Après la clause de souveraineté, la clause humanitaire du réglement Dublin décryptée par la Cour de justice

par Joanna Pétin, CDRE

Le 6 novembre 2012, le règlement Dublin était à nouveau en cause dans le prétoire de la CJUE, dans l’affaire K c. Bundesasylamt (C-245/11), le juge de l’Union devant se prononcer sur l’interprétation de l’article 15§2 du texte. Ce dernier traite des clauses dérogatoires permettant à un Etat membre qui n’est pas responsable d’une demande de protection d’en assumer pourtant la responsabilité pour des motifs particuliers, de nature humanitaire. Après la « clause de souveraineté » de l’article 3§2 interprétée par la CJUE dans l’affaire NS du 21 décembre 2011 (C-411/10 et C-493/10) qui permet à un Etat de se saisir d’une demande de protection, un an plus tard, la Cour est amenée à se pencher sur l’interprétation de la clause humanitaire contenue à l’article 15 du règlement.

En l’espèce, après avoir déposé une demande de protection internationale en Pologne, la requérante, Mme K. avait introduit une nouvelle demande en Autriche afin de venir en aide à sa famille y résidant. L’état de santé de sa belle-fille exigeait sa présence, sous peine de faire éclater l’unité familiale. Les autorités autrichiennes, estimant que la Pologne était responsable de cette demande, avaient demandé  à ce dernier Etat membre de reprendre en charge Mme K. Celle-ci ayant formé un recours devant l’Asylgerichtshof, le juge national a décidé de saisir la CJUE de deux questions préjudicielles. Toutes deux tendaient à savoir, en substance, si l’article 15 du règlement Dublin entraîne l’obligation pour un Etat membre, en l’occurrence l’Autriche, de se déclarer responsable de l’examen d’une demande de protection internationale, alors même que cet Etat n’est pas responsable en vertu des règles de principe.

S’écartant des conclusions de son avocat général rendues le 27 juin 2012, la CJUE répond en adoptant une approche catégorique : l’article 15§2 du règlement impose aux Etats membres de se déclarer responsable d’une demande de protection internationale. Cette solution confirme après l’arrêt N.S. le rôle central des droits fondamentaux dans l’application du règlement Dublin.

L’obligation pour un Etat membre de se déclarer responsable d’une demande de protection internationale 

Le contentieux s’est noué autour de la question de l’unité familiale, à laquelle le règlement Dublin fait la part belle, notamment dans ses articles 6 à 8. Celle-ci était menacée en cas de transfert de Mme K vers la Pologne qui invoquait donc l’article 15§2 du règlement. L’objectif principal de ce dernier a toujours été celui de la préservation de l’unité familiale, souligné par l’avocat général aux points 35 et 36 de ses conclusions. Déjà en 2001, dans le cadre de la proposition du règlement Dublin, on pouvait lire que cet article devait être utilisé « pour prévenir ou remédier à l’éparpillement des membres d’une famille que pourrait parfois provoquer une application stricte des critères de responsabilité ».

Pour la Cour (point 27 de l’arrêt), comme pour l’avocat général (points 41 et 42 des conclusions), l’article 15§1 du règlement constitue une disposition facultative laissant la possibilité aux Etats membres de rapprocher des membres d’une même famille. En revanche et pour  sa part, l’article 15§2 énumère des cas d’application restreignant le pouvoir d’appréciation des Etats membres leur imposant, en principe, la responsabilité d’une demande de protection internationale. L’avocat général ne reconnaissait pas l’application de cette disposition au cas d’espèce, contrairement à la CJUE. La question du lien de dépendance entre le demandeur et les membres de sa famille les opposait.

Pour l’avocat général, le demandeur de protection internationale doit être, lui-même, dépendant du membre de sa famille déjà présent sur le territoire des Etats membres (point 52), ce que la Cour ne confirme pas. Pour le juge de l’Union, rien dans la formulation de la disposition concernée ne permet de conclure que le lien de dépendance s’effectue à sens unique (points 32 à 36 de l’arrêt). Pour étayer sa position, la CJUE  reprend à son compte l’article 11§1 du règlement d’application du règlement Dublin précisant que « les termes « personnes concernées » figurant à l’article 15, paragraphe 2, […] doivent être compris comme visant également une situation de dépendance telle que celle en cause au principal » (point 37 de l’arrêt).

Les gouvernements autrichien et tchèque soutenaient que « le seul fait que le demandeur d’asile ne se trouve plus sur le territoire de « l’Etat membre responsable », mais est déjà sur le territoire de l’Etat membre dans lequel il cherche à obtenir un « regroupement familial » en invoquant des raisons humanitaires » rendait toutefois inapplicable l’article 15§2 du règlement.

La CJUE l’exclut. Cette disposition vise les situations où les Etats membres « laissent » ensemble les personnes concernées (point 30 de l’arrêt), ce qui implique que les personnes concernées sont toutes présentes sur le même territoire. L’avocat général Trstenjak notait d’ailleurs en ce sens que le lieu de résidence du demandeur de protection n’est pas pertinent dans le cadre de l’article 15 du règlement (point 38 des conclusions).

