L’invocabilité de la Charte des droits fondamentaux et le droit du travail : « avec toi je suis toujours dans l’incertain »

par Fabrice Riem (CDRE)

L’articulation des différents contrôles auxquels sont désormais soumises les dispositions légales pourrait conduire les justiciables à pousser, cette fois contre le droit de l’Union européenne, ce cri que Faust adresse à Méphisto : « avec toi je suis toujours dans l’incertain ».

En l’espèce, une disposition du Code français du travail, son article L.1111-3, est jugée contraire au droit de l’Union européenne, mais elle demeure applicable… Explications d’une récente jurisprudence de la Cour de justice (CJUE, gde ch., 15 janvier 2014, aff. C-176/12, Association de médiation sociale).

En France, l’élection des délégués du personnel et la désignation des délégués syndicaux sont obligatoires dès lors que sont franchis certains seuils d’effectifs définis par le Code du travail. L’article L. 1111-3 du même Code exclut cependant des effectifs les apprentis et les contrats aidés dans le but affiché de favoriser l’emploi des jeunes et des personnes en difficulté.

Un litige s’était élevé dans une association de médiation sociale, employeur de droit privé d’une centaine de salariés, mais dont l’effectif pris en compte, en application de cette disposition, était inférieur à 11 salariés, empêchant ainsi la mise en place d’institutions représentatives du personnel. Un syndicat de salariés – la CGT – qui entendait désigner un représentant de la section syndicale – prétendait que ce mode de calcul des effectifs était contraire au droit de l’Union européenne. Le 11 avril 2012, la Cour de cassation (Cass. soc., 11 avril 2012, Europe 2012, chr. 3), saisie d’un pourvoi contre une décision ayant accueilli les arguments du syndicat, devait poser à la Cour de justice de l’Union européenne les questions préjudicielles suivantes :

1)         le droit fondamental relatif à l’information et à la consultation des travailleurs, reconnu par l’article 27 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, tel que précisé par les dispositions de la directive du 11 mars 2002 établissant un cadre général relatif à l’information et à la consultation des travailleurs peut-il être invoqué dans un litige entre particuliers aux fins de vérifier la conformité d’une mesure nationale de transposition de cette directive ?

2)         Dans l’affirmative, ces mêmes dispositions doivent-elles être interprétées en ce sens qu’elles s’opposent à une disposition législative nationale excluant du calcul des effectifs de l’entreprise, notamment pour déterminer les seuils légaux de mise en place des institutions représentatives du personnel, les travailleurs titulaires de contrats aidés ?

Le litige revenait ainsi à poser la question de l’effet direct horizontal de l’article 27 de ladite Charte. La réponse à cette question s’est inscrite dans le contexte d’une véritable saga judiciaire convoquant tour à tour juges du fond, Conseil constitutionnel, Cour de cassation et Cour de justice de l’Union européenne. Cette saga peut être retracée en trois actes.

                 Acte I. L’incompatibilité de l’article L. 1111-3 du Code du travail avec le droit de l’Union.

L’incompatibilité avec le droit de l’Union de l’article L. 1111-3 du Code du travail était une affaire entendue. La Cour de justice avait déjà été interrogée par le Conseil d’Etat français sur l’interprétation de la directive du 11 mars 2002 (Directive 2002/14/CE du Parlement européen et du Conseil, du 11 mars 2002, établissant un cadre général relatif à l’information et à la consultation des travailleurs dans la Communauté européenne) à propos d’une disposition analogue écartant les salariés de moins de 26 ans du décompte des effectifs. Un tel mode de calcul des effectifs, qui exclut – même temporairement – certaines catégories de travailleurs « a pour conséquence de soustraire certains employeurs aux obligations prévues par la directive et de priver leurs travailleurs des droits reconnus par ladite directive » ; il est ainsi « de nature à vider lesdits droits de leur substance et ôte à la directive son effet utile » (CJCE, 2ème ch., 18 janvier 2007, CGT, aff. C-385/05). En conséquence de quoi le Conseil d’Etat avait annulé le dispositif (CE, 6 juillet 2007, n° 283892).

