Le droit européen (de l’ELSJ) dans son contexte : le cas Hejduk !

Par Jean-Sylvestre Bergé, EDIEC

L’arrêt Hejduk (CJUE, 22 janvier 2015, aff. C-441/13) apporte une nouvelle illustration de la nécessité de penser le droit européen (en l’occurrence le droit de la coopération judiciaire civile) dans son contexte.

Les questions de droit international privé européen du droit d’auteur (et droits voisins) ne se comprennent que dans le contexte qui est dorénavant le leur : une solution uniforme de conflit de juridictions, pour un régime uniforme de conflit de lois et des droits d’auteur et voisins largement harmonisés.

1. La situation internationale et la détermination du juge compétent – Un site Internet hébergé en Allemagne, un éditeur de contenu du site établi en Allemagne, un titulaire de droits d’auteur et voisins établi en Autriche, une juridiction autrichienne saisie en constatation de la violation des droits du demandeur consécutivement à la mise en ligne de photographies réalisées par lui sur le site en question : telles sont les données de cette nouvelle affaire mettant en scène la question du juge compétent et la violation alléguée de droits d’auteur ou voisins sur Internet.

Saisie à titre préjudiciel, la Cour de justice de l’Union européenne est une nouvelle fois invitée à se prononcer sur l’interprétation du règlement CE n° 44/2001 (dont la réforme est, on le sait, intervenue pour les actions nouvellement initiées après le 10 janvier 2015 ; règlement UE n° 1215/2012) unifiant les règles de compétence en matière civile et commerciale, spécialement son article 5.3 qui définit une règle de compétence spéciale en matière délictuelle.

La réponse de la juridiction européenne tient en une phrase : « en cas d’atteinte alléguée aux droits d’auteur et aux droits voisins du droit d’auteur garantis par l’État membre de la juridiction saisie, celle-ci est compétente, au titre du lieu de la matérialisation du dommage, pour connaître d’une action en responsabilité pour l’atteinte à ces droits du fait de la mise en ligne de photographies protégées sur un site Internet accessible dans son ressort. Cette juridiction n’est compétente que pour connaître du seul dommage causé sur le territoire de l’État membre dont elle relève ».

2. Le droit international privé pour lui-même – Pour appréhender ce type de difficulté, il n’est pas inintéressant de se placer dans la perspective des méthodes et solutions dégagées par la matière du droit international privé de manière générale pour essayer d’identifier les différentes solutions envisageables.

Cette démarche consiste à poser les questions suivantes :

– Internet est-il de nature à fonder de manière générale une seule règle de conflit de juridictions (et, au-delà, de conflit de lois) ? En pareil cas, faut-il préférer le critère de la focalisation (lieu vers lequel le site est dirigé), celui de l’accessibilité (lieu depuis lequel le site est accessible), imaginer des critères autres (lieu d’établissement de l’éditeur de contenu ou de la victime) ?

– dans la négative où il faut penser les solutions autour de catégories de rattachement traditionnelles (contrats et délits et pour ces derniers, distinction entre les atteintes à la vie privée, les actes de concurrence déloyale ou encore les actes de contrefaçon), quelles solutions envisager pour le droit de la propriété intellectuelle ?

– cette solution serait-elle apte à couvrir l’ensemble des droits intellectuels ou faut-il distinguer entre les différentes familles de droits (selon que leur protection est automatique ou non, que le droit invoqué est d’ordre patrimonial ou extrapatrimonial) ?

– serait-elle de nature à couvrir l’ensemble des questions (objet juridiquement protégé, titularité du droit, exercice positif ou négatif du droit) ou seulement certaines d’entre elles ?

