Justice et clauses abusives : le rôle du notaire en question (européenne)

par Marjolaine Roccati, CEJEC

Dans un arrêt du 1er octobre 2015, ERSTE Bank Hungary Zrt c/ Attila Sugar (C-32/14), la Cour de justice devait se prononcer sur l’extension à la profession notariale de sa jurisprudence protectrice du consommateur.

L’obligation pesant sur le juge national de relever d’office le caractère abusif d’une clause contractuelle, solidement ancrée dans la jurisprudence européenne (rappelée pour partie point 41), peut-elle être étendue au notaire ?

En l’espèce, le consommateur a conclu avec une banque un contrat de prêt, par acte authentique, visant à financer l’achat d’un bien immobilier. Le lendemain, ce même consommateur a signé une reconnaissance de dette établie par acte notarié en faveur de la banque. Cet acte conférait à la banque, en cas de manquement contractuel de son débiteur, le droit de résilier le contrat de prêt et de procéder au recouvrement de la dette résultant de ce contrat sur la base d’un certificat de liquidation établi par la banque elle-même. Le consommateur s’étant trouvé quatre ans plus tard en défaut de paiement, la banque créancière a résilié le contrat de prêt et demandé l’apposition de la formule exécutoire sur ladite reconnaissance de dette. Le notaire a accédé à sa demande après s’être simplement assuré de la présence d’une reconnaissance de dette, du nom des parties, de la cause et du montant de l’obligation, des modalités d’exécution et du délai imparti ainsi que de la survenance de la condition. Revêtu de la formule exécutoire, l’acte s’est vu conférer « des effets analogues à ceux d’une décision d’une juridiction locale », aux termes de la loi hongroise rappelée au point 17.

Le notaire a rejeté la demande du consommateur de suppression de la formule exécutoire, faisant valoir un pouvoir limité d’appréciation et l’impossibilité notamment d’effectuer un contrôle du caractère abusif des clauses dudit contrat. La juridiction saisie sur recours s’est interrogée sur la conformité de cette législation nationale à l’article 7, paragraphe 1, de la directive 93/13, selon lequel « les États membres veillent à ce que, dans l’intérêt des consommateurs ainsi que des concurrents professionnels, des moyens adéquats et efficaces existent afin de faire cesser l’utilisation des clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs par un professionnel ».

Répondant par l’affirmative, suivant les conclusions de son avocat général espagnol, la Cour de justice s’abrite derrière une distinction excessive entre fonction notariale et fonction juridictionnelle (I) et des affirmations elliptiques sur la protection persistante du consommateur (II).

1. Une distinction excessive entre fonction notariale et fonction juridictionnelle

Les conclusions de l’avocat général étaient lapidaires, « la possibilité d’étendre au notaire la faculté d’exercer des compétences qui relèvent directement de la fonction juridictionnelle se heurte à des difficultés pratiquement insurmontables, lesquelles tiennent au principe du monopole de ladite fonction juridictionnelle » (point 66).

À l’heure où les hypothèses de déjudiciarisation ou déjuridictionnalisation se multiplient dans les États membres, alors qu’en l’espèce le droit hongrois lui-même disposait que « la procédure notariale a, en tant que procédure gracieuse en matière civile, des effets analogues à ceux d’une procédure juridictionnelle » (point 17), peut-on véritablement parler de « monopole de la fonction juridictionnelle » ? La Cour est sans doute la première à en douter, puisqu’elle ne reprend pas directement cette même formulation. Elle considère néanmoins, sans s’étendre plus avant, que la jurisprudence de la CJUE relative à la protection du consommateur « n’est, eu égard aux différences fondamentales entre [la fonction juridictionnelle] et la fonction notariale, pas transposable à cette dernière » (point 47).

Le notaire n’est pas juge, certes. Toutefois, fallait-il écarter si rapidement l’idée qu’il se devait d’assumer un rôle similaire quant à l’obligation de relever d’office le caractère abusif d’une clause, dès lors qu’il disposait des éléments de droit et de fait nécessaires à cet effet ? Le notaire avait établi la reconnaissance de dette et avait par la suite apposé la formule exécutoire sur cet acte. Dans le cadre de son devoir de conseil, rappelé par la Cour au point 55, n’avait-il pas à tout le moins une obligation de contrôler la conformité de l’acte au droit positif et d’assurer ainsi le respect de la législation protectrice du consommateur ? Justifiant ainsi de donner force exécutoire à la reconnaissance de dette sans passer par le juge. Les observations présentées pour la Commission européenne dans cette affaire, rappelées par la Cour au point 46, allaient en ce sens.

