Crise du droit d’asile en France, naufrages meurtriers en Méditerranée : il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir

par Marie Garcia, CDRE

Alors que le Sénat s’apprêtait à examiner le projet de loi relatif à la réforme de l’asile récemment adopté par l’Assemblée Nationale en première lecture, la divulgation d’observations provisoires formulées par la Cour des comptes à propos de l’accueil et l’hébergement des demandeurs d’asile a mis en émoi la classe politique française, la Commission des lois de la Chambre haute obtenant à l’unanimité le report de l’examen du texte.

Fâcheuse coïncidence ou incident orchestré, ce rapport provisoire, dont la Cour des comptes s’est empressée de préciser qu’elle en déplorait la publication dans un grand quotidien français, pointe néanmoins du doigt l’inefficacité de la politique d’asile à travers la question centrale de la gestion des déboutés du droit d’asile.

Au même moment, au large des côtes italiennes, deux embarcations de fortune anéantissaient la vie de plusieurs centaines de personnes. Une fois les coupables désignés (les passeurs à l’origine d’un commerce macabre depuis le territoire libyen), les responsables politiques eux, se lançaient dans une course effrénée au meilleur dramaturge de l’année, recyclant sans surprise les traditionnelles formules propres aux catastrophes migratoires.

De tragédies en émotions, d’émotions en déclarations, l’actualité nationale comme européenne prouve malheureusement que les Etats membres ne regardent toujours pas du bon côté.

1. La gestion des déboutés de l’asile, une question occultée par les autorités françaises

L’examen de la situation des étrangers dont la demande de protection a été rejetée, les « déboutés » du droit d’asile, témoigne de la gravité de la crise qui affecte actuellement le système d’asile à travers les conséquences qu’elle entraîne.

Les chiffres

Le rapport provisoire de la Cour des comptes donne l’occasion de pointer du doigt la sensibilité politique de la question du droit d’asile en France. Aubaine électorale pour les commerçants du « péril migratoire », il est symptomatique de voir également à quel point, chez d’autres, la critique d’une mauvaise gestion budgétaire de la politique d’asile demeure un véritable tabou. Que la Cour des comptes s’alarme, objectivement, du mauvais emploi de l’argent public comme la Constitution le prévoit en son article 47-2, ne révèlerait que l’insensibilité des auteurs d’un tel constat… Les chiffres sont pourtant ce qu’ils sont et ils mettent à jour un système d’asile « à bout de souffle », frôlant, pour reprendre l’expression de certains parlementaires, «  l’embolie ».

Tout d’abord, et c’est l’objet du premier volet du rapport, les magistrats s’inquiètent de la dégradation de l’accueil des demandeurs d’asile.

Sous les effets conjugués de l’augmentation des demandes ainsi que de l’allongement des délais de procédure (deux ans de traitement des dossiers environ en moyenne), les préfectures et les plateformes d’accueil saturent et se retrouvent dans l’incapacité de proposer un hébergement adapté à chaque personne. Les demandeurs d’asile patientent donc dans une certaine précarité même si les moyens déployés pour qu’ils puissent bénéficier de services essentiels (écoles, aides matérielles, santé, système d’information) sont conséquents. Le rapport note en effet une augmentation de 60% des coûts entre 2009 et 2013.

Bien qu’aucun document ne retrace avec exactitude les dépenses totales effectuées pour l’ensemble des demandes d’asile, 990 millions d’euros auraient été affectés pour assurer leur traitement en 2013 contre 626 millions d’euros en 2009, le coût par demandeur s’élevant ainsi à 13 724 euros si l’on rapporte ces chiffres aux 72 154 demandes déposées.

Ces données révèlent ainsi toute l’absurdité du système lorsqu’elles sont mises en perspective avec la charge budgétaire d’un milliard d’euros que représente le maintien sur le territoire français de ceux dont la demande a pourtant été rejetée. En effet, et de ce point de vue le rapport est alarmant, si 75% des demandes n’aboutissent pas à l’octroi d’une protection internationale, toutes les décisions de rejet de l’OFPRA ou, le cas échéant de la CNDA, ne sont pas assorties d’une décision obligeant le débouté à quitter le territoire français. En 2013, pour 36 000 décisions négatives adoptées par l’OFPRA, seules 19 137 OQTF ont été prononcées.

Plus critique encore, le seuil d’exécution des décisions administratives d’éloignement qui atteint un taux d’à peine 1%.

