Le droit de séjour du ressortissant d’un État tiers membre de la famille d’un citoyen européen devant la CJUE : entre ombre et lumière

par Louis Fériel, CERIC

Les arrêts rendus le 12 mars 2014 par la Cour de justice de l’Union européenne, dans les affaires O. et B. (C-456/12) et S. et G. (C-457/12), apportent d’intéressantes précisions concernant le régime juridique des ressortissants d’États tiers partageant une attache familiale avec des citoyens européens et souhaitant s’établir avec eux sur le territoire de l’Union. Ils permettent de faire un point utile même si, en l’espèce, chaque requérant apportait avec lui une histoire familiale atypique et internationalisée.

M. O., de nationalité nigériane, a épousé en 2006 une ressortissante néerlandaise. De 2007 à 2010, il a vécu en Espagne dont deux mois avec sa conjointe. Cette dernière a dû rentrer aux Pays-Bas pour retrouver un marché du travail plus accessible mais est régulièrement revenue passer des vacances sur le territoire espagnol, auprès de M. O. En 2010, le couple a emménagé ensemble aux Pays-Bas.

M. B., de nationalité marocaine, a d’abord cohabité aux Pays-Bas, pendant quelques années, avec sa partenaire néerlandaise. Déclaré indésirable sur le territoire néerlandais, en octobre 2005, à la suite d’une condamnation à une peine de prison de deux mois pour utilisation d’un faux passeport, M. B. s’est installé en Belgique. Il a vécu dans un appartement que sa partenaire a loué jusqu’en mai 2007. Celle-ci y  a elle-même séjourné chaque week-end durant cette période. En avril 2007, M. B. est rentré au Maroc. En juillet, il s’est marié avec la ressortissante néerlandaise. Après le retrait de la décision le déclarant indésirable, il a pu, en juin 2009, s’installer aux Pays-Bas avec son épouse.

Mme S., ressortissante ukrainienne, s’occupe de son petit-fils néerlandais et réside aux Pays-Bas avec son beau-fils, également de nationalité néerlandaise. Depuis le 1er juin 2002, elle effectue un travail salarié pour un employeur établi dans cet État membre et consacre 30 % de son temps hebdomadaire à la préparation et à l’accomplissement de voyages d’affaires en Belgique. Son beau-fils se rend en Belgique au moins une fois par semaine.

Enfin, MmeG., qui possède la nationalité péruvienne, a épousé en mars 2009 un ressortissant néerlandais avec lequel elle a eu une fille. Elle est, en outre, mère d’un fils accueilli dans la famille formée par elle et son époux. Celui-ci accomplit depuis 2003 un travail salarié pour une entreprise établie en Belgique. Dans le cadre de ce travail, il effectue des mouvements frontaliers quotidiens entre les Pays-Bas et la Belgique.

Dans les quatre cas, l’administration néerlandaise a refusé de délivrer à ces ressortissants d’États tiers un titre de séjour leur assurant un regroupement familial. Ils ne peuvent donc prétendre pouvoir légitimement rester auprès des citoyens européens, commodément dénommés « personnes de référence », qui sont leurs proches. Saisie de renvois préjudiciels posés par les juridictions des Pays-Bas, la Cour de justice a systématiquement constaté l’inapplicabilité des dispositions de la directive 2004/38 du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membre (I.). Elle s’est ensuite reportée sur le droit primaire pour examiner les autres fondements juridiques permettant de pallier les lacunes de ce texte. L’article 21 § 1 TFUE (II.) et l’article 45 TFUE (III.) se révèlent alors être d’intéressants instruments subsidiaires de protection du ressortissant d’un État tiers membre de la famille d’un citoyen de l’Union et désireux de vivre avec celui-ci sur le territoire de son État membre de nationalité.

1. L’inapplicabilité de la directive 2004/38 aux situations « partiellement internes »

Dans les deux décisions, le raisonnement du juge conduit à constater que la directive 2004/38 n’est pas applicable. La détermination prétorienne du champ d’application ratione materiae des dispositions protectrices de cette directive tend ici à mettre en exergue une certaine équivocité. Elle résulte de la sophistication de l’économie générale du texte. Le considérant introductif n° 5 de la directive expose d’abord très limpidement que « le droit de tous les citoyens de l’Union de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres devrait, pour qu’il puisse s’exercer dans des conditions objectives de liberté et de dignité, être également accordé aux membres de leur famille quelle que soit leur nationalité ». Mais l’article 3 § 1 de la directive est ensuite moins grandiloquent. Il délimite l’étendue de l’applicabilité du droit dérivé en énonçant que « la présente directive s’applique à tout citoyen de l’Union qui se rend ou séjourne dans un État membre autre que celui dont il a la nationalité, ainsi qu’aux membres de sa famille ».

La condition ainsi posée n’est pas négligeable. Dès l’arrêt Metock (CJCE, 25 juill. 2008, Metock), la Cour avait pu en déduire que tous les ressortissants de pays tiers membres de la famille d’un citoyen européen ne bénéficiaient pas des droits d’entrée et de séjour découlant de la directive 2004/38. Encore fallait-il, plus précisément, que la situation soit celle « d’un citoyen de l’Union ayant exercé son droit de libre circulation en s’établissant dans un État membre autre que l’État membre dont il a la nationalité » (pt. 73 de l’arrêt Metock).

