Parquet européen et contrôle de subsidiarité : premier carton jaune pour l’Espace de liberté

par Henri Labayle, CDRE

Tous les coups d’essai ne sont pas des coups de maître. La proposition de la Commission d’instituer un Parquet européen en charge de la protection des intérêts financiers de l’Union (COM (2013) 534) a provoqué une riposte imprévue des Parlements nationaux en charge du respect du principe de subsidiarité. Celle-ci a pris la forme d’un vote imposant à la Commission de relire sa copie et elle révèle, au fond, le malaise persistant affectant le développement de l’Espace de liberté, sécurité et justice.

Si chacun s’accorde à en proclamer la nécessité, nul ne prend réellement la mesure des progrès à réaliser et du respect mutuel qui commande ces progrès. Paradoxalement, cet épisode majeur de la vie de l’Espace de liberté, sécurité justice est largement demeuré sous silence, en doctrine comme au plan médiatique. Au delà des inquiétudes qu’il suscite pour l’avenir ponctuel d’un éventuel Parquet européen, il constitue pourtant un condensé significatif des ambigüités qui affectent ce dernier : le besoin nécessaire de subsidiarité y côtoie la recherche d’une efficacité dont nul, à la Commission comme dans les Etats membres, ne paraît réellement se préoccuper.

1. Un premier exercice du contrôle de subsidiarité confié aux Parlements nationaux

C’est une caractéristique de l’ELSJ : la montée en puissance du principe de subsidiarité a trouvé une traduction institutionnelle dans le traité de Lisbonne. Mettant en musique l’article 5 TUE, le Protocole n°2 annexé aux traités offre ainsi aux Parlements nationaux l’opportunité de mettre en garde les institutions de l’Union sur ce qu’ils estiment être une ingérence excessive de l’Union dans le jeu d’une compétence partagée, afin de « faire en sorte que les décisions soient prises le plus près possible des citoyens de l’Union ». En vertu de ce principe, la Communauté n’intervient, dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, que si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire.

La sensibilité des questions liées à l’action pénale explique que le traité renforce cette exigence en la matière et, finalement, que la première occasion d’actionner cette procédure originale ait été fournie par un dossier emblématique de l’entraide répressive dans l’Union européenne.

Une attention particulière en matière de coopération judiciaire pénale

La méfiance grandissante des acteurs nationaux de la coopération pénale à l’encontre de ce qu’ils estiment être une immixtion anormale de l’Union dans leur sphère de compétence s’exprime tout particulièrement à propos de l’ELSJ. Ainsi, le titre IV du TFUE qui en régit les dispositions multiplie les renvois et les références aux « différents systèmes et traditions juridiques des Etats membres » (article 67 TFUE). En outre, ses dispositions se fondent largement sur la reconnaissance mutuelle, qui implique par essence de laisser une part importante au droit national et son chapitre 4 invite la coopération judiciaire pénale à des règles « minimales » qui « tiennent compte des différences entre les traditions et systèmes juridiques des Etats membres ».

C’est dire à quel point la subsidiarité occupe une place importante dans la conception que l’Union se fait de cet Espace. Agir ici implique de satisfaire positivement au cumul des conditions « si et dans la mesure où » fixées par le traité. C’est donc comprendre que le contrôle original de ce principe mis en place à Lisbonne avait de fortes chances de se concrétiser à propos de l’ELSJ, se faisant ainsi l’écho de cette méfiance. Car, de manière spécifique, l’article 7 §2 du protocole organise une place particulière à son exercice en matière de coopération judiciaire pénale et de coopération policière.

Dans un délai de 8 semaines après la transmission d’une proposition d’acte législatif aux autorités nationales, le droit commun du contrôle du principe de subsidiarité reconnaît aux parlements nationaux la possibilité  d’adresser des « avis motivés » à l’institution européenne dont émane cette proposition.

Ces avis faisant état du non-respect du principe doivent réunir un seuil minimum de parlements internes pour entraîner des conséquences concrètes. En règle générale, il convient de rassembler un tiers de l’ensemble des voix affectées à ces parlements. L’article 7 du protocole attribue ainsi deux voix à chaque parlement national, réparties en fonction du système parlementaire national. Dans un système parlementaire national bicaméral, chacune des deux chambres dispose d’une voix.