Dès lors, il est aisé de constater que non seulement les autorités nationales prennent peu de décisions de retour mais qu’en plus elles ne semblent pas animées de la volonté de les mettre à exécution. Au final, la quasi-majorité des demandeurs d’asile déboutés est ainsi implicitement autorisée à se maintenir irrégulièrement sur le territoire français… le tout après avoir usé d’une procédure originellement prévue pour distinguer ceux qui peuvent rester de ceux qui doivent partir.

Cette aberration est également confirmée par l’échec flagrant des réadmissions des demandeurs dits « dublinés », lesquels doivent en principe repartir à destination de l’Etat membre par lequel ils sont entrés sur le territoire de l’UE. Ainsi en 2013 plus de 4500 « dublinés » se sont maintenus sur le territoire français après l’échec de leur réadmission. La tendance actuelle évalue globalement le taux d’exécution de réadmission à 12,7%, soit un demandeur sur huit. Mais à Paris par exemple, là où les demandes d’asile sont les plus conséquentes, le taux de réadmission s’établit à moins de 1%, soit 7 réadmissions effectuées sur 810 demandes soumises.

Aussi, si le discours ambiant répand la fausse idée selon laquelle l’asile faciliterait l’accès au territoire français, il serait plus juste désormais de considérer que l’inaction des autorités nationales encourage au séjour irrégulier.

Rappelons, comme cela a été souligné sur ce site, que la France, quatrième Etat à enregistrer des demandes d’asile (62 000 en 2014 contre 200 000 pour l’Allemagne) ne retient qu’une faible proportion de dossiers (15 000 en 2014). L’engorgement du dispositif de l’asile pêche donc davantage par l’absence de gestion de la « sortie » des demandeurs déboutés que par l’hypothétique invasion de milliers d’étrangers au rang desquels « djihadistes et criminels s’infiltreraient »…

Le constat

L’impasse de la politique d’asile française est intrinsèquement liée à celle de sa politique de retour et de réadmission. La difficulté principale n’est pas propre à la France et affecte l’ensemble des Etats membres de l’Union. Elle repose sur la défaillance des moyens mis à disposition des autorités nationales pour exécuter ou s’assurer de la bonne exécution de l’obligation de quitter le territoire national ou la réadmission vers l’Etat membre concerné.

Comme le souligne le rapport, en France, le délai entre la décision de refus de l’octroi du statut de réfugié et la décision fixant la date de retour ou de réadmission, ne permet pas aux autorités, dans la majorité des cas, de maintenir le lien avec l’individu concerné. Elles ne peuvent dès lors compter que sur la bonne volonté de celui qui se présentera volontairement devant elles afin qu’elles procèdent à son éloignement ou sa réadmission. Qui pourrait alors y croire ?

De ce point de vue le placement en rétention, aussi critiquable soit-il sur le plan des principes et des conditions de la rétention, est selon la Cour des comptes la seule alternative crédible pour préparer le retour tout en évitant le risque de fuite de l’individu concerné.

Il reste cependant inopérant dans la plupart des cas parce que le ressortissant d’Etat tiers est déjà parti ou parce qu’il s’agit d’éloigner des familles, dont les enfants, et cela est tout à fait justifié, ne peuvent être placés en rétention.

Sans remettre en cause la jurisprudence Popov de la CourEDH qui a récemment condamné la pratique française consistant à placer des mineurs dans des centres de rétention inadaptés à leurs besoins, le rapport fait néanmoins état des limites des solutions proposées. En effet, bien que différentes circulaires invitent les acteurs du retour à privilégier l’assignation à résidence des familles, les instances politiques n’en ont pas moins oublié de régler la question de l’exécution du retour de ces personnes. Dans la réalité donc, l’éloignement n’est jamais réalisé et les familles se maintiennent irrégulièrement sur le territoire français.

Plus généralement, le faible taux d’exécution des OQTF se fait l’écho d’une crise morale traversée par des autorités préfectorales de moins en moins enclines à assumer l’éloignement de ceux qui sont déjà là depuis trop longtemps. Comment après plusieurs années expulser des familles dont les enfants sont scolarisés et se sont progressivement intégrés dans la société française ? La sensibilité politique de la question dépasse ainsi largement la technicité de la législation applicable.

A ces difficultés s’ajoutent aussi et surtout celle de coopérer avec les organes compétents à l’extérieur du territoire français. Comme le rappelle la Cour des Comptes, l’effectivité de l’éloignement résulte de la bonne coopération avec l’Etat tiers d’origine et c’est là que le bât blesse. De ce point de vue les accords de réadmission de l’Union Européenne ou les accords de réadmission bilatéraux conclus par la France ne permettent pas toujours de réacheminer jusqu’au pays d’origine le demandeur débouté. A cet égard le rapport mentionne le cas problématique de l’Azerbaïdjan, Etat refusant systématiquement de délivrer des laissez-passer consulaires.