Acte II. La constitutionnalité de l’article L. 1111-3 du Code du travail.

Saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel avait, lui, validé ce texte. En excluant les apprentis et les salariés bénéficiaires de contrats aidés « du calcul de l’effectif au regard des divers seuils fixés en vue d’assurer la représentation du personnel, […] le législateur a entendu alléger les contraintes susceptibles de peser sur les entreprises afin de favoriser l’insertion ou le retour de ces personnes sur le marché du travail », (Cons. const., déc., 29 avr. 2011, n° 2011-122 QPC).

Le Tribunal d’instance de Marseille devait cependant écarter l’application de l’article L. 1111-3 en raison de sa contrariété au droit de l’Union, validant ainsi la désignation du délégué syndical, au motif qu’en l’absence des exclusions prévues par le texte litigieux, « l’effectif de l’association en cause dépassait largement le seuil des 50 salariés ». C’est ainsi que, sur pourvoi de l’association, la Cour de cassation a posé à la Cour de Luxembourg les questions préjudicielles précitées et ouvert l’acte III de cette saga judiciaire.

Acte III. Circonvolutions autour de l’effet direct horizontal de la Charte des droits fondamentaux.

L’Acte III s’ouvre sur une scène sans surprise : l’article L. 1111-3 n’est pas conforme au droit de l’Union. Mais la difficulté était ailleurs : s’agissant d’un litige opposant des personnes privées, autrement dit d’un litige horizontal, les dispositions de la directive ne semblaient pas pouvoir être appliquées directement, ce que confirma la Cour de justice dans une dernière scène dont l’issue n’avait cependant rien d’évident en raison de l’avis contraire de l’Avocat général.

Scène 1. Où la Cour confirme l’incompatibilité du texte litigieux avec le droit de l’Union.

La CJUE rappelle avoir déjà considéré dans son arrêt CGT de 2007 que la directive de 2002 définit le cadre des personnes à prendre en considération lors du calcul des effectifs de l’entreprise et que les Etats membres « ne sauraient exclure dudit calcul une catégorie déterminée de personnes entrant initialement dans ce cadre » (pt 24) pour ne pas « vider lesdits droits de leur substance » et ôter à cette directive son effet utile (pt 25). L’article 3 de la directive doit donc être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une disposition nationale qui exclut les travailleurs titulaires de contrats aidés du calcul des effectifs de l’entreprise dans le cadre de la détermination des seuils légaux de mise en place des institutions représentatives du personnel.

Toutefois, si la directive « remplit les conditions requises pour produire un effet direct » (pt 35), il résulte d’une jurisprudence constante que celle-ci « ne saurait trouver application en tant que telle dans le cadre d’un litige qui oppose exclusivement des particuliers » (pt 36). L’absence d’effet direct horizontal des directives est en effet régulièrement rappelée par la Cour depuis son arrêt Marshall (CJCE, 26 février 1986, aff. 152/84).

C’est en arriver à l’aspect le plus intéressant de la question posée par la Cour de cassation. Celle-ci portait moins sur la conformité du dispositif français à la directive que sur les conséquences d’une incompatibilité attendue : que doit faire le juge national face à des dispositions nationales qui ne peuvent être interprétées conformément au droit de l’Union européenne ?

La Cour de cassation s’était placée sur le terrain de la Charte des droits fondamentaux et demandait si son article 27 qui proclame le droit à l’information et à la consultation des travailleurs pouvait être invoqué dans un litige entre particuliers afin d’écarter l’article L. 1111-3 non conforme à la directive.

L’enjeu est de taille : l’effet direct horizontal de l’article 27 de la Charte viendrait en ce cas pallier l’absence d’effet direct horizontal des directives. Sur ce point, la Cour n’a pas suivi les conclusions de son Avocat général.

Scène 2. Où l’Avocat général estime que l’article 27 de la Charte des droits fondamentaux peut être invoqué dans un litige entre particuliers.

Dans son arrêt du 11 avril 2012, la Cour de cassation avait jugé que les articles 51 (champ d’application) et 52 (portée des droits garantis) de la Charte des droits fondamentaux ne limitaient pas la faculté d’invoquer ses dispositions dans des litiges de nature horizontale.

