Retour sur l’arrêt Melloni : quelques réflexions sur des usages contradictoires du principe de primauté

par Rostane Mehdi, CERIC

Nous souhaiterions revenir sur une décision Melloni (C-399/11) dont Henri Labayle a livré dans ces colonnes électroniques une première analyse approfondie. Pour notre part, nous développerons ici une réflexion cursive sur les usages dont le principe de primauté peut être l’objet. Il ressort, en effet, de cet arrêt (qui suscitera par ailleurs d’innombrables commentaires) que ce principe peut simultanément, et ce n’est pas le moindre de ses paradoxes, donner lieu à une conception à la fois cohérente (1), lorsqu’elle est reliée aux données d’une espèce, et potentiellement risquée lorsque l’on procède à une montée en généralité (2).

1. Une conception ponctuellement cohérente du principe de primauté

Il est évident que dans l’affaire Melloni, la primauté a été mobilisée au secours de l’exigence de confiance mutuelle. Sans réellement procéder à un examen sur le fond de la conformité de l’article 4 bis paragraphe 1 de la décision-cadre 2009/299  avec les prescriptions des articles 47 et 48 de la Charte des droits fondamentaux, la Cour a préféré tenir, à juste raison, celui-ci pour valide. Son raisonnement aurait probablement été différent sous l’empire de la décision-cadre 2002/584/JAI dans sa version initiale dans la mesure où celle-ci se montrait incontestablement moins précise.

Dit autrement, l’article 4 bis paraît à l’évidence offrir toutes les garanties nécessaires à une protection satisfaisante des personnes condamnées par défaut. Dans cette perspective, la Cour procède à un exercice non pas de hiérarchisation mais plutôt de conciliation entre des impératifs apparaissant, ponctuellement, comme contradictoires : la confiance mutuelle qui est au fondement du mandat d’arrêt européen et une conception des droits fondamentaux que le Tribunal constitutionnel espagnol, s’appuyant lui-même sur les dispositions que l’on croyait limpides de l’article 53 CDFUE, place au cœur de « l’identité nationale » (au sens de l’article 4 § 2 TUE).

En tant que telle, cette solution est parfaitement cohérente car elle permet d’assurer le plein effet utile de l’article 4 bis tout en dissipant les craintes formulées peut-être hâtivement par les juges de renvoi.

Ce faisant, la Cour inscrit son raisonnement dans le ligne de celui développé par l’Avocat Général Yves Bot, lorsque celui-ci estime que l’article 4 bis, paragraphe 1, est « l’expression d’un accord entre tous les Etats membres pour déterminer quand une personne condamnée par défaut doit être remise sans que cela porte atteinte à son droit à un procès équitable et à ses droits de la défense. Ce consensus entre les Etats membres ne laisse pas de place à l’application de standards nationaux de protection divergents » (pt. 126).

Laisser à un Etat membre la liberté d’invoquer le maintien de son niveau de protection créerait un risque de rupture de l’équilibre atteint par le législateur, au prix de compromis délicats, et affecterait l’uniformité d’application et partant l’autorité du droit de l’Union européenne. L’article 4 bis, paragraphe 1, a supprimé la marge d’appréciation dont jouissaient précédemment les autorités judiciaires d’exécution, en gageant que la confiance mutuelle (dont la primauté apparaît ici comme un puissant adjuvent) suffirait à assurer le crédit des informations contenues dans le mandat d’arrêt européen. Permettre au juge d’exécution de subordonner la remise à la possibilité d’une nouvelle procédure reviendrait à ajouter une condition à celles prévues par le législateur européen et à annihiler les louables intentions de celui-ci. Perçue dans cette perspective, la solution consacrée, en l’espèce, est aisément justifiable. Pourtant d’où vient l’impression d’inconfort intellectuel qui s’en dégage ?

