Mandat d’arrêt européen et degré de protection des droits fondamentaux, quand la confiance se fait aveugle

par Henri Labayle, CDRE

Il était très attendu. L’arrêt Melloni (C-399/11) rendu le 26 février 2013 par la Cour de justice sur des conclusions conformes d’Yves Bot apporte un éclairage déterminant à la problématique de la protection des droits fondamentaux dans l’Espace de liberté, sécurité et justice, à l’occasion de l’exécution d’un mandat d’arrêt européen.

Sollicitée par le Tribunal constitutionnel espagnol qui l’interrogeait sur le point de savoir dans quelles conditions l’exécution d’un mandat d’arrêt européen (MAE) délivré aux fins d’exécuter un jugement par défaut peut être réalisée si le droit de l’Etat d’exécution requiert un nouveau jugement dans l’Etat d’émission, la Cour était confrontée à la disparité de la protection des droits fondamentaux dans l’Union.

La question est lancinante, posée quasiment depuis l’adoption de la décision-cadre 2002/584 relative au mandat d’arrêt européen : la confiance mutuelle sur laquelle repose cette technique d’entraide répressive justifie-t-elle que l’Etat membre sollicité mette à l’écart sa propre vision de la protection des droits fondamentaux ?

En y répondant par l’affirmative, la Cour de justice enfonce le clou quant au caractère obligatoire de  la remise organisée par le mandat d’arrêt européen (I) confirmant ainsi une ligne de pente que l’on avait déjà dessinée ici même (II).

Droits fondamentaux et mandat d’arrêt européen : une obligation stricte d’exécution

Le mandat d’arrêt européen « repose sur un degré de confiance élevé entre les Etats membres », ce qui n’interdit pas d’en suspendre l’usage « en cas de violation grave et persistante par un des États membres des principes énoncés à l’article 6 §1 TUE, constatée par le Conseil en application de l’article 7 §1 TUE », selon le considérant 10 de la décision cadre 2002/584 qui l’institue.

Le texte réalise donc un exercice réussi de funambulisme juridique en affirmant tout à la fois qu’il « ne saurait avoir pour effet de modifier l’obligation de respecter les droits fondamentaux et les principes juridiques fondamentaux tels qu’ils sont consacrés par l’article 6 du traité sur l’Union européenne » dans son article 1 §3 et, dans le même temps, en organisant les motifs de refus de la remise…reposant pour l’essentiel sur la garantie des droits fondamentaux, dans ses articles 3§2 et 4.

Conscient d’un certain nombre de difficultés liées aux procédures rendues par défaut, le législateur de l’Union l’a modifié avec l’adjonction en 2009 d’un nouvel article 4 bis relatif aux « décisions rendues à l’issue d’un procès auquel l’intéressé n’a pas comparu en personne » (voir la version consolidée de la décision-cadre 2002/584).

D’où l’interrogation du juge de renvoi quant à la portée de son obligation de remise (1) et l’éventualité de renverser la présomption de confiance mutuelle bénéficiant à l’Etat demandeur pour des raisons tenant aux droits fondamentaux (2), quitte à affirmer l’automaticité du MAE (3).

1. Le caractère automatique de l‘obligation de remise a évidemment posé problème au regard des exigences nationales relatives à la protection des droits fondamentaux. Après quelques remous nationaux au stade de la transposition de la décision cadre, ces problèmes se sont déplacés au plan juridictionnel, suscitant l’intervention de la Cour de justice.

Ayant validé la technique du MAE au regard des exigences du principe de légalité (CJUE, 3 mai 2007, Advocaten voor de Wereld VZW contre Leden van de Ministerraad, C-303/05, Rec. p. I-3633), la Cour été confrontée aux doutes successifs des juridictions nationales.

L’affaire Mantello, le 16 novembre 2010, avait offert une première occasion à la Cour de privilégier une lecture équilibrée de la confiance mutuelle à propos de la règle ne bis in idem, en écoutant son avocat général. Elle ne la saisit pas, préférant inciter le juge d’exécution à s’aligner mécaniquement sur la décision du juge d’émission.