Il est à noter qu’en droit français, « le notaire est tenu d’éclairer les parties et de s’assurer de la validité et de l’efficacité des actes rédigés par lui », formule répétée depuis un arrêt du 11 octobre 1966 de la première chambre civile de la Cour de cassation (D. 1967. 209, note M. Ancel, JCP N 1966. II. 14703) [voir Jeanne de Poulpiquet, « Notaire », Repertoire de droit civil, janvier 2009 (MAJ juin 2015), pp. 296 et suiv.]. Au regard de la législation relative aux clauses abusives, il appartient au notaire de vérifier si un décret n’a pas été publié condamnant la clause litigieuse, de vérifier si cette clause n’a pas été condamnée par la jurisprudence et de vérifier enfin si la commission des clauses abusives n’en a pas recommandé l’élimination, sous peine d’engager sa responsabilité pour manquement à son obligation de conseil. Pour faciliter son travail, une tentative d’inventaire des clauses pouvant être considérées comme abusives dans le contrat de vente d’immeuble avait été faite lors du congrès des notaires de Montpellier de 1981 (Rapp., p. 376 s.) [voir Jacques Lafond, « Fasc. 500 : Vente d’immeuble. – Charges et conditions. – Protection de l’acquéreur », Jurisclasseur Notarial Formulaire, 1er mars 1996 (MAJ 17 juin 2015), n°10 et n°12]. Le notaire a ainsi l’obligation de s’assurer de la protection du consommateur, sous peine d’engager sa responsabilité.

La Cour de justice refuse de se prononcer sur le rôle pouvant ou devant être dévolu au notaire en matière de contrôle des clauses contractuelles abusives. Elle s’abrite derrière le principe d’autonomie procédurale. Mais la justification employée ne saurait convaincre. S’il est vrai qu’il n’existe pas dans le droit de l’Union « une harmonisation des mécanismes nationaux d’exécution forcée et du rôle assigné aux notaires dans le cadre de ceux-ci » (point 49), il n’existe pas davantage d’harmonisation concernant le rôle assigné aux juges, pourtant tenus de relever d’office le caractère abusif de clauses contractuelles. La directive en objet vise très généralement « [l]es moyens adéquats et efficaces […] afin de faire cesser l’utilisation des clauses abusives… » (article 7, paragraphe 1). La formule utilisée de « moyens » est délibérément large et aurait pu inclure la procédure notariale, procédure gracieuse en matière civile aux effets analogues à ceux d’une procédure juridictionnelle. Le principe d’autonomie procédurale apparait comme un argument d’autorité derrière lequel peut s’abriter la Cour de justice, sans avoir à justifier plus longuement sa décision.

Le principe d’autonomie procédurale doit toujours être examiné à l’aune de ses deux limites, les principes d’équivalence et d’effectivité, à savoir que les recours concernés ne doivent pas être moins favorables que les recours similaires de nature interne et ne doivent pas rendre impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés ici par la directive européenne. En l’espèce, au regard du maintien d’une protection du consommateur conforme au droit de l’Union européenne, les justifications avancées par la Cour sont elliptiques.

2. Des affirmations elliptiques sur une protection persistante du consommateur

La Cour renvoie d’emblée la question de la conformité des recours au principe d’équivalence à la juridiction de renvoi, estimant n’avoir « aucun élément de nature à susciter un doute quant à la conformité avec celui-ci de la réglementation en cause dans l’affaire au principal » (point 50). Sans élément sur des recours similaires de nature interne, pour autant qu’ils puissent être établis, il lui est effectivement impossible de se prononcer.

En ce qui concerne le principe d’effectivité, la Cour se repose sur l’argumentation du gouvernement hongrois, suivant laquelle la procédure simplifiée d’exécution forcée « n’exclut pas tout contrôle des clauses abusives, que ce soit par les notaires eux-mêmes ou par les juridictions nationales » (point 53).

