La crise de l’immigration dans l’Union : vivre et laisser mourir ?

par Henri Labayle, CDRE

Une fois encore, la presse se fait justement l’écho de la crise migratoire frappant l’Union européenne, superlatifs à l’appui. Les mêmes mots, il y a quelques semaines, relataient déjà les mêmes inquiétudes et proféraient les mêmes contre-vérités. Avant que l’actualité ne les chasse comme des nuages que l’on sait programmés pour revenir, à la prochaine marée.

La publication du rapport trimestriel de Frontex en est la cause, rendant ainsi un hommage indirect aux efforts de transparence d’une Agence de l’Union souvent injustement décriée. Elle s’ajoute aux travaux du Bureau européen d’asile et à ceux d’Eurostat. Cette publicité coïncidant avec la reprise des débats internes à l’Union mérite un éclairage particulier.

Les mois qui passent ne se ressemblent pas nécessairement sur le front migratoire et l’examen des faits est instructif, quitte à ce que leur mise en perspective avec les efforts de l’Union ne révèle les carences de celle-ci.

1. Des faits et des chiffres

La réalité est têtue : la pression migratoire sur l’Union européenne est sans précédent. Cette pression s’inscrit dans un contexte international particulièrement préoccupant comme en témoignent les cris d’alarme du Haut Commissariat aux Réfugiés et des ONG. Examiner l’importance des flux de demandeurs de protection relevant de la compétence du HCR permet, sinon de relativiser la gravité de la situation de l’Union européenne, du moins de mettre cette pression en perspective.

Ainsi, actuellement, pratiquement 4 millions de réfugiés syriens se trouvent aujourd’hui en Turquie, au Liban, en Jordanie, en Iraq et en Égypte, sans perspective aucune de retour dans leur pays d’origine dans un proche avenir. Leur présence fait peser sur ces Etats d’accueil une contrainte politique, économique et sociale hors du commun et, en tous cas, hors de propos avec celle subie par l’Union.

Pour ce qui est de l’immigration irrégulière, les constats opérés par Frontex sont sans appel. Entre juillet et septembre 2014, Frontex a ainsi enregistré un nombre d’entrées clandestines de 110.581 personnes, ce qui constitue le chiffre le plus élevé depuis que Frontex a commencé à recueillir ces données. En un trimestre, ce nombre a du reste bondi de 60 %. En comparant ce total avec les données recueillies à la même période l’année précédente, les entrées clandestines dans l’Union ont même augmenté de 150 % : plus de 276.000 immigrants irréguliers ont pénétré dans l’Union en 2014 contre 107.000 en 2013.

Incontestablement, et les explications de Frontex sont pertinentes à ce sujet, la dégradation de la situation des réfugiés syriens en Egypte, ajoutée aux drames traversés au Soudan, en Erythrée ou au Congo, explique que la porte ouverte à la migration en Lybie ait été empruntée de façon massive. L’effondrement des structures étatiques dans ce pays ajouté à la guerre civile qu’il traverse en a fait une tête de pont privilégiée par les trafiquants.

Aussi, de l’aveu de la Commission elle-même, les routes de la Méditerranée ont vu ces derniers mois transiter 230.000 migrants avec, pour la seule Italie du Sud, plus de 171.000 passages.

Il reste que ce n’est ni la seule explication ni le seul point de tension. A nouveau, en effet, les frontières d’Europe centrale font l’objet de pressions difficiles à contenir, illustrées aussi bien par la pression en provenance du Proche Orient que par le bond des demandes d’asile en provenance du Kosovo. L’analyse des risques présentée par Frontex fait ainsi état durant le seul troisième trimestre 2014 de plus de 3000 demandes d’asile de kosovars déposées en Hongrie, soit une augmentation de 736 % d’un trimestre à l’autre !!! Ce que confirme Eurostat : le Kosovo fait partie des 3 principales nationalités de demandeurs (après la Syrie et l’Afghanistan), avec 37 900 demandeurs d’asile en 2014, soit 6% du total de l’UE. Plus de la moitié d’entre eux ont demandé l’asile en Hongrie. Comme être surpris du raidissement des autorités hongroises, dénoncé par ECRE ?

