Cédez le passage ? Quand la Cour de justice freine la route de la coopération policière

par Géraldine Bachoué Pedrouzo, CDRE

Le contentieux de la base juridique a encore de beaux jours devant lui en matière sécuritaire, malgré l’apparente unification des “piliers” réalisée par le traité de Lisbonne. La Cour vient d’en administrer la preuve à propos de la sécurité routière. Dans un arrêt du 6 mai 2014, Commission c. PE (C 43/12), la CJUE vient d’annuler la directive sur l’échange transfrontalier d’informations concernant les infractions en matière de sécurité routière dans des conditions qui le confirment, sans emporter nécessairement la conviction.

La Directive 2011/82/UE du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2011 met en place un système d’échange d’informations qui permet à l’autorité compétente de l’État membre dans lequel une infraction aux règles de circulation routière a été commise d’obtenir, auprès de l’État membre d’immatriculation, les données qui lui permettront d’identifier la personne responsable de l’infraction constatée. Plus précisément, une procédure d’échange d’informations est mise en place en ce qui concerne huit infractions routières : excès de vitesse, non-port de la ceinture de sécurité, franchissement d’un feu rouge, conduite en état d’ébriété, conduite sous l’influence de drogues, non-port du casque, circulation sur une voie interdite et usage illicite d’un téléphone portable pendant la conduite. Les États membres peuvent ainsi accéder, dans d’autres États membres, aux données relatives à l’immatriculation des véhicules, de manière à déterminer la personne responsable de l’infraction.

Initialement, la Commission avait basé le texte sur la compétence de l’Union en matière de sécurité des transports (art. 71 §1 sous c) TCE, devenu art. 91 § 1 sous c) TFUE). Mais le Parlement et le Conseil ont adopté la directive 2011/82/UE en retenant la compétence de l’Union dans le domaine de la coopération policière (art. 87 §2 TFUE). Estimant que la directive avait été adoptée sur une base juridique erronée, la Commission a introduit un recours en annulation devant la Cour de justice auquel la Cour, le 6 mai dernier donne droit.

Les effets de la directive ont toutefois été maintenus pendant un délai maximal d’un an. Compte-tenu de l’importance que revêt la poursuite des objectifs visés par la directive en matière d’amélioration de la sécurité routière, l’annulation de celle-ci serait susceptible d’avoir des conséquences négatives sur la réalisation de la politique de l’UE dans le domaine des transports (point 54). Par ailleurs, le délai de transposition de la directive en droit national est parvenu à échéance le 7 novembre 2013 (point 55). Pour la Cour, il s’agit là « d’importants motifs de sécurité juridiques » justifiant le maintien des effets de la directive jusqu’à l’adoption d’une nouvelle directive basée sur la base juridique appropriée, à savoir la sécurité des transports (point 56).

Cette décision d’annulation s’inscrit dans le contentieux, désormais classique, de la base juridique. Selon une jurisprudence constante, le choix de la base juridique d’un acte de l’Union doit se fonder sur des éléments objectifs susceptibles de contrôle juridictionnel, parmi lesquels figurent la finalité et le contenu de cet acte (CJCE, 8 septembre 2009, Commission c/ Parlement et Conseil, C-411/06, point 45 ; CJUE, 19 juillet 2012, Parlement c/ Conseil, C-130/10, point 42). Si l’examen d’une mesure démontre qu’elle poursuit deux finalités ou qu’elle a deux composantes et si l’une de ces finalités ou de ces composantes est identifiable comme étant principale, tandis que l’autre n’est qu’accessoire, l’acte doit être fondé sur une seule base juridique, celle exigée par la finalité ou la composante principale ou prépondérante (CJUE, 19 juillet 2012, Parlement c/ Conseil, C-130/10, point 43 ; CJUE, 22 octobre 2013, Commission c/ Conseil, C-137/12, point 53).

Pour la Cour, la directive 2011/82/UE constitue, tant par sa finalité que par son contenu, une mesure permettant d’améliorer la sécurité des transports. Elle aurait donc dû être adoptée sur le fondement de l’article 91 §1 sous c) TFUE (1).

Dans le contexte juridique qui prévalait avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, contexte qui était marqué par la priorité que l’article 47 TUE accordait aux bases juridiques relatives aux politiques sectorielles, cette solution se comprenait aisément (CJCE, 13 septembre 2005, Commission c/ Conseil, C-176/03 ; CJCE, 23 octobre 2007, Commission c/ Conseil, C-440/05). Mais imposer à la coopération policière de céder la priorité à une politique sectorielle ne va pas nécessairement de soi aujourd’hui.