Toutes ces interrogations sont naturellement intéressantes et il faut notamment saluer l’effort de l’avocat général Pedro Cruz Villalón qui s’est efforcé dans ses conclusions de mobiliser certaines d’entre elles (spécialement sur la question des différents critères susceptibles d’être utilisés pour appréhender les situations nées de l’utilisation d’Internet) en s’appuyant notamment sur les commentaires de la jurisprudence antérieurement rendue sur ce sujet (voir cité, à ce titre, le commentaire de E. Treppoz, RTDE 2013, p. 897 ; pour une analyse générale des solutions de droit positif, voir également T. Azzi, Information en ligne et mondialisation : enjeux juridiques et judiciaires, Legicom 2014/1, spéc. p. 38 et s. ; pour le déploiement des solutions européennes dans le contexte récent français, voir le commentaire de A.-E. Kahn, JDI 2014, comm. 14).

Mais, à en croire la réponse de la Cour de justice, ces interrogations sont vaines.

3. Le droit international privé dans son contexte européen – La Cour de justice adopte dans cette affaire la même position minimaliste qui avait été la sienne dans l’affaire Pinckney (CJUE, 3 oct. 2012, affaire C-170/12) précédemment commentée (Légipresse 2014, 88). Elle ne crée aucun critère nouveau par rapport à sa jurisprudence antérieure : la victime peut choisir entre la juridiction du lieu du fait dommageable et du lieu de réalisation du dommage et, dans ce dernier cas, son préjudice réparable ne saurait s’étendre au-delà de celui subi à l’intérieur des frontières nationales du juge saisi. Pour justifier cette solution, elle s’appuie, comme elle l’a déjà fait par le passé, sur la nature territoriale du droit d’auteur et des droits voisins tels qu’harmonisés au niveau européen. Les trois passages importants de la décision sous commentaire nous semblent être les suivants :

  • « À cet égard, il convient de rappeler que si les droits d’un auteur doivent être protégés, notamment en application de la directive 2001/29, de manière automatique dans tous les États membres, ils sont soumis au principe de territorialité. Ces droits sont donc susceptibles d’être violés, respectivement, dans chacun des États membres, en fonction du droit matériel applicable (voir arrêt Pinckney, C‑170/12, EU : C : 2013:635, point 39 » (point 22) ;
  • « S’agissant de ce second aspect, dans l’affaire au principal, MmeHejduk allègue une violation de ses droits d’auteur, en raison de la publication de ses photographies sur le site Internet d’EnergieAgentur. Il est constant que, ainsi qu’il ressort notamment du point 22 du présent arrêt, les droits dont elle se prévaut sont protégés en Autriche » (point 30) ;
  • « Toutefois, il convient de rappeler que, dès lors que la protection des droits d’auteur et des droits voisins du droit d’auteur accordée par l’État membre dont relève la juridiction saisie est limitée au territoire de ce dernier, la juridiction saisie au titre du lieu de la matérialisation du dommage allégué n’est compétente que pour connaître du seul dommage causé sur le territoire de cet État membre (voir, en ce sens, arrêt Pinckney, EU : C : 2013:635, point 45) » (point 36).

Au risque de nous répéter, le choix opéré par la Cour de justice nous semble conduit par la seule démarche qui vaille en ce domaine : le droit international privé européen du droit d’auteur et des droits voisins doit être lu non de manière générale ou absolue en droit international privé, mais dans son contexte très précis de droit international privé européen des droits d’auteur et voisins !

Ce contexte est, qu’on le veuille ou non, celui d’une marginalisation des outils du droit international privé qui trouve sa double cause dans le rapprochement des législations nationales (ici notamment la directive CE n° 2001/29 citée dans le texte de l’arrêt) et dans l’affirmation d’un principe de protection strictement territoriale du droit d’auteur et des droits voisins (règlement CE n° 864/2007 dit « Rome 2 », sur la loi applicable aux obligations extra-contractuelles, article 8 : « La loi applicable à une obligation non contractuelle résultant d’une atteinte à un droit de propriété intellectuelle est celle du pays pour lequel la protection est revendiquée »). Ces deux phénomènes conjugués brident, en effet, considérablement les potentialités offertes, de manière générale et dans l’absolu, par la discipline du droit international privé. A quoi bon, en effet, s’ingénier à trouver des solutions de droit international privé quand 1° l’enjeu du conflit est diminué à proportion de l’accroissement du processus d’harmonisation des droits nationaux et quand 2° la solution au conflit commande au juge de devoir appliquer pour chaque territoire pour lequel la protection est demandée la loi dudit territoire, ce qui dans la figure d’Internet revient à appliquer autant de lois nationales qu’il y a de territoires nationaux concernés par ladite demande de protection !