Son arrêt Kozlowski la vit ensuite s’opposer, justement, à la non-livraison d’un national, partageant sans doute l’opinion de son avocat général selon laquelle « les États membres ont donc pu se convaincre que les conditions dans lesquelles leurs ressortissants sont poursuivis et jugés dans les autres États membres sont respectueuses des droits de ces ressortissants et permettront à ces derniers de se défendre correctement, malgré les difficultés linguistiques et l’absence de familiarité avec la procédure » .

Enfin, dans l’affaire Radu, le 29 janvier 2013, elle n’entendit pas davantage la proposition de son avocat général l’invitant à ne pas retenir « une interprétation étroite qui exclurait totalement toute considération relative aux droits de l’homme ». Pour la CJUE, les États membres ne peuvent refuser d’exécuter un MAE que « dans les cas de non exécution obligatoire prévus à l’article 3 de celle-ci ainsi que dans les cas de non-exécution facultative énumérés à ses articles 4 et 4 bis » .

2. Dans ce contexte, l’arrêt Melloni était attendu avec impatience, la Cour ayant le choix de poursuivre dans la voie d’une application stricte du droit dérivé sans exceptions autres que celles organisées par le texte, ou bien d’entrouvrir la possibilité d’indiquer que la confiance mutuelle sur laquelle repose le MAE n’est que présumée et ne saurait être aveugle dans l’hypothèse où elle aboutirait à une violation des droits fondamentaux.

L’idée n’est pas saugrenue. En matière d’asile et à propos du règlement Dublin, la Cour de justice s’est alignée sur la CEDH qui avait tranché auparavant dans l’affaire MSS : la confiance mutuelle dans le respect des droits fondamentaux par un autre Etat membre ne saurait qu’être présumée et elle ne délie pas les Etats de leur responsabilité individuelle.

La Cour de justice avait donc estimé dans l’arrêt NS que les Etats membres disposent des éléments leur permettant d’agir lorsqu’ils « ne peuvent ignorer » la situation dans l’Etat responsable. Qu’il s’agisse des critères d’appréciation de la situation ou des acteurs responsables, elle avait clarifié la position du droit de l’Union.

En premier lieu, la Cour mettait en avant l’existence d’une « défaillance systémique » de l’Etat partenaire au sein de l’Union. Parce que celle-ci fait naître un risque « réel » de subir des traitements contraires aux droits fondamentaux, il convient « d’apprécier le fonctionnement » de cet Etat et « d’évaluer » ce risque, offrant ainsi des « motifs sérieux et avérés » de refuser la confiance. Quant aux acteurs de cette appréciation, la Cour de justice avait été tout aussi claire : il appartient « aux Etats membres, en ce compris les juridictions nationales » de s’en assurer.

Transposer un raisonnement analogue, ou au moins en admettre le principe, à la confiance mutuelle en matière de MAE n’était pas inimaginable, dès lors qu’un Etat sollicité fait la preuve d’un décalage important entre la situation des garanties individuelles sous sa juridiction et celle prévalant dans l’Etat d’émission du MAE.

3. L’interrogation du Tribunal constitutionnel espagnol dans l’affaire Melloni posait directement le problème de l’automaticité du MAE. Réclamé par la justice de son pays, Melloni, trafiquant de drogue faisait en effet valoir pour s’opposer à sa livraison devant la justice espagnole qu’il ne serait pas rejugé en Italie, faute de voie procédurale en droit italien.

Répondre affirmativement à sa demande conduisait donc à mettre en cause la compatibilité de la décision cadre 202/584 modifiée en 2009 avec les impératifs du droit au procès équitable, tel que garanti par les articles 47 et 48 de la Charte mais aussi avec la CEDH.

La Cour refuse de le suivre sur ce terrain, rappelant que le MAE « tend ainsi, par l’instauration d’un nouveau système simplifié et plus efficace de remise des personnes condamnées ou soupçonnées d’avoir enfreint la loi pénale, à faciliter et à accélérer la coopération judiciaire en vue de contribuer à réaliser l’objectif assigné à l’Union de devenir un espace de liberté, de sécurité et de justice en se fondant sur le degré de confiance élevé qui doit exister entre les États membres » (point 37).

