkaki a sollicité auprès de l’ambassade d’Allemagne à Téhéran la délivrance d’un visa Schengen. Soucieux que ses démarches aboutissent, le requérant a déclaré aux autorités consulaires être marié, décrit son activité professionnelle comme indépendante, évalué la durée de son séjour à 62 jours et désigné son hôte, lequel avait pris soin de fournir une déclaration de prise en charge. Ajoutons qu’il détenait, au moment de l’introduction de sa demande, un passeport valide et bénéficiait d’une assurance couvrant les dommages susceptibles de survenir lors de son séjour en Europe. Sans doute n’aura-t-il pas été suffisamment convaincant puisque les autorités allemandes ont rejeté cette demande au motif qu’il n’aurait pas apporté la preuve de moyens de subsistance suffisants, tant pour la durée de son séjour que pour garantir son retour en Iran.

Arguant du fait qu’il entendait à la faveur de ce voyage rendre visite à son frère, réfugié politique en Allemagne lequel ne pouvait lui-même se déplacer en Iran, M. Koushkaki a formé sans succès un recours contre cette première décision. En effet, les autorités allemandes ont considéré, en deuxième intention, que subsistait un « doute prépondérant quant à la volonté de retour du demandeur » faute d’un « enracinement économique suffisant ». M. Koushkaki, a alors saisi la juridiction de renvoi d’un recours tendant ce que lui soit finalement octroyé le visa. Le tribunal administratif de Berlin a posé, dans le cadre de cette procédure trois questions visant, en substance, à être éclairé sur le point de savoir

  • Si les autorités compétentes d’un État membre peuvent refuser de délivrer un visa uniforme à un demandeur qui remplit les conditions d’entrée énoncées à l’article 21, paragraphe 1, du code des visas et auquel aucun des motifs de refus de visa énumérés à l’article 32, paragraphe 1, de ce code ne peut être opposé ?
  • Quelle est l’ampleur de la marge d’appréciation accordée aux Etats membres lors de l’examen de la demande de visa uniforme ?
  • Si le code des visas doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une disposition de la réglementation d’un État membre prévoyant que, lorsque les conditions de délivrance prévues par ce code sont satisfaites, les autorités compétentes disposent du pouvoir de délivrer un visa uniforme au demandeur, sans qu’il soit précisé qu’elles sont tenues de délivrer ce visa ?

Il s’agissait donc de trancher la question de la nature liée ou discrétionnaire des compétences dévolues aux Etats membres, en ce domaine, et de préciser les contours du cadre dans lequel celles-ci sont exercées.

 1. Une liste exhaustive de motifs susceptibles de justifier le refus de délivrance

Un Etat membre peut-il refuser de délivrer un visa uniforme à un demandeur remplissant les conditions d’entrée énumérées à article 21 §1 du Code et auquel ne peut être opposé aucun des motifs de refus listé à l’article 32 de ce même Code ? De manière très pédagogique, la Cour se livre à une interprétation sollicitant tous les registres de l’exercice. A cet effet, elle tient successivement compte des termes mêmes de l’article 32 du code, du contexte dans lequel s’inscrit cette disposition et, enfin, des objectifs qui lui ont été assignés par le législateur.

Dans cette perspective, le juge constate que le libellé de l’article 32 ne suffit pas à lui seul à déterminer si la liste des motifs qu’il contient est, ou non, exhaustive ou s’il ménage au bénéfice des Etats membres la faculté de refuser la délivrance d’un visa sur le fondement d’un motif non prévu par le code.

Prenant acte de cette imprécision (relative), la Cour choisit donc de rappeler que cette disposition est l’un des éléments du système que compose la législation européenne en matière de visas. Or, la lecture combinée des articles 23 et 32 précités étaye, du reste sans grande difficulté, l’idée que la liste des motifs de refus a, selon toute vraisemblance, été arrêtée par le code des visas.