L’exigence d’une demande de prise en charge, explicitée à l’article 15§1, formulée par l’Etat membre « normalement » responsable et adressée à l’Etat membre à qui incomberait la responsabilité du traitement de la demande de protection au nom de l’article 15 du règlement, aurait aussi pu poser problème. Plusieurs gouvernements soutenaient que cette requête était une « condition sine qua non de l’application de l’article 15§2 » (point 50 de l’arrêt). La CJUE rejette également cet argument (points 48, 49 et 52). En l’espèce, la demandeuse de protection internationale est déjà présente sur le territoire de l’Etat membre où réside le membre de sa famille nécessitant son aide. L’exigence d’une requête de la Pologne demandant à l’Autriche de prendre en charge le traitement de la demande de Mme K serait contraire à l’impératif de célérité des procédures de protection internationale et « n’aurait plus aucun objet » (point 51 de l’arrêt).

Par conséquent, « dans des circonstances telles que celles de l’affaire au principal » l’article 15§2 du règlement Dublin doit être interprété comme imposant à un Etat membre, non responsable en vertu des critères de principe, de se déclarer responsable du traitement d’un demande de protection internationale déposée par un demandeur ayant un lien de dépendance avec un membre de sa famille déjà présent sur le territoire de l’UE

La primauté du respect des droits fondamentaux : l’ombre de N.S…

La solution retenue par la Cour la dispense  de répondre à une autre question. Or, une seconde interrogation révélait le souci des Etats membres d’assurer une application du règlement Dublin respectueuse des droits fondamentaux du demandeur de protection internationale. L’ombre de l’arrêt N.S. du 21 décembre 2011 planait ici.

Les autorités autrichiennes demandaient, en substance, si la « clause de souveraineté » de l’article 3§2 du règlement Dublin devait être appliquée en cas de violation de l’article 3 ou 8 de la CEDH, ou encore des articles 4 ou 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE.

Dans l’arrêt N.S. précité, la CJUE avait rappelé que, dans la mise en œuvre du droit de l’UE, les Etats membres doivent respecter les dispositions de la Charte, en vertu de son article 51§1.  L’activation de la clause dérogatoire de l’article 3§2 relève de la mise en œuvre du droit de l’UE et elle doit s’effectuer en conformité avec les droits fondamentaux prescrits par la Charte. Les Etats membres doivent donc assumer la responsabilité du traitement d’une demande de protection internationale lorsque le transfert du demandeur vers l’Etat membre normalement responsable emporte un risque de traitement inhumain ou dégradant et viole donc l’article 4 de la Charte.

La même question se retrouve s’agissant de l’application de l’article 15 du règlement. L’avocat général lui avait accordé une certaine attention, en raison de la non application de l’article 15§2 au cas d’espèce à laquelle elle concluait. Pour elle, le raisonnement mis en exergue par l’arrêt N.S. « peut être transposé à la clause humanitaire de l’article 15 du règlement » (point 64 des conclusions). La décision d’un Etat membre d’examiner une demande, au nom de l’article 15 du règlement, équivaut à une décision mettant en œuvre le droit de l’UE et, ainsi doit être en conformité avec les droits fondamentaux prescrits, tant dans la Charte des droits fondamentaux de l’UE que dans la CEDH. A l’instar de l’affaire N.S., en application de l’article 15 du règlement, un Etat membre peut donc être obligé de se déclarer responsable du traitement d’une demande de protection internationale, dont il n’est pas en principe responsable, afin d’éviter une violation des droits fondamentaux du demandeur de protection (point 65 des conclusions).

En l’espèce, en cas de renvoi de Mme K vers la Pologne, il existait un risque de dégradation de la santé de sa belle-fille, un risque que cette dernière soit victime de traitements inhumains ou dégradants de la part des membres masculins de sa famille mais également un risque d’éclatement de l’unité familiale (articles 4 et 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE).

Selon l’avocat général, les Etats membres doivent examiner avec diligence l’existence de risques sérieux de violation des droits fondamentaux encourus en cas d’application des critères de principe du règlement Dublin. Ainsi, en cas de « risque sérieux d’ingérence injustifiée dans l’un des droits garantis au demandeur d’asile par la Charte des droits fondamentaux », les Etats membres peuvent être tenus d’appliquer la clause dérogatoire (point 77 des conclusions).

Puisqu’ils concluent à l’application de l’article 15 §2 dans l’affaire, les juges de l’UE ne tranchent pas le débat quant au « risque sérieux d’ingérence injustifiée » dans les droits fondamentaux du demandeur de protection internationale.

Néanmoins, et sur un terrain voisin, ils adoptent une position instructive concernant la notion de « famille ». En effet, l’article 2 sous i) du règlement Dublin définit restrictivement les « membres de la famille », qui n’englobe pas les rapports belle-mère/belle-fille, tandis que l’article 15§2, grâce à l’expression « autre membre de la famille », est plus large. Le juge en prend acte : « l’article 15§2 délimite […] un cercle de membres de la famille du demandeur d’asile qui est nécessairement plus large » (point 41 de l’arrêt).

Au final, l’interprétation donnée par la CJUE dans cette affaire confirme son souci d’assurer une application du règlement Dublin conforme aux droits fondamentaux. On ne peut que s’en féliciter. Toutefois, même si cette position de la CJUE est louable, on ne peut que regretter que celle-ci ne puisse être pérennisée. En effet, la proposition de refonte du règlement Dublin, pour laquelle un accord politique a été trouvé le 19 septembre dernier, supprime les dispositions de l’article 15§2.