Les Etats membres sont donc « en principe » tenus de lui donner suite, les autorités judiciaires d’exécution ne pouvant subordonner l’exécution de ce MAE qu’aux conditions fixées par la décision-cadre.

Tel n’est pas le cas du jugement par défaut puisque la décision-cadre 2002/584 a précisément été modifiée en 2009 par la décision-cadre 2009/299 qui avait pour but de fixer « les conditions dans lesquelles la reconnaissance et l’exécution d’une décision rendue à l’issue d’un procès auquel la personne concernée n’a pas comparu en personne ne devraient pas être refusées ».  Son nouvel article 4 bis implique sans contestation possible que « l’autorité judiciaire d’exécution est tenue de procéder à la remise de cette personne, de sorte qu’elle ne saurait subordonner cette remise à la possibilité d’une nouvelle procédure de jugement en sa présence dans l’État membre d’émission » (point 42).

Son enseignement principal est alors délivré : le législateur de l’Union a prévu de manière exhaustive les cas de figure dans lesquels l’exécution d’un mandat d’arrêt européen délivré en vue de l’exécution d’une décision rendue par défaut doit être considérée comme ne portant pas atteinte aux droits de la défense. Le juge d’exécution en saurait donc se dérober.

Droits fondamentaux et protection nationale plus favorable : une fin de non recevoir

Là était la question d’école : un Etat membre peut-il faire prévaloir une conception plus exigeante de la protection des droits fondamentaux que celle reconnue par le droit de l’Union ?

Le droit constitutionnel espagnol à un procès équitable protégeant le droit à un nouveau jugement en cas de livraison faisant suite à un jugement par défaut, le Tribunal constitutionnel interrogeait donc la CJUE sur ce point. Celle-ci fixe d’abord l’état du droit (1) positif avant de lui répondre de manière négative (2).

1. L’obligation de remise à la suite d’une condamnation par défaut, sur la base de la décision-cadre 2002/584 modifiée en 2009, est compatible avec les exigences du procès équitable tel que l’article 47 le garantit, la jurisprudence de la CEDH le confirme.

L’objectif de la décision-cadre 2009/299 en atteste, elle modifie le droit de l’Union existant en « renforçant les droits procéduraux des personnes et favorisant l’application du principe de reconnaissance mutuelle aux décisions rendues en l’absence de la personne concernée lors du procès ». Cette prise en charge des droits procéduraux est réalisée expressément afin de mettre fin aux difficultés constatées dans les Etats d’exécution d’un MAE et en plein respect des exigences du droit au procès équitable, tel que la CEDH le garantit, en vertu du considérant 8 du texte.

Aussi, la CJUE a beau jeu de s’assurer que la solution retenue par le nouvel article 4 bis de la décision cadre sur le MAE s’inscrit dans le standard de l’article 47 de la Charte, correspondant à l’article 6 de la CEDH tel qu’interprété par la Cour de Strasbourg.

Comme sa jurisprudence antérieure l’indique, la Cour de justice rappelle que le droit de l’accusé de comparaître en personne au procès constitue un élément essentiel du droit à un procès équitable mais qu’il n’est pas un droit « absolu ». L’accusé peut y renoncer, de son plein gré, de manière expresse ou tacite, à condition que cette renonciation soit entourée d’un minimum de garanties correspondant à sa gravité. Elle souligne que la violation du droit à un procès équitable n’est pas établie dès lors que l’accusé a été informé de la date et du lieu du procès ou a été défendu par un conseil juridique, auquel il a donné mandat à cet effet.