Pour ce qui est de l’ELSJ et de lui seul, ce seuil est abaissé à un quart, soit 14 votes sur un total de 56 (contrairement au droit commun qui prévoit un seuil de 18 votes). C’est dire la suspicion des auteurs du traité.

Atteindre ce seuil enclenche alors la procédure organisée par l’article 7 §2 du protocole. L’auteur de la proposition a l’obligation de se livrer à un réexamen du texte. A l’issue de ce réexamen, il peut « décider, soit de maintenir le projet, soit de le modifier, soit de le retirer. Cette décision doit être motivée ».

Cependant, décrire la procédure n’est pas tout, loin de là, et le plus délicat est sans doute de déterminer la nature du test de subsidiarité auquel il convient ensuite de se livrer afin de trancher le désaccord entre l’appréciation portée par les protagonistes nationaux et européens.

La chose n’est pas simple, loin de là, et la faiblesse du contentieux communautaire à ce sujet n’aide guère à éclaircir les débats des spécialistes, conduisant même à s’interroger avec la Cour sur la part respective du politique et du juridique dans le raisonnement à tenir. Pour faire simple, on s’accordera à penser qu’il s’agit là d’un contrôle de la nécessité d’une action de l’Union, dont il faut faire la preuve, ce qui est loin d’être simple même dans le prétoire de Luxembourg.

L’institution d’un Parquet européen

Elle est l’une des principales novations du traité de Lisbonne : en vertu de l’article 86 TFUE et sur la base d’une procédure législative spéciale nécessitant l’unanimité au Conseil et l’accord du Parlement européen, le Conseil peut établir un « Parquet européen » afin de combattre les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union.

– Véritable serpent de mer de la lutte contre le crime au niveau européen, évoqué au bas mot depuis le début des années 2000 et le Corpus juris, le dossier a eu à la fois pour mérite de stimuler l’action de l’Union et de multiplier de savantes études sur la question.

Organiser la réaction de l’Union devant la passivité des comportements étatiques face au crime organisé est devenu impératif. Malgré le sérieux besoin d’une protection des intérêts financiers (PIF), mettre celle-ci en avant relève cependant largement du prétexte. Outre le discours « politiquement correct » qui la rend inattaquable, la PIF est en fait utilisée pour introduire l’idée d’une coordination des poursuites dans l’Union. C’est ainsi, manifestement, que les auteurs des traités l’avaient imaginé dans l’article 86 §1 TFUE, le dernier paragraphe du même article offrant ensuite, « simultanément ou ultérieurement », la possibilité d’élargir le champ de sa compétence à la « lutte contre la criminalité grave à dimension transfrontière ».

Multiplier les réflexions sur le sujet a également eu pour mérite de faire émerger un corps de règles susceptibles d’être utilisées dans l’hypothèse de la création d’un tel Parquet, dans une étude diligentée par la Commission et l’OLAF et coordonnée par l’Université de Luxembourg et dont la proposition va s’inspirer.

Cet éclairage explique que, le 13 juillet 2013, la Commission ait proposé un règlement du Conseil portant création du Parquet européen (COM (2013) 534), point d’orgue d’un paquet législatif destiné à améliorer la protection des intérêts financiers de l’Union (COM (2013) 532). Institué en tant qu’organe de l’Union afin de rechercher, poursuivre et renvoyer en jugement les auteurs d’infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union, ce Parquet serait doté d’une structure décentralisée qui, pour la majeure partie de ses activités, s’appuiera sur les autorités nationales chargées des enquêtes et des poursuites, et sur le droit national.

– Transmise aux parlements nationaux, la proposition n’a pas déclenché l’enthousiasme escompté, au point de provoquer le premier contrôle positif de subsidiarité.

En effet, dans 13 Etats membres, les parlements néerlandais, chypriote, hongrois, suédois, slovène, maltais et britannique, les sénats français et tchèques, la chambre des députés roumaine ont adopté un avis motivé tandis que les sénats polonais et roumain et le parlement portugais ne motivaient pas le leur.

Soit un total de 19 votes là où le seuil à atteindre était de 14 avis motivés. On a connu de meilleurs accueils à des propositions législatives …

Il n’est pas possible pour autant de reprocher aux Parlements nationaux une opposition de principe à l’institution d’un Parquet européen. Le traité, en prévoyant lui-même cette possibilité, fait ainsi la preuve sinon de sa nécessité du moins de sa compatibilité avec le jeu de la subsidiarité au sein de l’entraide répressive. C’est donc avec nuances que l’opposition des Parlements nationaux doit être examinée.

