Avis 2/13 : le mécanisme de codéfendeur à l’épreuve de l’autonomie du droit de l’Union européenne

par Rostane Mehdi, CERIC

Prévu à l’article 3 du projet d’accord sur l’adhésion de l’Union à la CEDH, le mécanisme de codéfendeur est au cœur d’une question incontournable dès lors qu’il s’agit d’identifier l’entité responsable d’une violation dommageable dans un contexte où les compétences de l’organisation et celles de ses membres s’intriquent constamment. Il est vrai que la situation de l’Union est ici singulière même si elle n’est ni propre au cas de l’adhésion à la CEDH ni totalement inédite au regard d’autres expériences internationales. Il en allait, sous cet aspect également, de la sauvegarde de l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union.

Cette exigence est décidément la pierre de touche qui éclaire le raisonnement tenu de bout en bout par la CJUE dans un avis qui s’inscrit parfaitement dans la ligne d’une jurisprudence consultative et contentieuse continue. 

1. L’articulation de la responsabilité de l’Union et de celle des Etats membres dans un contexte d’intrication des compétences

De manière générale, l’exécution du droit de l’Union dépend dans une large mesure de l’intervention encadrée mais incontournable des autorités nationales. Lorsque survient un dommage à l’occasion de sa mise en œuvre se pose immanquablement la question de savoir qui de l’Union ou de l’Etat membre impliqué doit être tenu pour responsable ? Cette responsabilité doit-elle être exclusive, solidaire ou subsidiaire ? Outre la fréquente technicité des litiges rencontrés, il faut constater le mutisme des dispositions du traité. En effet, nul article ne détermine clairement la nature des relations entre l’Union et ses Etats membres en matière de responsabilité.

L’article 340, alinéa 2, TFUE est empreint sur ce point d’une grande imprécision. Face à cette lacune, la Cour pouvait privilégier le renvoi automatique aux juges internes en arguant de son incompétence. Commode, cette solution exposait toutefois les justiciables à d’indésirables dénis de justice. La Cour pouvait reconnaître systématiquement sa compétence dès lors que le recours aurait un lien avec droit de l’Union. A l’évidence, cette option que l’on qualifiera d’attractive aurait présenté pour double inconvénient de déresponsabiliser les autorités nationales et de submerger le prétoire de Luxembourg. Naviguant en permanence entre ces deux tentations, la Cour a finalement mis à jour un  principe de délimitation fondamental des compétences : le critère d’imputabilité dont on sait combien il est en pratique particulièrement difficile à utiliser.

La question de l’articulation de la responsabilité de l’Union et de celles de ses Etats membres se pose également dans un cadre non plus interne mais international. Ceci est particulièrement vrai dans le cas des accords mixtes. L’Union et ses membres doivent ici assumer à l’égard des tiers l’exécution d’obligations conventionnelles dont la méconnaissance pourra être reprochée à l’une ou aux autres. Il est alors préférable d’appréhender l’Union et ses Etats membres comme un groupe, dont les composantes sont solidairement responsables, plutôt que d’attendre des autres parties contractantes qu’elles parviennent, en vue d’identifier le « bon défendeur », à maitriser les subtilités d’un système de répartition des compétences internes complexe et contingent. Ce système permet de ne pas subordonner l’engagement de la responsabilité à la solution préalable du problème de l’attribution de la violation d’une obligation.