En l’occurrence, la compétence de la juridiction du pays dans lequel le site est simplement accessible se trouve en quelque sorte contenue par l’impossibilité que rencontre le requérant de demander réparation pour un préjudice subi pour la violation d’un autre droit sur un autre territoire. Le risque de dispersion des compétences est donc fortement limité, ce qui est au demeurant conforme à l’économie générale du règlement CE n° 44/2001 (voir dans la décision les rappels aux points 16 et s.).

4. Au-delà du contexte de l’affaire et au-delà du contexte européen – Les solutions particularistes (un territoire, un juge compétent, une loi applicable) commandées par notre droit international privé européen des droits d’auteur et voisins dans cette affaire ne constituent pas un univers totalement indépassable.

Elles auraient pu être, tout d’abord, discutées dans un contexte factuel différent de celui de l’affaire Hejduk. Si dans cette affaire, le demandeur avait saisi le juge du fait générateur du dommage qui se trouvait être également, au demeurant, le juge du domicile du défendeur, il aurait pu invoquer le préjudice subi sur différents territoires par application des lois nationales respectives de chacun des territoires appelant une mesure de protection. Il n’est pas certain ici que compte tenu de la relative modicité du préjudice total allégué (4050 euros, point 12 de l’arrêt), la flamme d’une action globale, couvrant l’ensemble du préjudice mais sous emprise territoriale de la loi de chaque pays où la protection est demandée, en eut valu la chandelle.

Par ailleurs, c’est le droit international privé européen des droits d’auteur et voisins qui peut être rediscuté dans son ensemble. Mais ici encore, il ne faut pas se tromper de contexte. Les Etats membres de l’UE ont perdu une large partie de leur compétence en ce domaine du fait du processus européen d’uniformisation du droit international privé qui a conduit à une préemption de la compétence jusqu’alors partagée avec l’organisation européenne. Il en résulte que notre bon vieux « droit international privé commun », c’est-à-dire « non conventionnel » est impuissant à proposer des solutions de nature à remettre véritablement en cause le droit positif européen. L’OMPI (qui s’interroge actuellement sur l’opportunité de remettre cette question du droit applicable sur le métier) n’offre pas un meilleur contexte de discussion. C’est pure illusion que de croire possible l’endiguement des effets du droit européen par une opposabilité d’un droit conventionnel préexistant, alors que ledit droit conventionnel, pour utile et essentiel qu’il soit dans le dispositif général de protection mondiale de la propriété intellectuelle, pêche par la grande fragilité de ses solutions, notamment de droit international privé. L’absence d’interprétation réellement uniforme des instruments internationaux, la grande marge d’appréciation qu’ils laissent aux Etats membres font pâle figure, comparés au processus européen à l’œuvre depuis maintenant plus de deux générations.

En d’autres mots, si re-discussion il doit y avoir des solutions actuelles de droit international privé européen des droits d’auteur et voisins, c’est dans le contexte européen qu’elle doit être principalement menée à la faveur, notamment, de la révision des textes de droit international privé actuellement en vigueur.

Ce qui compte c’est moins le contenu de la solution à discuter que le contexte dans lequel elle doit être reconsidérée. L’observation, qui vaut de manière générale en droit, est particulièrement criante pour le droit de la propriété intellectuelle (voir en prolongement : Le droit européen et international de la propriété intellectuelle (présentation – texte – jurisprudence – situation), à paraître aux éditions Larcier, mai 2015).

Commentateurs de l’arrêt Hejduk (et d’autres), ne faisons pas l’économie de la définition préalable du contexte de nos analyses, en l’occurrence européen.