Cette condition est fermement réaffirmée dans l’affaire O. et B. (pt. 37), où la Cour en profite même pour préciser qu’elle provient d’une « interprétation littérale, systématique et téléologique » de la directive. Elle l’est également dans l’affaire S. et G. (pt. 35). Le droit national de l’immigration peut alors, par principe reprendre le dessus.

Une telle solution montre clairement les limites de la directive 2004/38 qui nécessite, pour voir ses mécanismes protecteurs et libéraux actionnés, un mouvement transfrontalier intra-européen. Dans ce cadre, les arrêts du 12 mars 2014 mettent en évidence le fait qu’en réalité, ce n’est pas n’importe quel mouvement transfrontalier qui est exigé.

L’avocate générale, Mme Sharpston, dans ses conclusions communes sur les deux affaires, est très claire à ce sujet : « dans les présentes affaires, les personnes de référence, bien que résidant aux Pays-Bas, ont toutes effectivement franchi une (…) frontière » (pt. 39 des conclusions). Elles l’ont fait pour des raisons professionnelles ou pour leurs loisirs. Dans l’affaire O. et B., elles ont même été formellement enregistrées comme résidant dans une autre État membre tout en conservant une certaine forme de résidence dans leur État membre d’origine.

La situation n’est donc pas qualifiable de « situation purement interne ». D’ailleurs, dans l’arrêt McCarthy (CJUE, 5 mai 2011, McCarthy), la Cour avait même observé que « la situation d’un citoyen de l’Union qui (…) n’a pas fait usage du droit de libre circulation ne saurait, de ce seul fait, être assimilée à une situation purement interne » (pt. 46 de l’arrêt McCarthy). Au contraire, l’extranéité était patente ici. Mais le juge de l’Union est parvenu a décelé, dans les sinueuses subtilités rédactionnelles de la directive, différents degrés d’extranéité. On parvient à la conséquence quelque peu insolite qu’une extranéité n’en vaut pas une autre. De jure, une mobilité bien spécifique est requise. Les paramètres régissant le droit de séjour dérivé des ressortissants de pays tiers dans l’État membre d’origine d’un citoyen de l’Union, dont ils sont un membre de la famille, en ressortent consécutivement fluctuants.

Si l’on peut s’accorder à comprendre, au regard des finalités profondes du droit de l’Union, que le champ d’application de la directive demeure inéluctablement enchaîné aux contingences étroites de la justiciabilité européenne, ces affaires en viennent cependant à s’enfermer dans un conditionnement paradoxal des conséquences juridiques bénéfiques de la mobilité des citoyens européens. C’était prévisible, l’analyse devient sophistiquée. Selon l’avocate générale, « pour séjourner dans un État membre, un citoyen de l’Union qui n’y est pas né doit normalement s’y rendre. À l’inverse, il est possible de se rendre dans un État membre sans y séjourner. Dans ce cas, un citoyen de l’Union n’exerce que son droit de circuler librement, et non son droit de séjour. Seules les dispositions de la directive 2004/38 concernant la sortie et l’entrée s’appliqueront alors. En principe, les ressortissants de pays tiers ne sauraient tirer du droit de l’Union un droit de séjour dans un État membre si le membre de leur famille qui est citoyen de l’Union ne demande pas lui-même un droit de séjour et n’y séjourne pas. Il existe donc un élément de parallélisme entre les droits d’un citoyen de l’Union et les droits dérivés des membres de sa famille » (pt. 71 des conclusions).

Dans ces conditions, le droit de l’Union est-il pleinement accessible et intelligible ? « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » disait Pascal.

Du point de vue plus prosaïque de la technique juridique, ce parallélisme conduit à considérer qu’une situation « partiellement interne » doit, au regard de l’article 3 § 1 de la directive 2004/38, être considérée comme une situation « purement interne » alors même que, et c’est un truisme, elle est nécessairement « partiellement externe ». Les requérants auraient donc dû véritablement s’installer avec leurs « personnes de référence » dans un autre État membre pour bénéficier des dispositions de la directive relatives au droit de séjour de longue durée. Une nouvelle catégorie juridique situationnelle apparaît alors dans le paysage du contentieux européen : « la situation purement externe ». Fondant sa pertinence sur la temporalité quelque peu arbitraire des dispositions de la directive, cette situation purement externe correspond à l’installation authentique, par un citoyen de l’Union et sa famille, dans un autre État membre que celui dont il est originaire. Ce n’est pas le déplacement circonstanciel qui est exigé, c’est le déplacement résidentiel. M. O. aurait dû s’établir avec son conjoint en Espagne, M. B., Mme S. et Mme G., avec leurs familles respectives, en Belgique. Et les droits de séjour auraient pu être dûment délivrés.

Le raisonnement « paralléliste » tacitement repris par la Cour de justice sonne comme un aveu d’impuissance face à une législation pour le moins ambigüe. Il dévalorise la libre circulation sans séjour. Loin des lisses discours prônant l’achèvement du marché intérieur, la protection des droits fondamentaux et de la dignité, le regroupement familial et le rayonnement de la citoyenneté européenne consacrée comme un « statut de base », le juge doit ici composer avec un texte âcre et rugueux.