En rattachant la directive à la sécurité des transports plutôt qu’à la coopération policière, la juridiction de Luxembourg prend en effet le parti de circonscrire quelque peu ce qui relève de la matière pénale dans le cadre de l’entraide policière. La jurisprudence de la Cour contient pourtant des indications qui permettent de considérer que la directive relevait bien du domaine de la coopération policière. Parce qu’elle adopte une conception restrictive du champ d’application de l’article 87 TFUE, la solution retenue mérite donc que l’on s’y attarde (2).

1.     Priorité à la compétence de l’UE en matière de sécurité des transports

Il était demandé à la Cour de déterminer si la directive sur l’échange transfrontalier d’informations concernant les infractions en matière de sécurité routière avait pu valablement être adoptée sur le fondement de la coopération policière, alors même qu’un tel système vise à améliorer la sécurité routière et que les infractions en cause ne sont pas qualifiées d’ « infractions pénales » dans l’ensemble des États membres. Pour ce faire, la Cour rappelle la nécessité d’examiner la finalité et le contenu de la directive.

S’agissant de sa finalité, la Cour considère que l’objectif principal ou prépondérant de la directive est l’amélioration de la sécurité routière. L’article 1er de la directive, intitulé « Objectif », l’énonce expressément : cette directive « vise à assurer un niveau élevé de protection de tous les usagers de la route dans l’Union en facilitant l’échange transfrontalier d’informations concernant les infractions en matière de sécurité routière ».

Pour la CJUE, ce système d’échange transfrontalier est instauré précisément afin que l’Union puisse poursuivre l’objectif consistant à améliorer la sécurité routière (point 36). Autrement dit, ce système est davantage un moyen de remplir l’objectif fixé qu’une finalité en soi. Il doit permettre de faciliter l’identification des personnes ayant commis certaines infractions déterminées en matière de sécurité routière (point 33) et d’accentuer l’effet dissuasif dans ce cadre (point 35). Il faut dire que les sanctions financières afférentes à certaines infractions routières restent souvent inappliquées lorsque ces infractions sont commises dans un État membre autre que celui dans lequel le véhicule a été immatriculé.

C’est donc un fait pour la Cour : en visant à assurer un niveau élevé de protection à tous les usagers de la route dans l’Union, le législateur de l’UE poursuit l’objectif d’améliorer la sécurité routière. Il est d’ailleurs habilité, sur le fondement de l’article 91 TFUE, à adopter des dispositions communes tendant à remplir cet objectif central de la politique des transports de l’Union (CJCE, 9 septembre 2004, Espagne et Finlande c/ Parlement et Conseil, C-184/02 et C-223/02, point 30).

Il n’est pas certain, néanmoins, que le constat selon lequel la directive vise à améliorer la sécurité routière soit suffisant pour faire entrer celle-ci dans le champ de la politique des transports et l’exclure d’emblée du champ de la coopération policière. La question mérite en tout cas d’être posée : cet objectif est-il en soi déterminant pour décider lequel des articles 91 ou 87 TFUE constitue la base juridique adéquate de la directive ?

Dans ses conclusions sous l’affaire, l’avocat général Yves Bot considère que l’objectif visant à assurer un niveau élevé de protection pour tous les usagers de la route dans l’Union paraît également pouvoir être rattaché à l’ELSJ, dont l’un des objectifs est d’atteindre un niveau élevé de sécurité (art. 67 §3 TFUE). La mise en œuvre d’une coopération policière dans le cadre de l’article 87 TFUE, en permettant une répression plus efficace d’une catégorie d’infractions, peut même être considérée comme visant un objectif d’intérêt général, y compris si celui-ci est par ailleurs poursuivi dans le cadre d’une politique sectorielle telle que la politique des transports (point 21 des conclusions).