Cette interprétation procède de l’idée que l’efficacité du dispositif mis en place par l’Union suppose une harmonisation des conditions de délivrance des visas excluant qu’un Etat membre puisse unilatéralement ajouter à la liste fixée par l’article 32 un motif qui n’y figurerait pas. Une solution différente reviendrait à admettre des divergences entre les Etats membres de nature à ruiner la cohérence de l’ensemble (pt. 46) et à affecter les droits de demandeurs ainsi soumis à une forme de loterie peu compatible avec les exigences de sécurité juridique inhérente à une Union de droit. Il est, enfin, nécessaire de prendre en considération les objectifs poursuivis par le Code.

A ce titre, la Cour estime que le but de faciliter les voyages effectués de façon légitime (étrange formule tant il ne saurait être question ici que de légalité) serait compromis si un Etat, rompant avec les disciplines communes, en venait à refuser à l’aune de motifs qui lui sont propres de délivrer un visa à un demandeur satisfaisant à toutes les conditions définies par le Code des visas. Cette tolérance aurait, en outre, pour conséquence de favoriser le « visa shopping » (pt. 53), en encourageant un détournement des flux vers les Etats les plus « indulgents », et ce faisant de déstabiliser l’espace Schengen.

Il s’agit de s’assurer tout simplement que les demandeurs seront soumis à un traitement égal, objectif qui ne saurait être atteint si les critères de délivrance d’un visa pouvaient varier d’un Etat membre à l’autre.

On pourrait ajouter à cette analyse, dans la ligne des remarquables conclusions de l’Avocat général Mengozzi, que le Code est l’expression d’une conception solidaire de l’Espace de liberté, de sécurité et de justice. Ce texte consacre « non pas seulement une série d’obligations pour les États membres à l’égard d’un demandeur de visa Schengen, mais également l’objectif d’établir un devoir de chaque État membre à l’égard des autres États membres de l’espace Schengen de refuser ce visa en cas d’absence des conditions prévues par ce code, en raison des effets qu’il est censé produire dans tous ces États » (pt. 58).

Il faut en conclure que les États membres sont donc soumis à un certain nombre de contraintes dans l’exercice de leur compétence.

En effet, le Code procède à une harmonisation bienvenue de la procédure de demande de visa, notamment, en fixant le montant des droits de visa (art. 16), en proposant un formulaire type de demande de visa Schengen (annexe 1 du Code des visas), en précisant les conditions de recevabilité de la demande (art. 18) et en imposant aux États membres non seulement de statuer sur la demande dans un court délai (art. 23) mais de motiver leurs décisions de refus (art. 32 § 2) et de prévoir une possibilité de recours en cas de décision négative (art. 32 § 3). Tout en enfermant l’exercice par les Etats membres de leur compétence dans un cadre procédural, la Cour n’est cependant pas allée jusqu’à considérer que le Code consacrerait un droit acquis à la délivrance d’un visa. Dit autrement, elle tient pour solidement garanti le maintien au profit des autorités nationales d’une large marge d’appréciation.

2. Le maintien d’une confortable marge d’appréciation au bénéfice des Etats membres

Si le Code des visas engage les Etats membres assez loin sur la voie d’une « harmonisation procédurale » (par. 63, concl. P. Mengozzi), l’avancée est en revanche plus modeste sur un plan substantiel. Pour l’essentiel, la liberté d’appréciation par les autorités nationales des conditions d’application des motifs de refus est préservée.

Il leur appartient de conduire l’évaluation des faits pertinents à la lumière desquels ils fonderont leur décision éventuelle de refus. En ce sens, il leur faut prendre la mesure « du risque d’immigration illégale ou du risque pour la sécurité des États membres que présenterait le demandeur » ainsi que de « sa volonté de quitter le territoire des États membres avant la date d’expiration du visa demandé ». Il convient à cet égard que soit accordée une « attention particulière » à certains aspects de la situation du demandeur.

Le processus d’examen est donc clairement balisé par le juge qui invite les Etats membres à prendre en considération « d’une part, la situation générale du pays de résidence du demandeur et, d’autre part, les caractéristiques propres à ce dernier, notamment sa situation familiale, sociale et économique, l’existence éventuelle de séjours légaux ou illégaux antérieurs dans l’un des États membres, ainsi que ses liens dans le pays de résidence et dans les États membres ». C’est l’appréhension raisonnée de ces éléments qui leur permettra de vérifier l’existence d’un « doute raisonnable », c’est-à-dire « renforcé », quant à l’intention du demandeur de se soustraire à son obligation de quitter le territoire de l’Etat d’accueil avant l’expiration du visa demandé.