Les dispositions qui le jalonnent sanctionnent paradoxalement l’« intensité » du déplacement des citoyens de l’Union. En l’espèce, ceux-ci ont certes fait usage de leur droit de libre circulation. Mais ils l’ont cependant, en quelques sortes, insuffisamment exercé. La mobilité intra-européenne est découpée par le droit. Dit de façon triviale, le citoyen européen ne doit pas faire les choses à moitié. Et il est désormais de jurisprudence constante que, malgré des déplacements frontaliers réguliers du citoyen, la directive 2004/38 ne saurait avoir vocation à s’appliquer à celui-ci « s’il jouit d’un droit de séjour inconditionnel en raison du fait qu’il séjourne dans l’État membre de sa nationalité » (arrêt McCarthy, pt. 34).

Il faut donc soigneusement choisir sa façon de se déplacer : un déménagement frontalier offre plus de sécurité juridique que des « allers-et-retours » fréquents. Les voies de la directive semblent impénétrables. Accrochée aux spécifications géographiques du texte, la Cour ajoutait encore, dans l’arrêt O. et B., que « les autres dispositions de la directive 2004/38, notamment ses articles 6, 7 (…) et 16 (…) se réfèrent au droit de séjour d’un citoyen de l’Union et au droit de séjour dérivé des membres de sa famille soit dans «un autre État membre», soit dans «l’État membre d’accueil», et confirment ainsi qu’un ressortissant d’un État tiers, membre de la famille d’un citoyen de l’Union, ne peut pas se prévaloir, sur le fondement de cette directive, d’un droit de séjour dérivé dans l’État membre dont ce citoyen possède la nationalité » (pt. 40 de l’arrêt O. et B.).

Les situations matrimoniales de Mme G., de M. O et de M. B. témoignent avec acuité de l’aspérité du droit de l’Union sur ce point. Dans chaque cas, les époux souhaitaient exercer leur droit à une vie familiale normale en étant physiquement proches. C’était bien naturel tant la proximité est incontestablement au cœur de ce droit fondamental. Le droit de la famille n’en fait-il d’ailleurs pas un devoir conjugal ? Certes, la Cour de cassation vient de rappeler que « pour des motifs d’ordre professionnel, les époux peuvent avoir un domicile distinct, sans qu’il soit pour autant porté atteinte à la communauté de vie » (Cour de cassation, 12 févr. 2014). Toutefois, on pressent bien que de telles circonstances ont vocation à demeurer exceptionnelles. Le droit au regroupement familial ne saurait être à ce prix.

La discrimination à rebours découlant d’une situation partiellement externe favorise les atteintes à la communauté de vie des époux et méconnaît l’une des dimensions de l’esprit de la directive : la préservation de l’unité de la famille (considérant introductif n° 6 de la directive 2004/38). Contrairement au travailleur migrant, le travailleur frontalier qui ne s’installe pas dans l’État membre sur le territoire duquel il mène ses activités professionnelles ne peut donc profiter que d’un droit à une vie familiale normale sensiblement amoindri. Et face à une égalisation progressive des statuts juridiques familiaux nationaux, ces discordances persistantes entre le droit de la famille et le droit des étrangers « extra-européens » paraissent de plus en plus brutales. Le citoyen européen a effectivement de quoi se sentir déconsidéré. La question est autant juridique que sociale tant la vie familiale comporte « un surplus dans sa dimension publique, celle-ci étant reconnue de manière visible par le groupe, constituant une entité collective, car il s’agit d’une vie en commun devant être respectée par les tiers et par l’État » (M. Rosaria Marella et G. Marini, « Famille » in M. Troper et D. Chagnollaud (dirs.), Traité international de droit constitutionnel, tome 3, Suprématie de la Constitution, Dalloz, 2012, p. 504). Dans ce contexte, et si l’on ose dire, l’incapacité du droit dérivé à fournir des droits dérivés a repoussé le contentieux vers les piliers de soutènement de l’ordre juridique de l’Union que sont les dispositions du droit primaire.

2. La sanction des entraves sur le fondement de l’article 21 § 1 TFUE

Dans l’arrêt O. et B., la Cour a déduit de l’inapplicabilité de la directive 2004/38 la nécessité « d’examiner si un droit de séjour dérivé peut, le cas échéant, être fondé sur l’article 21, paragraphe 1, TFUE » (pt. 44 de l’arrêt O. et B.).

Cette article emblématique dispose que « tout citoyen de l’Union a le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, sous réserve des limitations et conditions prévues par les traités et par les dispositions prises pour leur application ». Les États doivent, à cet égard, permettre aux citoyens de l’Union qui n’ont pas leur nationalité de circuler et de séjourner sur leur territoire y compris, le cas échéant, et sous certaines conditions, avec des membres de leur famille.

De fait, les refus de délivrance de titres de séjour des autorités néerlandaises apparaissent relativement curieux. En effet, comme le constate l’avocate générale, l’État qui traite ses propres ressortissants de manière moins favorable que les autres citoyens de l’Union risque de les voir s’éloigner en « les obligeant soit à se rendre dans un autre État membre dans lequel le droit de l’Union leur garantira la possibilité de séjourner avec les membres de leur famille, soit peut-être à quitter purement et simplement l’Union (pt. 86 des conclusions). Surtout, au-delà de l’inopportunité politique, une telle discrimination à rebours n’est juridiquement pas souhaitable. Le droit primaire doit lutter contre ce type de désavantage injustifié.