Un tel raisonnement est généralement retenu dans le cadre de la coopération judiciaire en matière pénale. Ainsi, par exemple, la décision-cadre 2005/214/JAI du Conseil du 24 février 2005 concernant l’application du principe de reconnaissance mutuelle aux sanctions pécuniaires contribue incontestablement à l’objectif d’amélioration de la sécurité routière en permettant la reconnaissance des sanctions pécuniaires infligées en cas d’infractions routières. Elle relève pourtant du titre V de la troisième partie du TFUE. De même, une réglementation qui aurait pour objet d’établir des règles minimales relatives à la définition des infractions pénales et des sanctions en matière de circulation routière aurait bien pour objectif d’améliorer la sécurité routière, mais elle relèverait de l’article 83 §2 TFUE, base juridique prévue pour permettre l’harmonisation du droit pénal des États membres lorsque cela est nécessaire pour atteindre les objectifs poursuivis dans le cadre des politiques sectorielles.

On le voit, la frontière n’est pas étanche entre les bases juridiques des politiques sectorielles et celles permettant d’établir une entraide répressive. Il semble pourtant qu’il doive en aller différemment s’agissant de la coopération policière…

Or, on pourrait tout à fait considérer que la directive a été adoptée pour combattre l’impunité en matière d’infractions routières commises avec un véhicule immatriculé dans un autre État membre et pour garantir l’efficacité des enquêtes menées dans ce cadre. Les considérants 6 et 7 de la directive vont dans ce sens en cherchant une répression plus efficace des infractions routières par la mise en place d’un mécanisme de coopération policière. Ce pourrait être là la finalité principale de la directive car, de cette répression plus efficace, découlerait une amélioration de la sécurité routière. Dans ce cas, l’acte poursuivant une telle finalité à titre principal devrait relever de l’article 87 §2 TFUE. Mais la Cour ne l’a pas entendu de cette façon…

S’agissant du contenu de la directive, celle-ci établit un système d’échange d’informations entre les autorités compétentes des États membres, relatif à huit infractions déterminées en matière de sécurité routière. On l’a dit, pour la Cour, une telle procédure constitue l’instrument au moyen duquel la directive poursuit l’objectif d’amélioration de la sécurité routière (point 42).

La Cour a déjà jugé que des mesures visant à améliorer la sécurité routière relèvent de la politique des transports et peuvent donc être adoptées sur le fondement de l’article 91 §1 sous c) TFUE (CJCE, 9 septembre 2004, Espagne et Finlande c/ Parlement et Conseil, C-184/02 et C-223/02, point 30). Un rapport devra d’ailleurs être remis par la Commission au Parlement et au Conseil sur l’application de cette directive par les États membres (point 41), en particulier sur la question de la réduction du nombre de victimes de la route dans l’Union, afin de permettre d’élaborer les grandes lignes de la politique de sécurité routière dans le cadre de la politique commune des transports.

Si la directive s’applique à huit infractions en matière de sécurité routière, les éléments constitutifs de ces infractions ne sont toutefois pas harmonisés au niveau de l’Union mais sont déterminés par les États membres (considérant 3 de la directive), de même que les sanctions qui leur sont applicables. Le système d’échange d’informations mis en place par la directive intervient donc, non pas en complément de mesures qui auraient été prises par l’Union en vue d’harmoniser les éléments constitutifs de certaines infractions et leurs sanctions, comme semble le sous-entendre la CJUE, mais pour permettre une meilleure application des règles de circulation définies de manière autonome par chacun des États membres.

En effet, la directive fait état de mesures qui pourraient, à l’avenir, être adoptées par l’Union, telle que des normes communes pour les équipements de contrôle ou pour les procédures, voire l’harmonisation des règles de circulation routière (art. 11). Mais ce n’est pas l’état actuel du droit de l’Union.

Il semble difficile, dans ce contexte, d’appréhender le système d’échange d’informations mis en place par la directive comme une mesure venant compléter des mesures d’harmonisation des règles de circulation routière prises par l’UE dans le cadre de la politique commune des transports. L’objet de la directive est de mettre à la disposition des autorités nationales un outil destiné à identifier les contrevenants étrangers, en améliorant les moyens dont ils disposent au stade de l’enquête (art. 4 et 5 de la directive), et il s’agit là d’un mécanisme typique d’une coopération policière.

Tel n’est pas le point de vue de la Cour. Tant par ses finalités que par son contenu, la directive est considérée par la CJUE comme une mesure permettant d’améliorer la sécurité des transports au sens de l’article 91 §1 sous c) TFUE, sur la base duquel elle aurait dû être adoptée (point 44).

