Lutte contre le terrorisme et droits fondamentaux : pour la Cour européenne des droits de l’Homme, l’un ne va pas sans l’autre

par Sylvie Peyrou, CDRE

« We have to be clear that promoting human rights is one of our most effective means to counter terrorism » (« Counter-terrorism and human rights », V. Sovndal, G. de Kerchove, B. Emerson, in European Voice, 19.03.2012) : telle devrait être la leçon que les Etats en lutte contre le terrorisme devraient retenir de l’emblématique arrêt El Masri c. ex-République yougoslave de Macédoine rendu le 13 décembre 2012 (req. 39630/09) par la Cour européenne des droits de l’Homme.

Cette tragique affaire permet à la Cour d’apporter une contribution de poids à la reconnaissance du « droit à la vérité » (réclamé notamment par le Haut-Commissaire aux droits de l’homme des Nations-Unies), en portant au grand jour la complicité de l’Europe dans la lutte contre le terrorisme menée par la CIA au mépris des règles les plus élémentaires de respect et de protection des droits fondamentaux (arrestations et détentions illégales, interrogatoires et extraditions extrajudiciaires).

Le juge européen y est amené à constater en des termes vigoureux une violation de l’article 3 de la Convention, d’abord substantielle en ce que le requérant a été soumis à la fois à des traitements inhumains et dégradants et à des actes de torture, (directement imputables aux autorités macédoniennes), procédurale ensuite, en raison du défaut d’enquête effective de la part de l’ex-République yougoslave de Macédoine sur les allégations de mauvais traitements formulées par le requérant.

Dans cette affaire, le requérant, ressortissant allemand d’origine libanaise, confondu par homonymie avec un dirigeant d’Al Qaida, a été arrêté le 31 décembre 2003, mis à l’isolement, interrogé et maltraité dans un hôtel de Skopje pendant 23 jours, puis remis à des agents de la CIA, qui l’ont emmené, menotté et les yeux bandés, à l’aéroport de Skopje, où il a été battu, torturé et violé par des hommes masqués. Il a été ensuite mis de force, enchaîné et encapuchonné, dans un avion de la CIA, puis emmené en Afghanistan, où il fut détenu pendant quatre mois et soumis à des violences et des interrogatoires. Il a été finalement reconduit en Albanie puis en Allemagne.

Il a alors engagé plusieurs procédures judiciaires. Celle menée en Allemagne a conduit le Procureur de Munich en janvier 2007 à émettre des mandats d’arrêt à l’encontre de treize agents américains de la CIA. Une plainte déposée aux Etats-Unis par l’Union américaine pour les libertés civiles, contre le directeur de la CIA et des agents non-identifiés de la CIA, fut rejetée en octobre 2007, la Cour suprême ayant refusé de contrôler l’affaire, estimant que l’intérêt de l’Etat à préserver les secrets d’Etat primait l’intérêt individuel du requérant à obtenir justice.  Enfin, une plainte pénale déposée en ex-République yougoslave de Macédoine contre des membres non identifiés des forces de l’ordre pour détention et enlèvement illégaux, fut rejetée par le procureur de Skopje en décembre 2008.

La Cour européenne des droits de l’Homme, après s’être focalisée sur le problème de la charge de la preuve, situe l’essentiel de son argumentation sur le terrain de l’article 3, dont la violation est très logiquement condamnée, au regard de faits accablants et dans un contexte – la lutte antiterroriste menée par les Etats-Unis – ayant largement alimenté les médias.

Le renversement de la charge de la preuve et l’existence de preuves « au-delà de tout doute raisonnable »

Eu égard à la nature subsidiaire de sa mission, il n’appartient pas en principe au juge européen de vérifier la réalité des preuves avancées devant les instances nationales. Néanmoins, face à la position du gouvernement macédonien, niant toute implication des agents de l’Etat dans les événements litigieux, la Cour de Strasbourg, sachant que les violations alléguées se situent sur le terrain de l’article 3, s’interroge sur l’opportunité de renverser la charge de la preuve, qui pèse normalement sur le justiciable, possibilité consacrée depuis l’arrêt Tomasi c. France du 27 août 1992.

La Cour va ainsi s’appuyer, d’une part sur les informations fournies par le requérant, dont elle souligne la précision, la constance et la cohérence, et d’autre part sur un grand nombre de preuves indirectes concordantes. Ces dernières ont été recueillies, soit par les autorités allemandes lors de leur enquête, soit par plusieurs institutions ou organismes internationaux, tels le Parlement européen (enquête Fava), l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (rapports Marty, de 2006 et 2007), ou le Comité des Droits de l’Homme des Nations-Unies (voir §§ 42 ss. de l’arrêt). Une déposition du ministre de l’Intérieur macédonien de l’époque vient par ailleurs corroborer les faits. Autant d’éléments qui permettent à la Cour de renverser la charge de la preuve d’une part, et d’estimer d’autre part que l’ensemble des éléments examinés étayent suffisamment les allégations du requérant, établies de la sorte « au-delà de tout doute raisonnable » selon sa jurisprudence constante.