Ce constat recoupe exactement ceux opérés par le Bureau européen d’asile mais aussi le cinquième rapport d’évaluation du fonctionnement du régime d’exemption de visa dont bénéficient l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, l’ancienne République yougoslave de Macédoine (ARYM), le Monténégro et la Serbie. De l’aveu de l’exécutif communautaire, les abus du droit d’asile par des ressortissants de pays des Balkans occidentaux exemptés de visa sont ainsi « extrêmement préoccupants ». Le tout contrastant avec un taux de reconnaissance de ces demandes d’asile qui oscille de 3,7 % pour les ressortissants monténégrins à 2,7 % pour les ressortissants serbes et tombe à 1 % pour les ressortissants de l’ancienne République yougoslave de Macédoine…

Routes

Crise de l’immigration irrégulière mais aussi crise du droit d’asile, peu contestable dans le même temps.

La progression générale des demandes d’asile n’est pas contestable, corroborée par la publication des chiffres annuels d’Eurostat : plus de 44 % d’augmentation en une année, puisque le nombre des demandeurs d’asile dans l’Union est passé à 626.000 demandes en 2014. Soit près de 191.000 demandes supplémentaires par rapport à 2013…

Qu’il s’agisse des Balkans, où elle reçoit en 2014 les trois quarts des demandes de protection, ou de l’asile en général où elle supporte l’essentiel de la pression, l’Allemagne est en première ligne. Avec la Suède et l’Italie qui a ravi la troisième place à la France avec une explosion des demandes dans la péninsule (+ de 143%), la République fédérale concentre ainsi 60 % des demandes d’asile de l’Union.

Certes, cet impact est différent si l’on raisonne en proportion de la population de chaque État membre : les taux les plus élevés de demandeurs sont enregistrés en Suède (8,4 demandeurs d’asile pour mille habitants), bien devant la Hongrie (4,3), l’Autriche (3,3), Malte (3,2), le Danemark (2,6) et l’Allemagne (2,5). À l’opposé, les taux les plus faibles sont observés au Portugal, en Slovaquie et en Roumanie. En 2014, on dénombrait 1,2 demandeur d’asile par millier d’habitants dans l’UE, la France se situant en deça avec un chiffre d’un demandeur pour mille habitants qui n’autorise pas les excès de vocabulaire que l’on y entend.

Il serait erroné de croire pour autant, comme il est de bon ton de la prétendre dans certains partis politiques, que ces demandes sont très largement infondées.

En 2014, dans l’UE, 45% des décisions de première instance concernant les demandes d’asile ont ainsi été positives : sur 360.000 décisions de première instance, 163.000 ont accordé le statut de réfugié, la protection subsidiaire ou l’autorisation de séjour pour raisons humanitaires. Avec 66.300 décisions de première instance accordant un statut de réfugié protégé (soit 41% de toutes les décisions positives de première instance), les Syriens ont été les principaux récipiendaires dans l’UE, en 2014.

La disparité des réponses étatiques n’en continue pas moins à surprendre, dans un milieu juridique prétendument harmonisé par la première génération des textes sur l’asile. Certes, la proportion de décisions positives varie logiquement entre les États membres car ils ne reçoivent pas le même type de demandeurs mais il n’en reste pas moins que la variation des statuts interroge : cette disparité est-elle si forte que seulement 6% des réponses en RFA concernent la protection subsidiaire là où les Pays Bas l’identifient à près de 65 % ?