La coopération entre Etats membres souffre également de discordances lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre le Règlement Dublin III. La réadmission du demandeur d’asile dans l’Etat membre de l’UE par lequel il est entré sur le territoire de l’UE devient ainsi un processus laborieux n’aboutissant que rarement au résultat escompté. Deux motifs l’expliquent selon la Cour des comptes.

Tout d’abord parce que des difficultés organisationnelles subsistent. Si les Etats sont a priori enclins à coopérer, encore faut-il que cette coopération s’inscrive dans les us et coutumes administratifs de chacun d’eux, les jours, horaires et nombre de personnes pouvant être réadmises variant selon les Etats.

Ensuite, parce que la confiance sur laquelle doit en principe reposer le système de réadmission fait largement défaut et oblige les Etats membres à s’assurer que la réadmission du demandeur d’asile ne l’expose pas à un traitement inhumain et dégradant. En effet, depuis l’arrêt NS de la CJUE, les Etats membres ont l’obligation de ne pas renvoyer un demandeur d’asile vers un autre État membre de l’UE si le système d’asile de ce dernier connaît des « défaillances systémiques ». C’est pourquoi la France a cessé depuis 2011 toute réadmission vers la Grèce, Etat membre dont les structures d’accueil des demandeurs ne remplissent pas les standards imposés par la CEDH et la jurisprudence de la CJUE. Les 50 demandeurs d’asile qui y étaient transférés chaque année précédemment ont donc vocation à demeurer en France.

Les conséquences

L’addition de ces dysfonctionnements, qu’ils soient organisationnels, politiques ou humains a tout d’abord des conséquences désastreuses sur les étrangers destinataires de la politique d’asile française. Le maintien de ceux qui n’ont pas vocation à rester déstabilise en effet la logique même du système de l’asile, qui implique en principe que celui dont la demande est en cours d’examen puisse être accueilli dignement.

Les structures mises à disposition à cet effet doivent désormais compter avec ceux à qui la France n’a pas donné le droit de rester mais qu’elle n’a pas non plus obligé à partir. Les associations et les administrations locales en charge des ces questions tentent donc de répondre aux attentes d’un public disparate et nombreux (demandeurs, réfugiés, demandeurs déboutés) tout en se soumettant aux exigences d’une classe dirigeante ignorant, semble-t-il, les difficultés du terrain.

Le double discours de ces dernières conduit alors à la fois à empiéter sur les budgets réservés à l’intégration des réfugiés afin d’assurer une certaine continuité dans l’accueil des déboutés, tout en appelant les acteurs de terrain à ne pas tolérer l’occupation indue des logements réservés en théorie aux primo-arrivants.

Par ricochet, le taux élevé de rejet des demandes d’asile et le maintien des déboutés sur le territoire français augmentent significativement le contentieux du droit des étrangers. Toutes les voies de droit existantes sont ainsi utilisées dans l’espoir d’obtenir un statut régulier. Comme le rapporte la Cour des comptes, cette « juridictionnalisation massive » aboutit en définitive à reporter la décision finale de maintien ou de départ, réduisant à néant toute perspective de retour immédiat.

Ni régularisables ni éloignables, le parcours de ces migrants révèle surtout l’aplomb avec lequel les autorités nationales ne se conforment pas à leurs obligations découlant du droit de l’Union européenne.

Faut-il encore le rappeler, les Etats membres ont en effet manifesté leur volonté d’élaborer une procédure de retour européenne à travers la Directive 2008/115, laquelle pose l’obligation pour tout Etat membre de prendre une décision de retour à l’encontre de tout ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier sur leur territoire (article 6) ainsi que de prendre toutes les mesures nécessaires pour exécuter la décision de retour (article 8).

Hasard de calendrier, un arrêt et des conclusions de la CJUE sont venus cette semaine confirmer, si jamais il en était besoin, les obligations qui découlent du texte européen.

Dans la lignée des jurisprudences El Dridi, Achughbabian et Sagor, la Cour rappelle tout d’abord dans l’affaire Zaizoune, tranchée le 23 avril, que l’objectif de la directive « retour » est avant tout celui de mettre en place une politique efficace d’éloignement et de rapatriement, ceci impliquant qu’il soit procédé à l’éloignement dans les meilleurs délais, comme l’exigent les dispositions de l’article 8 de la directive.