Les affaires Singh (CJCE, 7 juill. 1992, Singh) et Eind (CJCE, 11 déc. 2007, Eind) prennent ici un relief tout particulier. Ces arrêts établissent que lorsque qu’un citoyen de l’Union s’est rendu et a séjourné dans un autre État membre que celui dont il a la nationalité, les membres de sa famille peuvent alors l’accompagner ou le rejoindre dans son État membre d’origine et dans des conditions qui ne peuvent pas être moins favorables que celles qui sont applicables, en vertu du droit de l’Union, dans l’État membre d’accueil. Ainsi que le rappelle l’avocate générale, « M. Singh et M. Eind s’étaient tous deux rendus et avaient ensuite séjourné, en tant que travailleurs migrants, dans un État membre autre que celui dont ils avaient la nationalité. Chacun d’eux est ensuite retourné dans son État membre. M. Singh est devenu travailleur non salarié, tandis que M. Eind ne travaillait pas. Chacun avait un membre de sa famille ressortissant d’un pays tiers qui avait vécu avec lui dans l’État membre d’accueil et qui souhaitait vivre avec lui dans l’État membre d’origine » (pt. 92 des conclusions).

La Cour a déclaré que M. Singh devait, à son retour dans son État membre d’origine, recevoir un traitement au moins équivalent à celui dont il aurait bénéficié dans l’État membre d’accueil duquel il revenait. Elle a considéré plus explicitement encore que M. Eind risquait d’être dissuadé de quitter son État membre d’origine « au regard de la simple perspective (…) de ne pas pouvoir poursuivre, après son retour (…), une vie commune avec ses proches parents, éventuellement commencée par l’effet du mariage ou du regroupement familial, dans l’État membre d’accueil » (pt. 36 de l’arrêt Eind). La Cour en déduisait alors que les obstacles au regroupement familial étaient conséquemment susceptibles de porter atteinte au droit de libre circulation que les citoyens européens tirent du droit de l’Union.

Concrètement, le citoyen acquiert bien le droit d’être accompagné ou rejoint par sa famille lorsqu’il exerce ses droits de circuler et de séjourner librement. Toute discrimination à rebours aménagée par l’État d’origine à l’occasion du retour de son ressortissant est donc contraire au droit primaire. Prenant fermement position en ce sens, l’avocate générale a défendu cette vision en précisant qu’« après le premier déplacement, les droits tirés du droit de l’Union font en quelque sorte partie du «passeport» du citoyen de l’Union » (pt. 95 des conclusions).

D’où l’impérieuse nécessité d’accorder aux membres de la famille les droits dérivés de séjour acquis lors du séjour dans l’État membre d’accueil. La Cour décide alors d’étendre la solution des arrêts Singh et Eind. Avait-elle vocation à s’appliquer de manière générale aux membres de la famille de citoyens de l’Union qui ont séjourné dans un État membre autre que celui dont ils sont ressortissants, avant d’y revenir ultérieurement ? « Tel est bien le cas » énonce le juge, magnanime. L’octroi, lors du retour du citoyen européen dans son État d’origine, d’un droit de séjour dérivé à un ressortissant d’un État tiers, membre de sa famille, avec lequel ce dernier a séjourné, en sa seule qualité de citoyen européen, en vertu et dans le respect du droit de l’Union dans l’État membre d’accueil, vise précisément à éliminer les entraves à la libre circulation. Ce droit dérivé constitue plus exactement une garantie : il garantit au citoyen de l’Union la possibilité de poursuivre, dans son État d’origine, « la vie de famille qu’il avait développée ou consolidée dans l’État membre d’accueil » (pt. 49 de l’arrêt O. et B.). Voilà donc les fondements de l’activation palliative du droit primaire face à la défaillance ésotérique du droit dérivé.

C’est le résultat comportemental de l’appréhension psychologique d’une norme juridique qui est en jeu. Le droit national ne devrait pas amener le citoyen européen à croire qu’il est impératif, pour lui, de renoncer aux droits qu’il détient du droit de l’Union. Il s’agit presque d’une dimension cognitive de l’application de ce droit. Afin d’éviter que des mesures de droit interne ne viennent bloquer l’application des droits découlant de l’ordre juridique de l’Union, ce dernier doit resplendir quelles que soient les circonstances. Le citoyen de l’Union doit donc savoir. Savoir qu’il a droit à la libre circulation et que de ce droit vont découler des droits dérivés pour ses proches. Cette connaissance juridique devrait idéalement s’enraciner dans la réalité sociale. Il est, pour cela, indispensable que le juge européen ne laisse pas à l’État membre l’opportunité de cultiver l’ignorance de ses citoyens quant à l’étendue des droits de circulation et de séjour de ces derniers. Concrètement, il ne doit pas, par des mesures nationales restrictives, insidieusement camoufler l’« européanisation » croissante de leur patrimoine juridique.

Quel est maintenant le régime de ce droit de séjour dérivé découlant du droit primaire ?