D’une façon générale, les Parlements nationaux estiment en effet que la Commission a agi en l’espèce de façon assez dogmatique, sans rechercher véritablement si un renforcement de l’existant ou un approfondissement de structures telles qu’Eurojust n’aurait pas permis de parvenir au résultat recherché. Britanniques, suédois et irlandais mettent notamment cette critique en avant, faisant valoir que la Commission n’aurait pas suffisamment démontré la valeur ajoutée de sa proposition, argument relevant pleinement du contrôle de subsidiarité. Pour d’autres, l’exclusivité de la compétence reconnue au futur Parquet ou sa trop grande centralisation nourrissaient la critique.

D’où une réaction surprenante chez certains, comme le Sénat français. Adoptant le 13 janvier 2013 une résolution approuvant l’initiative de création d’un Parquet européen, il n’en adopte pas moins un avis motivé négatif le 28 octobre de la même année, opposé au « choix beaucoup plus centralisateur et directif » d’une Commission européenne qui «  paraît aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif d’un meilleur pilotage et d’une coordination renforcée ».

Il est vrai que l’étude d’impact de la Commission (SWD (2013) 275) est pour le moins brutale : « les autorités des États membres chargées des enquêtes et des poursuites pénales sont actuellement dans l’incapacité d’atteindre un niveau équivalent de protection et de répression. Comme l’UE est la mieux placée pour protéger ses propres intérêts financiers, compte tenu des règles spécifiques de l’UE applicables en la matière, elle est aussi la mieux placée pour garantir que les infractions portant atteinte à ces intérêts font l’objet de poursuites » …

Qu’il soit permis d’en sourire. Par nature, l’action de l’Union est confrontée quotidiennement à la diversité des situations et législations nationales et leur simple constat ne saurait signifier par lui-même que les exigences de la subsidiarité sont satisfaites. Du reste, et certains parlements nationaux l’ont bien perçu, l’insuffisance de l’action étatique peut varier selon les Etats et conduire à s’interroger sur le seuil à partir duquel cette insuffisance est susceptible de justifier une action commune …  Appliqué à d’autres questions que la PIF, de tels raisonnements pourraient entraîner une complète fédéralisation de l’action publique dans l’Union …

Ce n’est pas pour autant que l’on doive prendre pour argent comptant l’opinion négative du Joint Committee de la chambre irlandaise (Reasoned Opinion on COM(2013)534) : « it considers criminal law to be primarily a national competence. Therefore the investigation and prosecution of all fraud related offences, including offences against the financial interests of the EU, is primarily a duty of national authorities ».  Dit autrement, lire ainsi la subsidiarité consiste en fait à revenir sur les dispositions du traité.

Ce qu’il est convenu chez les communautaristes d’appeler le « test de subsidiarité » est donc une opération particulièrement délicate dont il est permis de penser que la Commission ne s’est pas acquittée de façon nuancée, volontairement ou pas.

2. L’intransigeance de la Commission

Face à une telle levée de boucliers, augurant pour le moins de difficultés dans la suite du processus législatif, la Commission avait le choix entre la conciliation et l’autisme. Sans surprise, elle a choisi la seconde, ce qu’un contexte particulier contribue à expliquer.

Eléments de contexte  

La fermeté de l’attitude de l’exécutif communautaire n’est pas vraiment surprenante si l’on reprend l’ensemble de la procédure durant laquelle, à l’évidence, la stratégie de la Commission a été moins de privilégier l’aboutissement du texte que de donner l’image d’une institution ferme sur les principes.

Posture fréquente dans un collège en fin de mandat lorsque l‘on s’interroge sur la suite, on peut penser qu’une part importante du dossier a été lue à la lumière de cette échéance. Les adeptes de la technique du coup de menton sont généralement d’autant plus enclins à en user qu’ils sont soit persuadés de ne pas faire partie de l’équipe suivante, ce qui est le cas du Président, soit taquinent l’espérance d’un destin européen, idée que l‘on prête à la commissaire en charge de la proposition. D’où l’intérêt qu’il peut y avoir à faire mine de s’immoler sur l’autel européen, en tombant les armes de l’intégration à la main dans la défense de son budget et en promouvant une approche de type fédérale …

Comment expliquer autrement le timing de la proposition et l’empressement mis, quelques mois avant la fin d’une mandature, à ouvrir un dossier potentiellement les plus explosifs de l’ELSJ ?