Il appartient à la Cour de définir les conditions d’utilisation d’un standard dont on sait que la compréhension et l’usage sont rendus malaisés par sa relative indétermination. Le « raisonnable » se laisse difficilement « capturer ». Le recours à cette figure commune à de nombreux systèmes juridiques témoigne, au fond, de la modestie d’un législateur conscient que la norme posée ne peut pas tout prévoir. Il choisit ainsi de laisser un « vide » qu’il revient aux Etats membres sous le contrôle du juge de combler.

Dans cette perspective, on ne saurait subordonner l’adoption d’une décision de refus à une improbable capacité de précognition. Autrement dit, la Cour reste convaincue de la nature fondamentalement régalienne des compétences exercées à ce titre par l’Etat.

Il ne saurait donc être ici question que d’une présomption qu’il appartient au demandeur de rendre favorable en fournissant l’ensemble des éléments permettant aux autorités en charge de l’instruction de son dossier d’établir un pronostic vraisemblable.

On peut toutefois relever que la Cour a s’agissant des limites s’imposant au pouvoir discrétionnaire des Etats développé un raisonnement allusif et en tous cas beaucoup moins explicite que celui de son avocat général. P. Mengozzi avait, en effet, pris soin de souligner que le législateur de l’Union avait essayé de prévenir les risques d’arbitraire en plaçant le Code des visas « sous le sceau des droits fondamentaux », formule particulièrement forte destinée à rappeler que le pouvoir d’appréciation des Etats devait impérieusement être encadré par le respect « des droits fondamentaux du demandeur, au premier rang desquels sa dignité, et par les principes de proportionnalité et de non-discrimination » (par. 65, concl. P. Mengozzi). Par sa discrétion, la Cour exprime son inclination à conforter, sans doute par pragmatisme, les Etats membres dans la conviction qu’ils doivent pouvoir agir avec le moins d’entrave possible en vue de préserver des intérêts supérieurs.

Par une troisième question finalement redondante ou mal posée, le juge de renvoi entendait obtenir les lumières de la Cour sur le point de savoir si le Code s’opposait à ce que la loi allemande ménage aux autorités compétentes une faculté de délivrance du visa lorsque les conditions requises sont réunies plutôt qu’elle ne leur impose un devoir sur ce point.

On peut se demander les raisons qui ont poussé la Cour à répondre à une question qui n’avait plus d’objet compte tenu du raisonnement qu’elle avait précédemment déployé. Elle invite pourtant le tribunal administratif de Berlin à procéder à une interprétation conforme du droit national pertinent. On sait que la Cour incite généralement le juge national à faire un effort d’interprétation afin de « désamorcer » et de régler, par atténuation, un conflit de normes naissant. Elle présume qu’il est normalement possible, aux juridictions internes, d’attribuer au texte, fut-ce au prix de quelques contorsions intellectuelles ou juridiques, un sens ouvrant la voie à la résolution du litige dont elles sont saisies. Or, cet aspect de la décision est pour le moins superfétatoire dans la mesure où il n’y avait pas ou plus aucune difficulté à dénouer.

En rendant un arrêt (heureusement) informatif mais sans éclat la Cour adopte un tempo résolument modéré. Sa décision dessine clairement le cadre dans lequel les Etats useront d’un pouvoir dont elle ne feint même pas d’imaginer qu’il puisse être en quoi que soit lié sur le fond. Elle se fait discrète sur les limites que les droits fondamentaux font peser sur l’exercice de celui-ci. Cette exigence relevant du registre de l’évidence (ce dont atteste sans l’ombre d’un doute le considérant nº 29 du code des visas), elle juge probablement inutile de mettre sous tension des Etats aux prises avec des réalités d’autant plus complexes qu’ils doivent assumer les conséquences migratoires liées aux grands bouleversements politiques affectant le voisinage de l’Union.