2. Une lecture potentiellement risquée du principe de primauté

La Cour a entendu confirmer sa volonté de ne pas ouvrir aux autorités nationales la possibilité d’invoquer d’autres motifs de non remise que ceux prévus exhaustivement par le texte de l’article 4 bis, paragraphe 1. Elle donne ainsi le sentiment que l’exécution du mandat sera, en cas de jugement par défaut, automatique dans la mesure où le Conseil a envisagé toutes les hypothèses dans lesquelles les juges de l’Etat d’exécution doivent obtempérer à l’obligation de remise.

On peut toutefois se demander si, en considérant que l’interprétation de l’article 53 de la Charte préconisée par le juge de renvoi « porterait atteinte au principe de la primauté du droit de l’Union, en ce qu’elle permettrait à un État membre de faire obstacle à l’application d’actes du droit de l’Union pleinement conformes à la Charte, dès lors qu’ils ne respecteraient pas les droits fondamentaux garantis par la Constitution de cet État », la Cour ne s’est pas engagée sur une voie hasardeuse. En effet, elle paraît fermer dangereusement l’angle de son analyse au risque de pétrifier une solution qui n’a, selon nous, de mérite qu’en relation avec les circonstances particulières de l’espèce.

Or, la raison commanderait d’appréhender l’arrêt Melloni à la lumière d’une actualité inquiétante et dans tous les cas de nature à jeter l’ombre d’un doute sur l’option retenue en l’occurrence par les juges de Luxembourg. Quelle serait ainsi la solution que la Cour pourrait à l’avenir appliquée si elle était saisie d’une question préjudicielle afférente aux conditions de remise d’un prévenu jugé par défaut aux autorités hongroises ? Il y a fort à parier que la législation hongroise offrirait, du moins d’un point de vue formel, toutes les assurances d’un traitement équitable des personnes n’ayant pas comparu à leur procès. Néanmoins, l’évolution désastreuse de la Hongrie suffirait à justifier un refus de remise faute de pouvoir présumer avec un minimum de certitude de la capacité d’un Etat membre que minent des défaillances d’ordre « systémique » à garantir le respect des droits fondamentaux.

Par son rigorisme, la lecture que la Cour retient, dans l’affaire Melloni, du principe de primauté, conduit inévitablement à neutraliser les dispositions de l’article 53 de la Charte et à priver le juge de la faculté d’invoquer le traitement plus favorable qui pourrait être accordé à une personne sur la base des dispositions constitutionnelles. La fragilisation des droits fondamentaux est ici indissociable du refus de prendre en considération les spécificités inhérentes à l’identité constitutionnelle de l’Etat membre rétif à une remise.

On sait les efforts que la Cour a déployés en vue de dépassionner les rapports qu’entretiennent droit de l’Union et droits nationaux.

A ce titre, elle a veillé à accorder tout le respect souhaitable à l’identité nationale des Etats membres ; concept assez vaporeux derrière lequel on voit cependant se profiler, au moins implicitement, certains des éléments de leur « identité constitutionnelle ». Interrogée par la Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative suprême autrichienne) sur la compatibilité avec le principe de libre circulation et de libre séjour des citoyens de l’Union d’une réglementation permettant aux autorités autrichiennes de refuser de reconnaître dans tous ses éléments le nom patronymique d’un ressortissant autrichien, tel qu’il a été déterminé en Allemagne, où réside ce ressortissant, en raison du fait que ce nom comprend un titre de noblesse qui n’est pas admis par le droit constitutionnel autrichien, la Cour a par exemple jugé que « dans le contexte de l’histoire constitutionnelle autrichienne, la loi d’abolition de la noblesse, en tant qu’élément de l’identité nationale, peut être prise en compte lors de la mise en balance d’intérêts légitimes avec le droit de libre circulation des personnes reconnu par le droit de l’Union » (CJUE, 22 décembre 2010, Ilonka Sayn-Wittgenstein / Landeshauptmann von Wien, C-208/09).