La Cour rappelle en effet qu’« il incombe [aux notaires], en particulier, d’apporter par leurs conseils, dans les procédures relevant de leurs attributions, leur aide aux parties en assurant l’égalité de traitement de celles-ci dans l’exercice de leurs droits et l’exécution de leurs obligations, afin de prévenir tout contentieux » (point 55). Cette mise en valeur abstraite du « rôle de prévention du caractère abusif des clauses » (point 57) contraste avec l’absence d’éléments relatifs au rôle effectivement tenu par le notaire hongrois dans l’affaire au principal. Il semble avoir simplement établi le contrat de prêt puis la reconnaissance de dette le lendemain sans contrôle de l’éventuel caractère abusif des clauses, alors que le consommateur venait d’obtenir son prêt. La Cour relève pourtant à juste titre que, « compte tenu de la confiance particulière que le consommateur témoigne, en règle générale, au notaire, en sa qualité de conseil impartial, […] il existe un risque non négligeable que le consommateur soit moins vigilant lors de l’établissement de ces actes quant à l’existence de clauses abusives […] » (point 54).

Le débiteur s’étant par la suite trouvé en situation de défaut de paiement, la juridiction de renvoi rappelle simplement qu’avant d’apposer la formule exécutoire, le notaire « se limite à vérifier la conformité de l’acte à exécuter avec des exigences formelles et matérielles, sans pouvoir examiner l’éventuel caractère abusif de clauses du contrat de prêt qui sert de fondement à cet acte » (point 31). La Cour précise ici encore que « lorsqu’une [procédure simplifiée d’exécution forcée notariale] a été déclenchée par le professionnel, le consommateur peut ne pas disposer, sans l’intervention d’un notaire, de toutes les informations utiles le mettant en mesure de se défendre devant les juridictions nationales dans le cadre de cette procédure » (point 54). Ayant fait confiance au notaire rédacteur d’acte, il est plus difficile pour le consommateur de s’opposer au titre exécutoire ainsi délivré. Cette situation renforce la position d’infériorité, rappelée par la Cour (point 39), dans laquelle il se trouve.

Le seul recours alors ouvert au consommateur est celui « visant l’exclusion ou la limitation de l’exécution forcée » (point 31). Le juge de l’exécution disposerait alors d’une compétence pour contrôler a posteriori le caractère abusif des clauses contractuelles. La possibilité pour le consommateur d’« introduire un recours en contestation de la validité du contrat » (point 60) est par ailleurs évoquée, sans davantage de précision. La Cour le rappelle, « le respect du principe d’effectivité ne saurait aller jusqu’à suppléer intégralement à la passivité totale du consommateur concerné » (point 62). Sauf que ledit consommateur ne s’était pas montré passif et avait entre autres demandé au notaire la suppression de la formule exécutoire. Cette demande s’est vu dénier toute efficacité quant au contrôle du caractère abusif des clauses.

Prudente, la Cour conclut en renvoyant au juge national le soin d’apprécier finalement si « [les modalités procédurales des recours dans son ordre juridique interne] garantissent une protection juridictionnelle effective au consommateur » (point 64), même si cette formule résonne peu aux côtés de la conclusion tranchée, suivant laquelle les dispositions pertinentes de la directive « ne s’opposent pas à une législation nationale […] qui permet à un notaire ayant établi, dans le respect des exigences formelles, un acte authentique concernant un contrat conclu entre un professionnel et un consommateur, de procéder à l’apposition de la formule exécutoire sur ledit acte ou de refuser de procéder à sa suppression alors que, ni à un stade ni à un autre, un contrôle du caractère abusif des clauses dudit contrat n’a été effectué » (point 65).

Il est ainsi regrettable que des formules hâtives empêchent une discussion nécessaire sur l’évolution de la protection du consommateur et la nécessité de l’étendre ou non à la fonction notariale. Est-il ainsi conforme à cet objectif, de même qu’au principe d’une bonne administration de la justice, d’avaliser la multiplication des recours ou de déplacer le contrôle de la validité du contrat au stade de l’exécution forcée ? Cette incitation des parties à saisir le juge, de surcroît, contraste avec l’attitude du législateur européen, qui tend à renforcer la possibilité de résolution extrajudiciaire des litiges de consommation [voir le Règlement (UE) no 524/2013 du 21 mai 2013 relatif au règlement en ligne des litiges de consommation et la Directive 2013/11/UE du 21 mai 2013 relative au règlement extrajudiciaire des litiges de consommation].