La Cour estime fort logiquement que les conditions d’octroi d’un droit de séjour à un ressortissant d’un État tiers, membre de la famille d’un citoyen européen, qui a exercé son droit de libre circulation en s’établissant dans un État membre autre que son État d’origine, ne devraient pas être plus strictes que celles prévues par la directive 2004/38. L’analogie est ensuite parfaitement assumée : « même si la directive 2004/38 ne couvre pas un tel cas de retour, elle doit être appliquée par analogie pour ce qui est des conditions de séjour du citoyen de l’Union dans un État membre autre que celui dont il possède la nationalité, étant donné que, dans les deux cas, c’est le citoyen de l’Union qui constitue la personne de référence pour qu’un ressortissant d’un État tiers, membre de la famille de ce citoyen de l’Union, puisse se voir accorder un droit de séjour dérivé » (pt. 50 de l’arrêt O. et B.). Le raisonnement est intéressant. L’article 21 § 1 TFUE permet, pour ainsi dire, de « repêcher » la directive en réactivant ses dispositions pour une situation dont les caractéristiques devaient, par principe, emporter son inapplicabilité. Las, cela signifie que le régime du ressortissant non-citoyen européen demeure captif de l’emprise de la directive 2004/38.

Restait alors à calquer à l’espèce les contours du « séjour » autorisant le citoyen européen à développer ou consolider une vie de famille dans l’État membre d’accueil. Une fois encore, un séjour n’en vaut pas un autre. La Cour explicite, en se référant littéralement à la temporalité inscrite dans la directive, les critères distinguant le séjour circonstanciel du séjour résidentiel. À cet égard, une entrave ne peut survenir que si « le séjour du citoyen de l’Union dans l’État membre d’accueil est caractérisé par une effectivité suffisante pour lui permettre de développer ou de consolider une vie de famille dans cet État membre » (pt. 51). Et le citoyen n’utilisant que le droit de séjour de moins de trois mois prévu à l’article 6 de la directive 2004/38 « ne vise pas à s’installer dans l’État membre d’accueil d’une façon qui serait propice au développement ou à la consolidation d’une vie de famille » (pt. 52). Dès lors, le refus d’accorder, lors du retour de ce citoyen dans l’État membre dont il est originaire, un droit de séjour dérivé aux membres de la famille dudit citoyen, ressortissants d’un État tiers, n’est pas à considérer comme étant dissuasif.

La Cour assouplit cette appréciation lorsqu’est en jeu une temporalité différente. En effet, « une entrave (…) risque de se produire lorsque le citoyen de l’Union vise à exercer les droits qu’il tire de l’article 7, paragraphe 1, de la directive 2004/38 ». L’article 7 concerne le droit de séjour de plus de trois mois. Pour le juge, ce séjour de longue durée « témoigne, en principe, de l’installation, et donc du caractère effectif du séjour » et « est de nature à aller de pair avec le développement ou la consolidation d’une vie de famille » (pt. 53). Une telle déduction purement subjective peut sembler relativement intrusive. Il en découle effectivement une forme d’encadrement du droit au respect de la vie privée familiale.

Au point que l’on pourrait s’interroger, alors que la Cour a récemment elle-même énoncé qu’il était possible de recourir à la technique de l’interprétation conforme pour lire la directive 2004/38 à la lumière de la Charte des droits fondamentaux de l’Union (CJUE, 4 juin 2013, ZZ, C-300/11, pt. 50), si cet encadrement est bien conforme à l’article 7 de ladite Charte qui énonce que « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale ». Alors que l’avocate générale plaidait pour que « la Cour fournisse des indications claires à la juridiction nationale quant aux circonstances dans lesquelles un droit relevant du droit de l’Union, interprété de manière conforme à la Charte, est en jeu », cette problématique n’est finalement pas évoquée par le juge.

Se reportant sur l’entrave envisageable en cas de mise en œuvre de l’article 7 de la directive, celui-ci considère que « lorsque, à l’occasion d’un séjour effectif du citoyen de l’Union dans l’État membre d’accueil, en vertu et dans le respect des conditions de l’article 7, paragraphes 1 et 2, de la directive 2004/38, une vie de famille s’est développée ou consolidée dans ce dernier État membre, l’effet utile des droits que le citoyen de l’Union concerné tire de l’article 21, paragraphe 1, TFUE exige que la vie de famille que ce citoyen a menée dans l’État membre d’accueil puisse être poursuivie lors de son retour dans l’État membre dont il possède la nationalité, par l’octroi d’un droit de séjour dérivé au membre de la famille concerné, ressortissant d’un État tiers » (pt. 54). Le refus de délivrance d’un tel titre de séjour serait bien dissuasif. Le citoyen européen préférera ne pas quitter son État d’origine puisqu’il n’aura pas la certitude de pouvoir poursuivre, dans cet État, la vie de famille qu’il aura développé ou consolidé dans l’État membre d’accueil. Le regroupement familial garanti par l’exercice des libertés de circulation du droit de l’Union ne doit donc pas être remis en cause du fait du « deuxième déplacement » du citoyen européen décidant de retourner dans son État d’origine.

