Les mesures d’intégration et le regroupement familial des étrangers, précisions utiles de la Cour de justice dans les affaires K. et A.

par Joanna Pétin, CDRE

Le regroupement familial est l’une des principales voies de migration légale vers l’UE. Les données collectées par Eurostat en attestent. À titre indicatif, pour l’année 2013, 670 666 permis de séjour ont été octroyés pour raisons liées à la famille, ce qui place la migration pour motifs familiaux au 1e rang, devant la migration aux fins d’activités rémunérées (535 596) ou d’éducation (464 281). Le regroupement familial au sein de l’UE est régi par différents instruments, tels que la directive 2004/38/CE du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, mais également par la directive 2003/86/CE du 22 septembre 2003 relatif au droit au regroupement familial.

Cette dernière directive est au cœur de l’affaire K. et A. (C-153/14) tranchée par la CJUE le 9 juillet dernier, et posant notamment la question épineuse  des mesures d’intégration qui peuvent être opposées aux candidats à l’immigration. En l’espèce, était en cause la législation néerlandaise. Celle-ci subordonne le droit au regroupement familial à la réussite d’un examen d’intégration civique, composé d’un test de langue, d’une épreuve de compréhension écrite et d’une évaluation des connaissances sur la société néerlandaise. Cet examen, se déroulant sur le territoire d’origine des personnes souhaitant bénéficier du regroupement familial, conditionne l’octroi d’une autorisation de séjour provisoire. Deux ressortissantes d’origine azerbaïdjanaise et nigériane, dont les époux résident aux Pays-Bas, ont fait part de leur impossibilité à se présenter à ce test d’intégration civique du fait de problèmes de santé et de troubles mentaux.

Le Minister van Buitenlandse Zaken a rejeté leur demande d’autorisation de séjour provisoire affirmant que les motifs allégués par K. et A. ne les dispensaient pas de l’obligation de réussite de l’examen d’intégration civique. Saisi du litige, le Conseil d’État néerlandais a décidé de surseoir à statuer pour interroger la CJUE sur la compatibilité de cet examen d’intégration civique néerlandais avec la directive 2003/86/CE.

Jamais les juges de Luxembourg n’avaient été amenés jusqu’alors à se prononcer sur cette notion de « mesure d’intégration » dans le cadre de la directive 2003/86/CE. Rappelant que l’objectif de la directive 2003/86/CE est d’autoriser le regroupement familial de certains membres de la famille d’un ressortissant de pays tiers résidant légalement sur le territoire des États membres (CJUE, 4 mars 2010, Chakroun, C-578/08, § 41), les juges de Luxembourg soulignent cependant que rien dans la directive n’empêche un État membre de subordonner l’octroi d’une autorisation d’entrée sur son territoire au respect de mesures préalables d’intégration (I), sous réserve de veiller au respect du principe de proportionnalité impliquant la prise en considération dans chaque cas individuel des circonstances personnelles pouvant dispenser d’une telle obligation (II).

1. De l’exigence de satisfaction de mesures préalables d’intégration

L’article 7 paragraphe 2 alinéa 1, contenu au chapitre IV de la directive 2003/86/CE relatif aux conditions requises pour l’exercice du droit au regroupement familial, prévoit que « les États membres peuvent exiger des ressortissants de pays tiers qu’ils se conforment aux mesures d’intégration, dans le respect du droit national ». La disposition est donc facultative, mais les Pays-Bas comptent parmi les États membres qui en ont fait une condition d’admission sur leur territoire, ce que la CJUE ne remet pas en cause (§49).

La difficulté vient de ce que la directive 2003/86/CE ne précise pas le contenu de cette notion de « mesure d’intégration ». Alors qu’elle apparait dans d’autres instruments, à l’instar de la directive 2003/109/CE relative au statut de résident de longue durée, aucun éclairage n’est apporté quant à son contenu. On sait simplement que l’autorisation du regroupement familial étant la règle générale, les conditions requises pour son exercice doivent être interprétées de manière restrictive (CJUE, 4 mars 2010, Chakroun, C-578/08, §43 ).

Au regard de la formulation de l’article 7 §2 alinéa 1, les États membres ont une marge d’appréciation certaine pour déterminer l’opportunité et le type de mesures d’intégration exigé. Cependant, la CJUE met en évidence qu’une mesure d’intégration, comme son nom l’indique, doit avoir pour objectif de « faciliter l’intégration des membres de la famille du regroupant » (§52). La Commission européenne le soulignait déjà en 2008 dans le rapport d’application de la directive (COM (2008) 610, p.8) et faisait remarquer en 2011 dans son livre vert que « l’admissibilité des mesures d’intégration [dépendent du] point de savoir si elles servent ou non à faciliter l’intégration » (COM (2011) 735 final, p.5). Des notions linguistiques élémentaires et des connaissances de base sur la société d’accueil, comptant parmi les éléments facilitant la communication, le développement de réseaux sociaux et l’accès au marché de l’emploi, participent en conséquence à l’intégration du ressortissant de pays tiers dans le pays d’accueil (§53). Ce faisant, l’exigence du respect de mesures telles que celles en cause au principal n’est pas contraire à l’objectif de regroupement familial établi par la directive 2003/86/CE (§55).