Cette analyse est partagée par l’avocat général Cruz Villallon qui estime, dans ses très riches conclusions présentées le 18 juillet 2013, que rien, dans l’article 51, §1, de la Charte, ne permet « d’exclure la pertinence des droits fondamentaux pour les relations de droit privé » (pt 32). Le sens de cette disposition, poursuit-il, « est d’introduire, en premier lieu, la summa divisio entre les ‘droits’ et les ‘principes’ ».

M. Cruz Villallon envisage alors la possibilité d’invoquer un « principe » dans un litige entre particuliers et définit les conditions pour qu’un droit fondamental puisse être qualifié de « principe ». Il propose que soit consacré un principe chaque fois que le dispositif né du TFUE ou d’une charte est « concrétisé » par une directive, ce qui est le cas en l’espèce. La conséquence devrait être qu’en pareil cas, la CJUE devrait consacrer l’application directe du texte et laisser inappliquée une disposition nationale contraire au droit de l’Union.

La conclusion de l’Avocat général est nette : « l’article 27 de la Charte (…) tel que concrétisé de manière essentielle et immédiate » par l’article 3 de la directive de 2002 « peut être invoqué dans un litige entre particuliers, avec pour éventuelle conséquence la non application de la législation nationale » (pt 98).

Scène 3. Où la Cour considère que l’article 27 de la Charte des droits fondamentaux ne se suffit pas à lui-même pour conférer aux particuliers un droit invocable en tant que tel.

Les défendeurs avaient cherché à s’appuyer sur la motivation de l’arrêt Kücükdeveci selon laquelle « il incombe à la juridiction nationale, saisie d’un litige entre particuliers, d’assurer le respect du principe de non-discrimination en fonction de l’âge, tel que concrétisé par la directive 2000/78, en laissant au besoin inappliquée toute disposition contraire de la réglementation nationale » (CJUE, gde ch., 19 janvier 2010, aff. C-555/07).

Si l’article 21 de la Charte est doté d’un effet direct horizontal, c’est parce qu’il se suffit à lui-même, la directive ne faisant que concrétiser, « sans le consacrer » (pt 50) un principe général du droit de l’Union.

En l’espèce, la Cour considère que, contrairement au principe de non-discrimination (CDFUE, art. 21) invoqué dans l’arrêt Kücükdeveci, l’article 27 de la Charte ne créé pas, en lui-même, un droit subjectif dans le chef des particuliers. Si cette disposition a bien vocation à s’appliquer dans l’affaire en cause, la Cour estime que cet article doit être précisé par des dispositions du droit de l’Union ou du droit national pour pouvoir produire pleinement ses effets.

Or, l’interdiction d’exclure du calcul des effectifs de l’entreprise une catégorie déterminée de travailleurs (interdiction qui résulte de l’article 3 de la directive de 2002) « ne saurait être déduite, en tant que règle de droit directement applicable », du libellé de l’article 27 de la Charte (pt 46). Contrairement aux circonstances ayant donné lieu à l’arrêt Kücükdeveci, l’article 27 ne se suffit donc pas à lui-même pour conférer aux particuliers un droit invocable en tant que tel (pt 47).

En dépit de l’atteinte au droit fondamental des salariés à la participation, l’employeur ne peut être tenu responsable du défaut d’application de la directive alors qu’il n’a fait qu’appliquer une disposition du Code du travail. Dans l’attente de la suppression, par le législateur, de l’article L. 1111-3, non conforme au droit de l’Union, il ne reste aux personnes lésée par la non-conformité du droit national que la possibilité de chercher à se prévaloir de la jurisprudence issue de l’arrêt du 19 novembre 1991, Francovich (C-6/90 et C-9/90, Rec. p. I‑5357), pour obtenir, le cas échéant, réparation du dommage subi.

Gageons que cet arrêt ne sera pas de nature à « renforcer le dialogue entre citoyens et institutions européennes », objectif affiché comme l’un des « grands enjeux » de l’année européenne du citoyen 2013. Mais 2013 est déjà loin…