La position développée par la Cour est forte et salutaire. Elle démontre la puissance de l’interprétation téléologique des dispositions du droit primaire. L’effet utile de l’article 21 § 1 TFUE complète les lacunes du droit dérivé. Il implique que le citoyen de l’Union puisse poursuivre, lors de son retour, la vie de famille qu’il a menée dans l’État d’accueil. La seule exigence est cependant que le citoyen et sa famille aient pu régulièrement acquérir, dans ce dernier État, le droit de séjour permanent prévu par l’article 16 de la directive 2004/38 (pt. 55). Le séjour résidentiel protégeant l’unité familiale, appelé « séjour effectif »,  est étroitement conditionné : la famille doit avoir utilisé les articles 7 et 16 de la directive. Ce que la juridiction nationale de renvoi a pour mission de vérifier.

Du point de vue notionnel, la directive 2004/38 ne définit pas le « séjour » et encore moins le « séjour effectif ». Il s’agit bien là d’une notion prétorienne tirée de la définition de la « résidence ». Pourtant dans l’affaire Swaddling (CJCE, 25 févr. 1999, Swaddling), la Cour a déclaré que la résidence visée à par le règlement n° 1408/71 (règlement du 14 juin 1971 relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté) signifiait « séjour habituel ». L’État membre d’accueil était appréhendé comme « l’État dans lequel les personnes concernées résident habituellement et dans lequel se trouve également le centre habituel de leurs intérêts » (pt. 29 de l’arrêt Swaddling). La technique du faisceau d’indices était aussitôt mobilisée et le juge examinait les raisons du déplacement, la durée et la continuité de la résidence, le fait de disposer d’un emploi stable et les intentions des requérants.

La Cour prolonge cette méthodologie casuistique pour contrôler « l’établissement » du citoyen dans l’État d’accueil. L’effet cumulatif de différents séjours de courte durée dans l’État membre d’accueil peut-il suffire pour actionner le droit de séjour dérivé ?

La Cour répond, au regard des circonstances de l’espèce, par la négative. Elle considère que « des séjours de courte durée, tels que des week-ends ou des vacances passés dans un État membre autre que celui dont ce citoyen possède la nationalité, même considérés ensemble, relèvent de l’article 6 de la directive 2004/38 et ne satisfont pas auxdites conditions ». Une grande sévérité assombrit indéniablement ce raisonnement.

L’avocate générale n’était d’ailleurs pas du tout convaincue de la justification d’une approche si rigoureuse. Selon elle, le citoyen européen ne devrait pas avoir à séjourner pendant une période continue d’au moins trois mois, ou toute autre période de temps « substantielle », pour obtenir un droit au regroupement familial au titre de la directive réactivée par le droit primaire. Précisément, « cet argument suppose que la séparation forcée d’un membre de sa famille, tel qu’un conjoint, ne dissuadera pas le citoyen de l’Union qui souhaite se déplacer et s’installer temporairement dans un autre État membre d’exercer ses droits de circuler et de séjourner librement. Je ne vois aucune raison de conclure que, dans de telles circonstances, le citoyen de l’Union devrait être obligé de sacrifier temporairement son droit à une vie familiale (ou, pour le dire de façon légèrement différente, qu’il devrait être prêt à payer ce prix pour pouvoir ensuite invoquer le droit de l’Union contre l’État membre dont il a la nationalité) » (pt. 110 des conclusions). Au contraire, plaidait Mme Sharpston, la directive 2004/38 repose sur le principe selon lequel les membres de la famille ont le droit d’accompagner immédiatement le citoyen de l’Union dans l’État d’accueil. Elle ne subordonne pas le bénéfice de ce droit dérivé à une condition de séjour minimal pour le citoyen de l’Union. À l’inverse, les conditions applicables aux personnes « à charge » varient, quant à elles, selon la durée du séjour sur le territoire.

L’application, par la Cour de justice, d’un seuil fictif absolu de trois mois tend à révéler une certaine déconnexion, dans le raisonnement judiciaire, entre la rigueur rédactionnelle de la directive et la réalité sociologique des cercles familiaux plurinationaux. On pouvait penser que la Cour s’emploierait à éliminer définitivement la discrimination à rebours résultant d’une directive pointilleuse et complexe. Mais ce n’est pas l’anéantissement qui caractérise l’arrêt rendu le 12 mars 2014. C’est davantage l’anesthésie. La discrimination à rebours n’est que provisoirement endormie. Si le séjour du citoyen européen et de sa famille dans l’État d’accueil n’excède pas ce seuil fatidique de trois mois permettant d’atteindre le « séjour effectif », la discrimination à rebours se réveille de nouveau. D’une façon difficilement justifiable, le droit de l’Union sanctionne donc le « séjour ineffectif ».

Il exige qu’un citoyen européen ait séjourné pendant une durée minimale dans un autre État membre que son État d’origine pour que les membres de sa famille ressortissants de pays tiers puissent demander un droit de séjour dérivé dans ce dernier lorsque ledit citoyen y est retourné. Face à un tel traitement, la Convention européenne des droits de l’homme peut-elle se révéler salvatrice ? Probablement pas. Depuis presque trente ans la Cour de Strasbourg défend l’idée selon laquelle le droit à la vie familiale « ne saurait s’interpréter comme comportant pour un État contractant l’obligation générale de respecter le choix, par des couples mariés, de leur domicile commun et d’accepter l’installation de conjoints non nationaux dans le pays » (Cour EDH, 25 mai 1985, Abdulaziz et a., req. n° 9214/80, 9473/81 et 9474/81, § 68). Le paradoxe réside sans doute dans la configuration même du droit à la vie privée. En effet, « la notion de vie privée est stable car ses composantes – identité et intimité – sont reconnues par la jurisprudence à toute personne (…) ; ce sont en revanche les conditions d’exercice du droit qui sont variables dès lors que les juges (…) doivent pondérer des intérêts » (J.-C. Saint-Pau, « Introduction au droit au respect de la vie privée », in Mélanges en l’honneur du professeur Jean Hauser, Paris, Dalloz, 2012, p. 639, spéc. p. 654). La Cour s’éloigne toutefois de ce formalisme strict pour rejoindre une position plus pragmatique dans l’arrêt S. et G..