Toutefois, ces mesures ne doivent pas avoir pour objet de sélectionner les individus qui peuvent prétendre au regroupement familial (§56). La Commission européenne dans ses lignes directrices sur l’application de la directive 2003/86/CE l’affirme explicitement : « si, dans la pratique, les mesures d’intégration sont utilisées pour limiter le regroupement familial, cela reviendrait à une exigence supplémentaire [qui] porterait atteinte à l’objectif de la directive » (COM (2014) 210 , p.15). Or, le coût élevé des frais mis à la charge des regroupés (à savoir en l’espèce au minimum 460€) pour pouvoir satisfaire à l’examen d’intégration civique imposé par la législation néerlandaise contrevient à l’objectif de la directive en ce sens qu’il viole le principe de proportionnalité, ce montant rendant « impossible ou excessivement difficile […] le regroupement familial » (§64 à 70). La disponibilité du matériel et son accessibilité, en termes notamment de prix, sont des éléments dont il s’agit en effet de tenir compte au moment d’apprécier les décisions relatives aux mesures d’intégration (COM(2011)735 final, p.5). Mais d’autres facteurs entrent également en ligne de compte…

2. Les dispenses au titre de la vulnérabilité particulière de regroupés

En l’espèce, K. et A. faisaient valoir auprès des autorités néerlandaises leur impossibilité à satisfaire aux mesures d’intégration civique exigées du fait de problèmes de santé pour l’une et de troubles mentaux pour l’autre. Estimant que ces motifs ne les dispensent pas de l’obligation de se conformer à l’examen requis, le Minister van Buitenlandse Zaken rejette leur demande d’autorisation au séjour. Or, dans les lignes directrices sur l’application de cette directive publiées en 2014, la Commission européenne affirme en effet que satisfaire aux mesures d’intégration « ne saurait constituer une condition absolue à laquelle le droit au regroupement familial serait subordonné » (COM (2014) 210 final, p.15). Un rejet automatique d’une autorisation au séjour pourrait en effet enfreindre le droit à mener une vie familiale normale garanti par l’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE et l’article 8 de la CEDH. Le principe de proportionnalité doit guider les décisions relatives aux mesures d’intégration (§51).

Une clause d’équité a été intégrée dans la législation néerlandaise afin de prévoir des dispenses, lorsqu’en raison d’un handicap physique ou mental, la personne n’est durablement pas en mesure de passer l’examen d’intégration civique requis. Or, la CJUE relève que la mise en œuvre de cette clause d’équité s’avère très limitée, au point de ne pas permettre aux requérantes en l’espèce d’en bénéficier (§61-62). En ce sens, la législation néerlandaise contrevient à la finalité de la directive 2003/86/CE (§63).

L’importance du droit à mener une vie familiale normale appelle en effet à ce qu’il soit tenu compte des circonstances personnelles de manière individualisée en vue de dispenser certaines personnes de l’obligation de réussir le test d’intégration quand il s’avère qu’elles sont dans l’impossibilité de se présenter ou de réussir cet examen (§58). Une telle précaution ressort notamment de l’article 17 de la directive qui précise que, dans les cas de rejets de demandes de regroupement familial, les États membres doivent dûment prendre en considération des éléments tels que la nature et la solidité des liens familiaux de la personne ou encore la durée de résidence sur le territoire de l’UE. La CJUE a également à plusieurs reprises, et encore récemment, rappelé l’obligation de tenir compte des circonstances personnelles empêchant la satisfaction de mesures d’intégration. Dans l’affaire P. et S (C-579/15) du 4 juin 2015 concernant encore une fois les Pays-Bas et des mesures d’intégration dans la cadre de la directive sur le statut de résident de longue durée, les juges de Luxembourg ont souligné que « les modalités de mise en œuvre de [l’obligation de réussir l’examen d’intégration civique] ne doivent pas […] être de nature à mettre en péril [les objectifs de la directive], compte tenu […] de la prise en considération de circonstances individuelles particulières, telles que l’âge, l’analphabétisme ou le niveau d’éducation » (CJUE, 4 juin 2015, P. et S., C-579/13, §49 ; V. également CJUE, 10 juillet 2014, Dogan, C-138/13, §38).

En conséquence, l’état de santé, au même titre que l’âge ou le niveau d’éducation, comptent parmi les éléments dont les États membres doivent tenir compte en vue de dispenser les membres de la famille souhaitant être regroupés de l’examen d’intégration civique (§58). Dans le cas contraire, cela constituerait « un obstacle difficilement surmontable pour rendre effectif le droit au regroupement familial reconnu par la directive 2003/86/CE » (§59).

Cette position de la CJUE s’inscrit dans la continuité des lignes directrices publiées par la Commission européenne en avril 2014 précisant que « les États membres devraient […] prévoir la possibilité effective d’une exemption, d’un report ou d’autres formes de mesures d’intégration en cas de certaines difficultés spécifiques ou à la lumière de la situation personnelle de l’immigrant concerné », les facultés cognitives ou la vulnérabilité de la personne en question devant alors être prises en considération (COM(2014)210 final, p.16).

La vulnérabilité particulière des requérantes en l’espèce méritait une attention plus spécifique de la part des autorités néerlandaises au moment d’apprécier l’opportunité de l’imposition du respect des mesures préalables d’intégration civique. Une fois encore, le jeu de la vulnérabilité est entendu par la CJUE pour permettre une dérogation aux règles de principe établies par les États membres.