2.     Coup de frein à l’interprétation de ce qui relève de la matière pénale dans le cadre de la coopération policière

Un des arguments avancés par la Commission consistait à dire que l’article 87 TFUE est réservé à la coopération  policière relative aux infractions pénales qualifiées comme telles dans les droits des États membres. Aussi, dès lors que les infractions routières relèvent tantôt du droit administratif, tantôt du droit pénal des États membres, l’article 87 TFUE ne saurait constituer la base juridique correcte de la directive.

La CJUE semble lui donner raison. Si la coopération policière se caractérise par un champ d’application plus large que celui qui lui était conféré avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, il n’en demeure pas moins, pour la Cour, qu’elle intéresse, comme précédemment, exclusivement les autorités compétentes des États membres : services de police, services de douane et autres services répressifs spécialisés dans les domaines de la prévention ou de la détection des infractions pénales et des enquêtes en la matière (point 47).

La Cour précise en outre que la directive ne se rattache pas directement aux objectifs de la coopération policière, dans la mesure où ceux-ci visent, d’une part, le développement d’une politique commune en matière d’asile, d’immigration et de contrôle aux frontières extérieures et, d’autre part, la prévention de la criminalité, du racisme et de la xénophobie (point 49).

La conception formelle et restrictive que retient la CJUE du champ d’application de l’article 87 TFUE est toutefois discutable. Circonscrire le champ d’application de cet article aux infractions pénales qualifiées comme telles dans les droits des États membres aboutit à faire dépendre le droit de l’Union de la qualification retenue au niveau national. L’exigence d’uniformité d’application du droit de l’Union s’en trouve ébranlée et le champ de la directive devient incertain. Pour l’avocat général, l’effet utile de l’article 87 TFUE est même largement réduit : « non seulement celui-ci ne pourrait pas être utilisé dès lors qu’une coopération policière contribue à un intérêt général relevant d’une politique sectorielle, mais en outre son application serait limitée aux infractions qui relèvent formellement du droit pénal de l’ensemble des États membres » (point 62 des conclusions).

Or, en l’absence d’indication expresse que la coopération policière ne concerne que la matière pénale, ne vaut-il pas mieux considérer que la coopération policière se rapporte à la coopération entre les autorités des États membres chargées de la prévention, de la détection et de la répression des infractions ? Autrement dit, n’est-il pas plus utile d’englober dans la coopération policière l’ensemble des infractions donnant lieu à des sanctions qui ont à la fois un caractère punitif et dissuasif, à l’instar de la conception que retient traditionnellement la Cour européenne des droits de l’Homme (arrêt du 21 février 1984, Öztürk c/ Allemagne, série A n° 73, §§ 53 à 56) ?

Rien n’indique en effet que les auteurs du TFUE aient entendu limiter le champ d’application de l’article 87 §2 aux infractions qui, en raison de leur gravité, relèvent du droit pénal des États membres et qu’ils aient voulu en exclure celles qui, en raison de leur caractère « mineur », relèvent de leur droit administratif. Une autre lecture de cette disposition a pour effet d’exclure tout un domaine de la délinquance, en l’occurrence la délinquance routière, du champ de la coopération en matière policière.

Certes, une approche formelle de ce qui relève de la matière pénale dans le cadre de l’ELSJ, telle que l’a retenue la CJUE, est pertinente lorsque l’Union décide d’établir des règles minimales relatives à la définition des infractions pénales et des sanctions, car l’harmonisation de la qualification formelle des infractions en tant qu’infractions  pénales est expressément requise.

Mais une approche fonctionnelle des infractions routières est nécessaire pour assurer l’efficacité et l’application uniforme des mécanismes de coopération relatifs à des infractions et à des sanctions dont la qualification n’a pas fait l’objet de mesures d’harmonisation au niveau de l’Union et qui relèvent, selon les systèmes juridiques des États membres, de leur droit administratif ou de leur droit pénal.

Telle est d’ailleurs l’interprétation que la Cour a  retenue en ce qui concerne la reconnaissance mutuelle des sanctions pécuniaires infligées en cas d’infraction routière. Cette reconnaissance n’est pas soumise à la condition que ces infractions relèvent formellement du droit pénal des États membres, la qualification des infractions par ces derniers n’étant pas déterminante (CJUE, 14 novembre 2013, Baláž, C-60/12, point 35). On ne peut que regretter que la coopération policière n’emprunte pas la même route que l’entraide judiciaire pénale…