3. La sanction des entraves sur le fondement de l’article 45 TFUE

Le juge national de renvoi, dans l’affaire S. et G., s’interrogeait sur l’opportunité de l’invocabilité de l’article 45 § 1 TFUE. Dans ce cadre, la Cour s’est empressée de rappeler sa jurisprudence Carpenter (CJCE, 11 juillet 2002, Carpenter) et l’interprétation qu’elle en a tiré de l’article 56 TFUE qui pose l’interdiction des restrictions à la libre prestation de services. Plus exactement, cet article, « lu à la lumière du droit fondamental au respect de la vie familiale, s’oppose à ce que (…) l’État membre d’origine du prestataire de services établi dans ce même État, qui fournit des services à des destinataires établis dans d’autres États membres, refuse le droit de séjour sur son territoire au conjoint de ce prestataire, ressortissant d’un État tiers » (pt. 37 de l’arrêt S. et G.). Or, en l’espèce, le beau-fils de Mme S. se rend régulièrement en Belgique pour ses activités professionnelles. Et le mari de Mme G. travaille même quotidiennement sur le territoire belge. À défaut d’entrer dans le champ d’application de la directive 2004/38, les deux citoyens de l’Union relèvent donc bien de celui de l’article 45 TFUE. En effet, continue le juge, « tout citoyen de l’Union qui, dans le cadre d’un contrat de travail, exerce des activités professionnelles dans un État membre autre que celui de sa résidence relève du champ d’application de cette disposition » (pt. 39). Le droit primaire est plus accueillant. Il tient compte des situations partiellement externes.

La transposition de la solution de la décision Carpenter au contentieux relevant de l’article 45 TFUE est alors effectuée sans difficulté, la Cour considérant que « l’effet utile du droit de libre circulation des travailleurs peut en effet requérir qu’un droit de séjour dérivé soit octroyé à un ressortissant d’un État tiers, membre de la famille du travailleur, citoyen de l’Union, dans l’État membre dont ce dernier possède la nationalité » (pt. 40). L’enjeu juridique se déplace, par la suite, vers les conditions de mise en œuvre de la liberté de circulation des travailleurs.

L’aboutissement de la contestation de l’« euro-compatibilité » d’un acte administratif national dépend, dans ce contexte, de l’existence d’une entrave. C’est ce que la Cour énonçait déjà dans l’affaire Yoshikazu Iida (CJUE, 8 nov. 2012, Iida) : « la finalité et la justification desdits droits dérivés se fondent sur la constatation que le refus de leur reconnaissance est de nature à porter atteinte à la liberté de circulation du citoyen de l’Union, en le dissuadant d’exercer ses droits d’entrée et de séjour dans l’État membre d’accueil » (pt. 68 de l’arrêt Iida).

Précisément conceptualisée dans le cadre des libertés économiques de circulation, l’idée selon laquelle des membres de la famille de citoyens de l’Union devraient bénéficier de droits de séjour dérivés concerne tout particulièrement les travailleurs frontaliers. Comme le rappelle l’avocate générale, « les travailleurs sont des êtres humains, pas des automates » et « ils ne devraient pas avoir à quitter leur conjoint ou d’autres membres de leur famille, notamment ceux qui sont à leur charge, pour devenir des travailleurs migrants dans un autre État membre » (pt. 46 des conclusions). S’il ne leur est pas possible d’amener leur famille avec eux lors de leurs déplacements, ils seront alors dissuadés d’exercer ces droits de libre circulation. D’autant que la présence de leur famille peut aider les travailleurs à s’intégrer dans l’État membre d’accueil et, partant, contribuer à la réussite de la libre circulation. Le risque de déchirement familial dissuade les travailleurs-citoyens de l’Union d’exercer pleinement les droits introduits dans leur patrimoine juridique par le droit de l’Union. Or, « tout comme pour les travailleurs migrants, le caractère effectif des libertés de circulation et de séjour des citoyens de l’Union peut dépendre de ce que certains membres de leur famille ont le droit, en vertu du droit de l’Union, de les rejoindre ou de les accompagner sur le territoire où ils se sont rendus ou dans lequel ils séjournent » (pt. 47 des conclusions). La dimension cognitive du droit de l’Union intervient encore.