En ce sens, l’affaire Melki illustre, avec peut-être plus d’acuité encore, cette volonté assumée par la Cour autant que par les juridictions nationales d’éviter, dans toute la mesure du possible, que l’invocation d’arguments tirés des particularités d’un ordre constitutionnel ne se solde systématiquement par une crise.  Sensible à la bonne volonté des juridictions françaises, elle a entendu rendre un arrêt d’apaisement. La Cour semble donc avoir pris conscience du fait qu’il ne lui pas possible de s’affranchir des prescriptions de l’article 4, paragraphe 2, TUE (CJUE, 12 mai 2011, Malgozata Runevic-Vardyn, Lukasz Pawel Wardyn C-391/09,) et, par extension, de celles de l’article 53 de la Charte. Le respect de l’identité nationale des Etats est désormais un principe informant l’interprétation qu’il convient de retenir du droit de l’Union. Cette exigence fait écho, par l’effet d’une étrange symétrie, à la position de ces juges nationaux qui tous estiment que l’exécution du droit de l’Union est placée sous le signe d’une double allégeance ; devoir procédant tant des dispositions du traité que d’obligations constitutionnelles.

Or, l’option privilégiée dans l’affaire Melloni semble rompre la trajectoire de jurisprudences convergentes par lesquelles la Cour et les juridictions suprêmes des Etats membres se sont attachées à développer des méthodes d’interprétation propres à dissoudre les antinomies et à prévenir les collisions normatives. Rien que très logique de la part de juges œuvrant à l’émergence d’une communauté de valeurs cimentée par un constant souci de confiance mutuelle.  La cohérence globale d’un univers juridique pluriel dépend de la discipline à laquelle chacune des juridictions concernées accepte de se soumettre. Ces juges ont su définir, à la lumière d’une véritable règle de raison, les termes d’une relation non seulement pacifiée mais pétrie de la volonté commune d’ordonner, à titre principal, l’ensemble  autour d’un impératif catégorique : la protection des droits fondamentaux.

En effaçant purement et simplement la possibilité pour un juge national de faire prévaloir, en matière de remise de personnes jugées par défaut, des dispositions constitutionnelles plus protectrices que des règles européennes certes exhaustives mais toujours susceptibles d’être vidées de leur substance par la pratique d’un Etat défaillant, la Cour fait un usage inadéquat du principe de primauté.

Elle instille de la hiérarchie là où ne devrait prévaloir qu’une prudente empathie réciproque. La primauté ne saurait être envisagée sur un mode « mécaniste » au risque des droits fondamentaux. Pour dire les choses autrement,  le principe de primauté nous semble devoir être lu à la lumière des valeurs qui structurent l’ordre juridique de l’Union. A quoi servirait-il d’affirmer la prévalence du droit de l’Union si celle-ci avait pour conséquence un abaissement (qu’il ne faut pas exclure par principe) des standards en matière de protection des droits fondamentaux ? Avec l’arrêt Melloni, la Cour paraît renouer avec une rhétorique que l’on croyait dépassée. Soucieuse de renforcer les bases d’un ordre autonome, elle jugea en 1970 que «  l’invocation d’atteintes portées soit aux droits fondamentaux tels qu’ils sont formulés par la constitution d’un État membre, soit aux principes d’une structure constitutionnelle nationale, ne saurait affecter la validité d’un acte de la Communauté en son effet sur le territoire de cet État » (CJCE 17 déc. 1970, Internationale Handelsgesellchaft, aff. 11/70). En ce sens, la Cour définissait un « rapport de validation » impliquant que la primauté soit indivisible, inconditionnelle et absolue. Cette option radicale n’a pas manqué de poser rapidement la délicate question des rapports hiérarchiques entre le droit communautaire et, spécialement, les normes constitutionnelles.

Or, le temps ne semble plus à l’affirmation d’un ordre naissant mais bien plutôt à la consolidation d’une Union de droit. Dans cette perspective, la Cour n’aurait-elle pas gagné à rendre un arrêt plus nuancé, lui permettant à la fois d’imposer, en l’espèce, la remise tout en laissant intacte la faculté des autorités nationales de se soustraire à cette obligation lorsque des circonstances particulières le commanderaient.