Détaillant ensuite le propos de façon récente, l’Avocat Général M. Szpunar indique ainsi dans ses conclusions relatives à l’affaire Celaj, que « les Etats membres sont soumis à une obligation constante de lancer une procédure de retour, d’une part en adoptant une décision de retour et d’autre part en poursuivant celle-ci » dans les cas où le ressortissant lui-même ne s’est pas conformé à la décision de retour par laquelle il est visé. Ces exigences, qui marquent les différentes étapes de la procédure de retour, sont selon ce dernier « persistantes, continues et s’appliquent sans interruption » dès lors que les conditions de leur application sont réunies.

Alors même que la directive « retour » a été transposée dans l’ordre juridique français en juin 2011, il semble que les autorités nationales aient oublié leur part de responsabilité dans la procédure d’éloignement des déboutés de l’asile.

Ou peut-être, comme le conclut le rapport, n’ont-elles toujours pas fait de choix explicite et assumé entre l’éloignement des personnes déboutés du droit d’asile et leur régularisation…

2. L’exigence d’une « véritable » réflexion européenne

Le pessimisme de ces constats révèlent en réalité un problème bien plus profond auquel tous les Etats membres de l’Union européenne sont collectivement confrontés : celui des valeurs qui sous-tendent l’élaboration du droit qu’ils doivent en principe appliquer.

En effet, les Etats membres à travers l’Union européenne, se sont engagés dans la poursuite d’une politique d’asile et d’immigration ouverte en principe à ceux qui veulent travailler, étudier, rejoindre un membre de leur famille, être protégé, et fermée par exception à ceux qui envisageraient de contourner les voies légales d’immigration.

Conception critiquable peut-être du point de vue de certains, perfectible assurément, mais néanmoins viable si les Etats membres avaient véritablement la volonté de respecter les règles d’un jeu qu’ils ont eux-mêmes institué. Il n’en est rien cependant, et l’Union paye aujourd’hui le prix de l’attitude schizophrénique de ses membres.

Le discours qui se veut rassurant peine désormais à convaincre et laisse percevoir les failles d’un système maniant à l’envie l’équivoque et le quiproquo.

Non, la solidarité n’est pas un principe qui caractérise l’attitude des Etats membres dans la gestion des flux migratoires. Comment ne pas voir que les Etats membres placés aux frontières extérieures ne gèrent plus les arrivées massives d’étrangers sur leur territoire pendant que leurs voisins s’assurent de ne pas trop en faire pour leur venir en aide ? Le refus de tirer les conséquences de l’échec patent du système de Dublin témoigne de cet aveuglement. Comment ne pas comprendre que le thème de la « forteresse » a fait long feu et que le discours du 15 avril du Président de la Commission, faisant état de la nécessité d’une « volonté collective de régler la répartition géographique sur toute l’Europe des réfugiés » est annonciateur de changements courageux autant que nécessaires ? Le débat qui s’ouvrira sur les quotas de réfugiés et l’immigration légale promet d’être rude.

Non, la confiance mutuelle ne caractérise pas les relations entre les Etats membres de l’Union européenne. Convaincus par la Cour de justice qui en a fait un principe « fondamental », personne ne se serait donc rendu compte de la défiance qui règne et de la difficulté pour certains Etats de croire en des systèmes nationaux qui ne sont ni performants, ni conformes aux standards des chartes de droits en tous genres ?

Non, l’Union européenne n’est pas une terre d’accueil. L’exonération de toute responsabilité n’entache-t-elle pas la volonté d’accueil de nombreux Etats membres ? Pour s’en convaincre il suffit de regarder le nombre de Syriens accueillis par la France ou la disparition curieuse d’un objectif chiffré d’accueil dans les conclusions finales du dernier Conseil européen alors que leur version provisoire faisait état du chiffre de 5000 personnes, la veille encore …

Pourtant la question migratoire est loin d’être épuisée et il est de plus en plus évident qu’elle n’en est qu’à son début. Les problèmes démographiques, économiques, climatiques, géopolitiques qu’elle soulève imposent de toute urgence la rationalisation et la dépolitisation du débat. Ainsi la responsabilité qui incombe à nos représentants politiques n’est plus celle de faire le choix de l’ouverture ou de la fermeture de nos frontières mais bien celle d’appliquer correctement le droit auquel ils ont souscrit.

Cessons alors de nous empresser de créer à chaque tragédie migratoire « une vraie », « une véritable », « une nouvelle » politique migratoire européenne que nous n’avons toujours pas pris la peine de mettre réellement en œuvre.

C’est ce défi que doit relever l’Union européenne. Ne pas céder devant le peu de courage des Etats membres qui la composent.

Gageons donc que, le 13 mai prochain, le programme de travail de la Commission en matière de migration ne devienne pas une énième déclaration d’intention non suivie d’effets…