Et, conformément à l’arrêt Carpenter, les membres de la famille, ressortissants de pays tiers, de citoyens européens exerçant des libertés relevant du marché unique sans déplacer leur lieu de résidence dans un autre État membre, peuvent disposer de droits de séjour dérivés dans l’État membre de nationalité et de résidence. Dans cette affaire, et comme l’analyse minutieusement l’avocate générale dans ses conclusions, « les conditions d’exercice du droit à une vie familiale étaient (…) susceptibles de porter atteinte à l’exercice des droits de libre circulation » (pt. 117 des conclusions). En l’espèce, le beau-fils de Mme S. et le conjoint de Mme G. circulent au-delà des frontières en tant que travailleur salarié mais sans changement de résidence. Leur activité professionnelle contribue à l’entretien familial. Si les membres de la famille d’un citoyen de l’Union-travailleur frontalier se voient refuser le séjour, ce dernier sera probablement dissuadé de travailler dans un autre État membre, ou contraint de changer de résidence et de se rendre dans un autre État membre avec sa famille. Une telle position s’étend aux citoyens de l’Union qui sont à la charge d’un membre de leur famille parce que ce dernier leur facilite l’exercice du droit de libre circulation ou leur permet de l’exercer (pt. 119 des conclusions).

L’affaire S. et G. est ainsi l’occasion d’appréhender le contenu exact du patrimoine juridique des citoyens de l’Union-travailleurs frontaliers. Le beau-fils et le conjoint sont des salariés contraints, de par leurs contrats de travail respectifs, de franchir la frontière belge. Cette mobilité économique intra-européenne doit, au regard des fondements même du marché intérieur, être juridiquement valorisée. Il ne s’agit pas de travailleurs migrants ni de travailleurs détachés mais de travailleurs frontaliers. Et l’exécution frontalière du contrat de travail ne devrait pas, dans ces circonstances, être de nature à compromettre l’unité familiale. Le droit social et le droit de la famille doivent pouvoir s’articuler harmonieusement sans se heurter à d’insurmontables antagonismes. L’avocate générale en déduisait que l’entrave était alors bien caractérisée « s’il est démontré qu’il est plausible que le refus d’accorder le séjour au membre de la famille ressortissant d’un pays tiers conduise le citoyen de l’Union à se déplacer, à cesser de se déplacer ou à abandonner une perspective réelle de se déplacer » (pt. 123 des conclusions). Cette démonstration factuelle est renvoyée par la Cour au juge national.

En effet, « il appartiendra ainsi à la juridiction de renvoi de vérifier si, dans chacune des situations en cause au principal, l’octroi d’un droit de séjour dérivé au ressortissant de l’État tiers concerné, membre de la famille d’un citoyen de l’Union, est nécessaire afin de garantir à ce dernier l’exercice effectif de la liberté fondamentale garantie par l’article 45 TFUE » (pt. 42 de l’arrêt S. et G.). Mme G. s’occupe de son petit-fils. Le cercle familial provoque, dans ces conditions, des interdépendances mutuelles matérielles et affectives.

La Cour continue en précisant qu’il peut tout à fait s’agir d’un élément déterminant pour établir que la décision administrative néerlandaise refusant la délivrance d’un titre de séjour en faveur de celle-ci peut avoir un caractère dissuasif sur l’exercice effectif des droits que son beau-fils tire de l’article 45 TFUE. Toutefois, « le seul fait qu’il pourrait paraître souhaitable qu’un tel accueil soit pris en charge par le ressortissant d’un État tiers, ascendant direct du conjoint du citoyen de l’Union, ne suffit pas en soi à constater un tel caractère dissuasif » (pt. 43). Finalement, si l’article 45 TFUE confère au membre de la famille du citoyen européen, ressortissant d’un État tiers, un droit de séjour dérivé dans l’État membre dont ce citoyen possède la nationalité, lorsque ledit citoyen réside dans ce dernier État, mais se rend régulièrement dans un autre État membre en tant que travailleur, ce n’est que lorsque le refus de l’octroi d’un tel droit de séjour a cet « effet dissuasif » sur l’exercice effectif des droits du travailleur. Le droit primaire agit, in fine, comme un palliatif face aux lacunes de la directive 2004/38.

Le communiqué de presse des affaires O., B., S. et G. indique que la Cour, dans ses arrêts, « clarifie les règles concernant le droit de séjour des ressortissants d’un État tiers, membres de la famille d’un citoyen de l’Union, dans l’État membre d’origine du citoyen ». Elle a montré à quel point les paramètres de mise en œuvre de la directive 2004/38 pouvaient paraître abscons et peu cohérents. Elle a aussi démontré tout le potentiel des dispositions du droit primaire qui se révèle potentiellement plus protecteur que les dispositions du droit dérivé paradoxalement prises pour son exécution. Plus qu’une clarification, ces deux arrêts dévoilent l’absence de cohérence d’ensemble du régime juridique applicable au ressortissant d’un État tiers partageant une attache familiale avec un citoyen de l’Union.

Il y a bien un éclairage jurisprudentiel. Mais il n’est pas éblouissant. Si cette clarification apporte de pâles lumières, elle entretient certaines zones d’ombres. La difficulté originelle et latente de ces contentieux est cependant sans doute plus éloignée. Elle réside dans la sensibilité exacerbée des questions migratoires et dans la fragilité des constructions juridiques qui en procèdent. La Cour là elle-même exprimée : « les dispositions de la directive 2004/38 n’octroient aucun droit autonome aux ressortissants d’États tiers » (pt. 36 de l’arrêt O. et B.).