Stats

Quoi qu’il en soit, cette situation met à mal les principes sur lesquels la politique commune d’asile est bâtie. Comment l’Union européenne peut-elle sérieusement prétendre à une solidarité quelconque lorsqu’un dixième de ses membres, 3 Etats, fait face à lui seul à l’essentiel ? Comment peut-elle soutenir que ces choix sont efficaces, et en particulier ceux de Dublin, lorsqu’un simple regard sur une carte permet de constater que plus l’on s’éloigne des frontières extérieures terrestres ou maritimes de l’Union, plus la pression est forte ?

2. L’attitude de l’Union

Ces constats convergents ne pouvaient laisser l’Union européenne indifférente. L’approche globale des migrations et de la mobilité (AGMM), censée structurer la réponse de l’Union aux questions migratoires, est en effet bien en peine d’apporter des réponses convaincantes à la crise traversée.

Qu’il s’agisse du dialogue avec les Etats tiers ou de la restructuration des Fonds, rien de véritablement encourageant n’est perceptible sur le terrain de l’immigration irrégulière, faute d’une part d’une vision commune et, d’autre part, d’un choix résolument en phase avec les besoins d’une « politique commune ». Le thème de l’immigration « légale » demeurant largement un tabou aux yeux des Etats membres et de leurs opinions publiques, les raisons de l’impasse sont connues.

Début mars, la Commission a cependant entamé ses travaux quant à un Programme européen global en matière de migration, en phase avec les orientations politique de Jean Claude Juncker développées lors de sa désignation à la tête de la Commission. Elle devrait arrêter ce Programme début mai et les premiers débats d’orientation ont été sans surprise, malgré tous ses efforts de communication.

L’exécutif communautaire met en avant quatre dossiers présentés comme étant « d’égale importance » : un régime d’asile commun qualifié de « solide », une politique de migration légale présentée comme « nouvelle », une lutte « dynamique » contre l’immigration irrégulière, ceci afin de « sécuriser » les frontières extérieures de l’Union.

Rien de bien nouveau donc, si ce n’est dans le choix de qualificatifs dont on doute qu’ils suffise à convaincre d’un changement de cap. Intéressante est, néanmoins, la présence d’un trio de responsables à la manœuvre, à l’inverse du passé. Désormais, Federica Mogherini et Frans Timmermans voisinent ici avec le commissaire en charge, Dimitris Avramopoulos sans qu’il soit certain que ce dernier exerce la principale influence ni d’ailleurs que cette approche collective soit durable.

Deux questions polémiques auraient permis une autre conclusion et traduit un virage notable : celle de Dublin et celle de la solidarité entre Etats membres. Il n’y est pas fait d’allusion sérieuse.

La remise en cause du système de Dublin, d’abord, n’est pas à l’ordre du jour de la Commission. Son échec est pourtant patent comme l’examen précédent des chiffres de l’immigration en témoigne : l’immense majorité des demandeurs d’asile est assumée aujourd’hui dans des Etats membres par les frontières desquels ces demandeurs n’ont pas pénétré dans l’Union.

A tout le moins, ce constat récurrent aurait mérité un débat approfondi. Si le commissaire Avramopoulos, comme son prédécesseur d’ailleurs, aurait déclaré y être prêt devant le collège, le vice-président Timmermans a immédiatement relativisé l’objet de cette discussion et refermé la porte : une simple amélioration est envisageable. L’hostilité des grands Etats membres à toute évolution fige donc ici les choses.

La solidarité entre Etats membres qui « fonde » la politique commune d’immigration, selon les termes de l’article 67 TFUE, n’est pas davantage évoquée. Parce qu’elle n’a guère de portée pratique aujourd’hui, vouloir lui donner un sens aurait permis, par exemple, d’imaginer une répartition autre des réfugiés au sein de l’Union ou un partage des charges entre Etats membres que nul ne veut, en fait. Au titre de la sécurisation des frontières, Frontex devrait simplement voir son budget augmenter et soulager ainsi un peu la pression des Etats membres situés à la périphérie de l’Union et en particulier au Sud.