Chargé de méfiance, lourd de traditions juridiques nationales et de relents de souveraineté, l’institution d’un Parquet européen avait déjà été fortement débattue dans les traités institutifs. Ces derniers prenaient d’ailleurs la sage précaution de souligner qu’il devait voir le jour « à partir d’Eurojust », agence dont la légitimité et l’efficacité justifiaient cet appui. Il n’était donc pas sorcier d’imaginer la levée de boucliers que provoquerait inévitablement la proposition formelle de l’instituer et les précautions politiques impératives à prendre pour le mener à bon port.

Naïvement, un scénario crédible pouvait donc s’établir à partir d’une réforme programmée d’Eurojust, suivie par une initiative concernant le Parquet. Tel n’est pas le choix de l’exécutif, délivrant le même jour ses propositions de réforme de la PIF, d’OLAF, d’Eurojust et du Parquet européen, brouillant ainsi tout souci de cohérence en mettant au même niveau des réformes pourtant hiérarchisées par le traité lui-même …

Cette impression est accréditée par la forme du discours adopté à cette occasion. Positionner volontairement le débat sur le terrain de la construction fédérale comme la commissaire en charge a fait le choix de le faire n’était sans doute pas innocent.

Affirmer ouvertement en conférence de presse le justificatif selon lequel « a federal budget needs a federal protection » (speech 17 juillet 2013) relève évidemment de la provocation ou du chiffon rouge dont on devine sans difficulté l’impact, de l’autre coté de la Manche et même ailleurs. L’effet retour de cette tactique garantissait une réponse en forme de boomerang dont les Parlements nationaux ne se sont pas privés, quitte à ce que le principal perdant soit le dossier lui même …

Un avenir incertain

La saga du Parquet européen a donc connu des épisodes suivants, de deux ordres.

Au plan institutionnel, la proposition devait être réexaminée à la suite du « carton jaune » infligé par les parlements nationaux. À l’issue de ce réexamen, la Commission pouvait décider, soit de maintenir sa proposition, soit de la modifier, soit de la retirer.

Si elle faisait le choix de la maintenir, la Commission avait l’obligation, dans un avis motivé, de justifier la raison pour laquelle elle estime que la proposition est conforme au principe de subsidiarité.

Telle est la voie qu’elle a emprunté, le 27 novembre 2011, dans une communication « relative au réexamen de la proposition de règlement du Conseil portant création du Parquet européen au regard du principe de subsidiarité, conformément au protocole n° 2 » (COM (2013) 851). Récusant les prétentions des parlements nationaux, l’exécutif communautaire considère en définitive « que sa proposition est conforme au principe de subsidiarité consacré à l’article 5, paragraphe 3, du TUE, et qu’il n’est pas nécessaire de la retirer ou de la modifier. Elle la maintient donc. Au cours du processus législatif, la Commission tiendra néanmoins dûment compte des avis motivés des parlements nationaux ».

Soit. Même si l’on n’est pas toujours convaincu par une approche qui ne cultive pas le doute. Même si nombre de ses analyses sont recevables. Même si l’on doute fortement que les Etats membres et le futur Parlement y soient attentifs, surtout si ce dernier est composé comme on le craint. On demeurera sensible en particulier aux efforts de la Commission pour faire la part des choses, pour autant que cela soit toujours possible en la matière, entre subsidiarité et proportionnalité.

Les communautaristes connaissent bien cette difficulté et la prudence des analyses de la Cour sur le sujet, les nombreux travaux doctrinaux sur la question, les oppositions politiques auxquelles elle a donné lieu et le Groupe de travail de la Convention qui s’y pencha. Ces réalités n’ont reçu d’autre écho qu’une superbe indifférence tout au long du cheminement du dossier.

Précisément, n’est-ce pas là le principal reproche que l’on doive adresser au dossier du Parquet européen et à sa conduite, celui d’être imprégné du nombrilisme des droits internes de nature pénale se projetant dans un univers communautaire dont ils se refusent à connaître les ressorts et la logique profonde ?

Passe encore que ce soit l’attitude des pénalistes de droit interne sollicités à son sujet (encore que …), mais de la part du gardien du temple communautaire, est-ce bien normal ? Pour ce qui est de l’efficacité, on craint de connaître déjà la réponse.