Cette lecture est « en harmonie » avec la jurisprudence la plus récente de la CEDH prend soi de conclure la Cour de justice (CEDH, 14 juin 2001, Medenica c. Suisse, req. n° 20491/92, § 56 à 59; CEDH, 1er mars 2006, Sejdovic c. Italie, req. n° 56581/00, Recueil des arrêts et décisions 2006-II, § 84, 86 et 98 ; CEDH, 24 avril 2012, Haralampiev c. Bulgarie du 24 avril 2012, req. n° 29648/03, § 32 et 33).

2. Que l’exécution d’un mandat d’arrêt soit possible en respectant le droit de l’Union et celui de la CEDH n’en faisait pas disparaître pour autant la question la plus importante : des dispositions nationales plus exigeantes peuvent-elles tenir en échec cette exécution ?

On devine l’impact de la réponse dans un paysage de l’Union où la variété des solutions en la matière est à la fois une donnée dont l’ELSJ a hérité mais aussi l’un de ses fondements puisque, par hypothèse, il est respectueux de cette diversité nationales en vertu des articles 67 et 82 du TFUE…

L’article 53 de la Charte offrait un point d’appui au juge national pour obtenir une réponse claire à la question qu’il posait. Il dispose, on le sait tant il a donné lieu à des exégèses, que « «aucune disposition de la présente Charte ne doit être interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits de l’homme et libertés fondamentales reconnus, dans leur champ d’application respectif, par le droit de l’Union, le droit international et les conventions internationales auxquelles sont parties l’Union, ou tous les États membres, et notamment la [CEDH], ainsi que par les constitutions des États membres ».

Pour le juge espagnol, cet article autoriserait de manière générale un État membre à appliquer le standard de protection des droits fondamentaux garanti par sa Constitution lorsque ce dernier est plus élevé que celui de la Charte. Ce qui aurait pour effet de permettre de déroger à la confiance mutuelle en s’opposant à l’application de dispositions du droit de l’Union telles que le mandat d’arrêt européen, en l’espèce.

La CJUE s’y oppose sèchement, par principe comme ponctuellement à propos du mandat d’arrêt européen : « une telle interprétation de l’article 53 de la Charte ne saurait être retenue » (point 57).

Par principe et en vertu de la primauté du droit de l’Union, depuis 1970 et la jurisprudence Internationale Handelsgesellschaft, aucune disposition nationale, même de nature constitutionnelle, ne peut entraver l’application du droit commun.

Le traitement plus favorable accordé par un Etat membre ne saurait donc aboutir à un tel résultat. La possibilité offerte aux standards nationaux d’offrir une protection plus importante n’est pas sans limites, bien au contraire. Elle est bornée par « la primauté, l’unité et l’effectivité du droit de l’Union ».

La Cour s’en justifie. Raisonner autrement « aboutirait, en remettant en cause l’uniformité du standard de protection des droits fondamentaux défini par cette décision-cadre, à porter atteinte aux principes de confiance et de reconnaissance mutuelles que celle-ci tend à conforter et, partant, à compromettre l’effectivité de ladite décision-cadre ».

Cette logique est imparable mais sa lecture pose évidemment problème du point de vue du citoyen, privé d’une garantie nationale plus favorable, car le jeu de la confiance mutuelle conduit ici à un abaissement de sa protection.

La Cour de justice en a parfaitement conscience. Aussi, elle tire ponctuellement argument de la décision-cadre 2009/299 du 26 février 2009 renforçant les droits procéduraux des personnes et favorisant l’application du principe de reconnaissance mutuelle aux décisions rendues en l’absence de la personne concernée lors du procès. Ce dernier texte rétablit l’équilibre des droits procéduraux en matière de jugement par défaut, car « la définition au niveau de l’Union d’un standard commun et élevé de protection des droits de la défense est de nature à renforcer la confiance que place l’autorité judiciaire d’exécution dans la qualité de la procédure en vigueur dans l’État membre d’émission », comme l’écrit Yves Bot dans ses excellentes conclusions.

Ainsi, l’existence de niveaux différents de protection des droits fondamentaux serait-elle gommée ou atténuée par les progrès de l’harmonisation textuelle du droit dérivé. Mais, initialement, les Etats membres ne nous prétendaient-ils pas précisément, l’inverse …