La violation substantielle et procédurale de l’article 3 de la Convention

Là encore, le juge européen ne manque pas de se faire l’écho d’études et de rapports internationaux (Haut-Commissaire aux droits de l’homme des Nations-Unies, Interights, Redress ou encore Amnesty international), ayant pour point commun d’avoir dénoncé les pratiques américaines d’enlèvement et détention arbitraires d’individus soupçonnés de terrorisme, aux fins de les interroger, les agents de la CIA usant pour ce faire de méthodes pouvant s’analyser en actes de tortures, et ce avec la complicité, active ou passive, d’un certain nombre de pays européens (les « vols secrets » ou « prisons secrètes » de la CIA ayant très largement alimenté l’actualité à l’époque des faits).

D’un point de vue procédural d’abord, le caractère sommaire de l’enquête menée par le Procureur de Skopje, nonobstant la quantité de preuves disponibles, émanant notamment d’organisations internationales et intergouvernementales (organisations citées ci-dessus, ainsi que le Parlement européen ou le Conseil de l’Europe), conduit le juge européen à conclure à l’absence d’enquête effective, ce qui suffit à entraîner violation de l’article 3 de la Convention.

D’un point de vue substantiel ensuite, la Cour, au regard des faits, va utiliser toute la palette des violations énumérées par l’article 3 de la Convention, non sans avoir rappelé au préalable que cet article consacre « l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques » (§ 195) et qu’il « ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation » (ibid.). La règle fondamentale posée par l’article 3, hissée par la Cour au rang de jus cogens (voir arrêt Al Adsani c. Royaume-Uni, 21 novembre 2001), « prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, quels que soient les agissements de la victime » martèle le juge européen (ibid.).

Le premier degré de violation de l’article 3 a été atteint par le traitement subi par le requérant lors de sa rétention à l’hôtel à Skopje. Il résulte des « souffrances morales », provoquant un « sentiment de détresse émotionnelle et psychologique », suite à l’enfermement prolongé du requérant, de l’état d’incertitude quant au sort qui lui serait fait pendant les séances d’interrogatoire et de la menace d’être abattu en cas de tentative d’évasion. Il s’agit pour la Cour de traitements inhumains et dégradants contraires à l’article 3. Quant aux sévices subis à l’aéroport de Skopje, en deuxième lieu, ils ont été  infligés par une « équipe de remise spéciale de la CIA », le requérant ayant été roué de coups, sodomisé, enchaîné et encapuchonné et soumis à une privation sensorielle totale, (« traitement de choc de capture » mené par les agents de la CIA dans ce type d’opérations), mais la Cour ne manque pas de souligner qu’ils ont été accomplis en présence de fonctionnaires de l’Etat macédonien et sous sa juridiction.

La conclusion qui s’impose, sachant que ces mesures ont été « employées cumulativement et avec préméditation dans le but d’infliger des douleurs ou souffrances aigües pour obtenir des renseignements de l’intéressé, de le punir ou de l’intimider » (§ 211), est la qualification de torture au sens de l’article 3 de la Convention, dont l’Etat macédonien doit être considéré comme directement responsable. Enfin, la remise du requérant aux agents de la CIA a été effectuée en dehors de toute procédure légitime (pas de demande d’extradition, pas de mandat d’arrêt), et la destination de l’avion à bord duquel il a été d’embarqué de force (l’Afghanistan) était connue des autorités macédoniennes.

La Cour, s’appuyant ici sur les nombreux rapports internationaux publiés, relatifs aux pratiques utilisées par les autorités américaines pour interroger les personnes soupçonnées de terrorisme international et détenues à Guantanamo ou à Bagram en Afghanistan, démontre que ces informations étaient « déjà dans le domaine public » (§ 218) lorsque le requérant a été transféré. Il existait donc des « motifs sérieux » de croire que l’intéressé courait un risque réel d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3. Conformément à sa jurisprudence classique (Arrêt Soering du 7 juillet 1989), et en conclusion, la Cour estime donc que l’intéressé a fait l’objet d’une « remise extraordinaire », notion qui désigne « le transfert extrajudiciaire d’une personne de la juridiction ou du territoire d’un Etat à ceux d’un autre Etat, à des fins de détention et d’interrogatoire en dehors du système juridique ordinaire, la mesure impliquant un risque réel de torture ou de traitements cruels, inhumains ou dégradants » (§ 221 et arrêt Babar Ahmad et autres c. Royaume-Uni du 10 avril 2012).

L’arrêt de la Cour de Strasbourg au final ne manque pas d’entrer en écho avec la résolution du Parlement européen du 11 septembre 2012, rendue après le rapport Flautre, relative aux allégations de transport et de détention illégale de prisonniers par la CIA dans les pays européens, pour affirmer les valeurs qui fondent la démocratie et souligner, sans doute à l’intention aussi bien des opinions publiques que des gouvernements, que « l’efficacité des mesures antiterroristes et le respect des droits de l’homme ne sont pas contradictoires (…) [et que] le respect des droits fondamentaux est une composante essentielle de la réussite des politiques de lutte contre le terrorisme » (point 2 de la résolution).