Si les Etats membres pris individuellement n’ont guère manifesté d’enthousiasme ou d’imagination, autre que celle de l’Italie cherchant à faire financer l’opération Triton, collectivement, en Conseil des ministres JAI, les choses se sont à peine précisées.

Le Conseil JAI des 12 et 13 mars, dans ses conclusions, a vu les ministres discuter de la manière dont l’évolution récente de la situation migratoire devait être gérée. Une attention particulière a été portée aux questions des Balkans et du bassin méditerranéen et à une meilleure articulation de la dimension interne et externe du problème, comme en témoigne un courrier cosigné par les deux commissaires. Ce dernier évoque la mise en place de projets pilotes dans les Etats tiers pour les aider à gérer les flux migratoires et de détecter les réseaux de contrebande ainsi que le renforcement des programmes de «protection régionale» des réfugiés.

Prenant note des travaux de la Commission, les ministres ont mis l’accent sur la surveillance aux frontières extérieures et les besoins de Frontex, insistant tout particulièrement sur la lutte contre les trafics d’êtres humains et la coopération avec les pays tiers en vue d’une gestion efficace des flux migratoires. C’est dans le Conseil des affaires étrangères du 19 mars que cette dimension externe de la politique migratoire a fait l’objet de débats.

N’y figurent pas la suggestion ouvertement évoquée par le ministre italien de l’Intérieur et certains de ces pairs, faisant état d’une proposition de création de centres de traitement des demandeurs d’asile à l’extérieur de l’Union, par exemple en Afrique avec la situation libyenne en ligne de mire. L’existence d’un « non-paper » italien en ce sens, sous couvert à la fois d’efficacité, ce coût et de proximité, illustre cette piste de travail qui viendra, tôt ou tard, sur la table des décideurs.

De telles initiatives relatives à l’externalisation des demandes d’asile ne sont pas nouvelles, on se souvient du Conseil de Séville sur ce point, mais elles se heurtent, quoi que l’on en dise, aux dispositions de la Convention de Genève et aux responsabilités individuelles qui pèsent sur chaque Etat partie. Déguisées ou non en « Programmes d’admission », elles se heurtent à des obstacles juridiques et politiques non négligeables. En tout état de cause, elles ne correspondent pas à la récente initiative du Haut Commissariat aux Réfugiés, relative à une action européenne coordonnée en Méditerranée.

Sans doute est-ce pour cet ensemble de raisons que le Conseil européen a conservé un silence éloquent sur un dossier suscitant pourtant les polémiques que l’on sait dans les opinions publiques, instrumentalisées ou non, comme en France, en Hongrie et au Royaume Uni. Le point 16 de ses conclusions du 20 mars se borne ainsi à convenir « d’accélérer la mise en oeuvre des mesures décidées par le Conseil en octobre 2014 en vue de mieux gérer les flux migratoires » et d’avaliser l’orientation du futur Programme européen, dans leur attente.

Dans ce contexte, c’est finalement aux agences de l’Union que revient l’essentiel du travail pratique. Outre les efforts de Frontex, on notera ainsi que, dès la fin 2014, une réunion des services de police à Europol faisait état d’une action policière sur ces points, quitte à nourrir la controverse.

Europol a donc pris la balle au bond, sans que l’on puisse discuter, là, du bien-fondé de sa réaction en proposant de mettre en place une équipe jointe opérationnelle visant la criminalité en matière irrégulière en Méditerranée.

Au total donc, la réaction de l’Union à un accès de fièvre migratoire qui a, selon toute vraisemblance, vocation à demeurer durable est pour le moins décevante. Hésitant entre la logique de l’intégration qui est, sans doute, la seule viable pour le contrôle de ses frontières extérieures, et la rengaine de solutions technocratiques dont l’échec est patent, elle alimente patiemment tous les motifs de désaffection dont les urnes européennes et nationales se font l’écho.