Coopération judiciaire civile : le for délictuel face aux impératifs de cohérence (à propos de CJUE, 16 janvier 2014, C-45/13, Kainz)

par Maxime Barba, EDIEC

L’arrêt Kainz (CJUE 16 janvier 2014 Andreas Kainz c. Pantherwerke AG) s’inscrit dans la liste, décidément à rallonge, des jurisprudences relatives à l’article 5.3 du Règlement 44/2001. La litanie jurisprudentielle relative au for délictuel, à l’instar de celle relative au for contractuel, est révélatrice des lacunes du texte initial. Celui-ci prospèrera malgré tout au sein du Règlement 1215/2012, appelé à la relève.

Au-delà des enseignements spécifiques qu’il apporte à propos de la compétence internationale en matière de responsabilité du fait d’un produit défectueux, la jurisprudence rapportée appréhende des questions importantes de cohérence. Ce sont ces questions qui retiennent ici l’attention.

Tout d’abord, la difficulté de cohérence externe, entre le Règlement 44/2001 et 864/2007, doit être abordée. On retrouve ici la marque, désormais éprouvée, d’un contentieux « de seconde génération », intéressant plus l’articulation des différents instruments de la coopération judiciaire en matière civile que leur interprétation isolée. Ensuite, l’arrêt examiné permet d’éclaircir les rapports, aujourd’hui brouillés, entre le modèle propre au for délictuel, où un forum actoris a été reconnu de façon anecdotique, et les règles de compétence en matière de partie faible, où la compétence des juridictions du demandeur fait figure de principe. Il s’agit alors d’une question de cohérence interne.

L’arrêt Kainz intéresse ainsi particulièrement la recherche de cohérence au sein du droit international privé européen. Se posait ici la question de la détermination du lieu de l’événement causal à l’origine du dommage dans le cadre de la responsabilité d’un fabricant du fait d’un produit défectueux, sur le fondement de l’article 5.3 de Bruxelles I. Or l’interprétation dudit article était susceptible de deux abords : soit une interprétation par référence à un autre instrument de la coopération judiciaire civile, Rome II en l’occurrence, soit une interprétation proprement autonome. L’affaire analysée pose alors opportunément la question de l’articulation de l’article 5.3 de Bruxelles I avec l’article 5 de Rome II relatif à la Responsabilité du fait des produits (point 9 de l’arrêt). Plus encore que cette « simple » articulation des instruments, on comprend que l’harmonie des disciplines est également en jeu, du conflit de juridictions au conflit de lois.

La Cour de Justice, se prêtant succinctement au jeu du contentieux de second degré, aborde directement cette question de cohérence externe. Rappelant le besoin d’autonomie du Règlement 44/2001 (point 19), le juge européen précise que la cohérence, souhaitée par le législateur européen, avec le Règlement 864/2007 « ne saurait conduire à donner aux dispositions du règlement n°44/2001 une interprétation étrangère au système et aux objectifs de celui-ci » (point 20). Cohérence admise dans son principe, elle se trouve refoulée dans sa mise en œuvre, lorsque, d’une façon, elle en vient à déformer à l’excès l’un des instruments en présence. Et pour cause, la corrélation entre le conflit de lois et le conflit de juridictions paraissait, au cas d’espèce, bouleverser les principes de base qui soutiennent le Règlement 44/2001.

La cohérence des instruments n’est pas l’identité des solutions. L’idée proposée était bien, nous semble-t-il, de déterminer le for délictuel selon le modèle mis en place par l’article 5.1 lit a) du règlement Rome II. Or celui-ci dispose que, à défaut de choix de loi, la loi applicable à une obligation non contractuelle découlant d’un dommage causé par un produit est la loi du pays dans lequel la personne lésée avait sa résidence habituelle au jour du dommage si le produit a été commercialisé dans ce pays, les autres solutions des lit b) et c) n’étant que subsidiaires. Une interprétation de Bruxelles I à la lumière de Rome II semblait ainsi conduire inexorablement à admettre un forum actoris, à propos duquel l’allergie de principe du Règlement 44/2001 n’est plus à démontrer. On comprend alors le rejet de la Cour de Justice d’une interprétation de Bruxelles I par référence à Rome II. La solution semble logique, compte tenu du résultat auquel mènerait une telle interprétation. Sauf à rappeler que la Cour de Justice consacra récemment un forum actoris, sur le fondement de l’article 5.3, dans le cadre de l’atteinte aux droits de la personnalité, via sa jurisprudence e-Date Martinez

Ayant échoué à obtenir la compétence du tribunal du demandeur via une interprétation par référence externe, il restait encore à avancer une interprétation autonome de l’article 5.3 conduisant au même résultat. Or seule une interprétation inspirée du modèle valant en matière de partie faible permettait à M. Kainz de parvenir au forum actoris tant désiré. Et, de fait, il était bien demandé au juge européen de prendre en compte les intérêts de la personne lésée dans son interprétation de l’article 5.3, comme elle semblait l’avoir fait en matière de droit de la personnalité (point 30). L’argument « ne saurait prospérer » (point 30 in fine). Avec un considérant pour le moins explicite, la Cour rappelle opportunément que l’article 5.3 ne « tend précisément pas à offrir à la partie la plus faible une protection renforcée » (point 31). Nouveau rejet du forum actoris, via une interprétation cette fois parfaitement autonome de l’article 5.3, conforme au refus de principe du Règlement 44/2001 (point 32). La scission des philosophies présidant, d’une part, au for délictuel et, d’autre part, à la compétence internationale en matière de partie faible, est bien entérinée.

Au-delà des interrogations techniques sur la question de la responsabilité du fait des produits défectueux, l’accident de bicyclette de M. Kainz a permis de soumettre deux questions importantes de cohérence vis-à-vis de Bruxelles I. S’est posée la question de sa cohérence externe avec Rome II, à la faveur d’une consécration d’un forum actoris. S’est ensuite posée la question de sa cohérence interne, à la faveur encore d’un forum actoris, sur le modèle des règles valant en matière de partie faible. Dans une perspective globale, le rejet du forum actoris fait figure de dénominateur commun. Bien que d’une lisibilité incertaine, l’arrêt de la Cour de Justice vient non seulement rappeler et préciser les rapports de cohérence qu’il convient de respecter dans la coopération judiciaire en matière civile, mais également, espérons-le, mettre un véritable coup d’arrêt à la généralisation du forum actoris par voie d’interprétation, comme le laissait déjà présager la jurisprudence Pinckney. L’enseignement principal de l’arrêt étudié tient certainement plus au rejet du forum actoris qu’à l’interprétation technique de l’article 5.3 en matière de produits défectueux, le lieu de l’évènement causal à l’origine du dommage n’étant, sans surprise, que le lieu de fabrication du produit litigieux.