Tel est, par exemple, l’objet de l’article 6 § 2 de l’annexe IX de la Convention de Montego bay en vertu duquel « Tout Etat Partie peut demander à une organisation internationale ou à ses Etats membres Parties à la Convention d’indiquer à qui incombe la responsabilité dans un cas particulier. L’organisation et les Etats membres concernés doivent communiquer ce renseignement. S’ils ne le font pas dans un délai raisonnable ou s’ils communiquent des renseignements contradictoires, ils sont tenus pour conjointement et solidairement responsables ».Toutefois, ce mécanisme n’a vocation à fonctionner que de manière subsidiaire, l’article 5 § 1 de la même annexe exigeant que l’instrument de confirmation formelle ou d’adhésion d’une organisation internationale contienne une déclaration spécifiant les matières dont traite la Convention pour lesquelles compétence lui a été transférée par ses Etats membres Parties à la Convention. Or, comme le relevait O. de Schutter, il paraissait difficilement concevable que pareille déclaration fût faite à la faveur de l’adhésion de l’Union à la CEDH tant sont divers les domaines dans lesquels celle-ci aurait été appelée à produire ses effets (« L’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme: feuille de route de la négociation », RTDH, 2010/83 , p. 535).

S’agissant enfin de l’hypothèse soumise en l’espèce à la Cour, l’Avocate générale Kokott s’est attachée à en souligner la « mixité inhabituelle ». En ce sens, elle notait que les affaires relevant de l’Union mettent fréquemment en jeu un « ensemble complexe d’actes et de compétences » tissant un écheveau parfois délicat à démêler. Si les règles de droit primaire ne peuvent être énoncées que par les États membres de l’Union, la conception du droit dérivé est en revanche l’apanage des institutions de celle-ci. L’exécution de ces règles incombe, selon les hypothèses, soit à l’Union elle-même soit, le plus souvent, aux instances nationales. Or, cette situation peut créer des difficultés lorsqu’il s’agit d’identifier « le bon défendeur » dans les procédures engagées devant la Cour EDH à propos du droit de l’Union.

2. La mise en place de « mécanismes nécessaires »

C’est précisément dans cette perspective que l’article 1er, sous b), du protocole n° 8 invite les négociateurs à instaurer les «mécanismes nécessaires» pour garantir que les recours formés par des Etats non membres et les recours individuels soient dirigés, selon les cas, correctement contre les Etats membres et/ou l’Union. Ces « mécanismes » devaient permettre à la Cour EDH d’exercer efficacement son contrôle dans les procédures de recours étatique ou individuel. Les règles d’imputation énoncées dans le projet d’accord visaient à faciliter la désignation du défendeur contre lequel particuliers ou parties à la CEDH devaient agir selon qu’ils entendaient dénoncer une violation de la Convention par le droit de l’Union ou une entorse se produisant lors de l’application de celui-ci.

A ce titre, l’Union n’aurait été finalement comptable que des actes, mesures ou omissions de ses institutions, organes, organismes ou agences, ou de personnes agissant au nom de ceux-ci (article 1er, paragraphe 3, première phrase, du projet d’accord), alors que seuls les États membres auraient eu répondre, en dernière analyse, des actes, mesures ou omissions imputables à leurs instances, même lorsque les violations seraient intervenues à la faveur de l’exécution du droit de l’Union (article 1er, paragraphe 4, première phrase, du projet d’accord).

Ces mécanismes devaient, par ailleurs, assurer l’Union et ses États membres de la possibilité de défendre effectivement le droit de l’Union contre d’éventuels griefs qui lui seraient faits de n’être pas conforme à la CEDH. Telle est évidemment la vocation du mécanisme de codéfense prévu à l’article 3 dont le paragraphe 1er modifie l’article 36 de la CEDH, en y ajoutant un paragraphe 4 prévoyant, d’une part, que l’Union ou un État membre peut devenir codéfendeur dans une procédure devant la Cour EDH (dans les circonstances prévues aux paragraphes 2 à 8 de l’article 3) et que, d’autre part, le codéfendeur est partie à l’affaire. En ce sens, l’article 3, paragraphe 2, du projet d’accord, dispose que l’Union devient partie à la cause en qualité de codéfenderesse lorsque le recours met en cause la compatibilité du droit de l’Union avec la CEDH notamment lorsque l’autorité nationale incriminée n’aurait pu éviter la violation alléguée qu’en manquant à une obligation lui incombant en vertu du droit de l’Union.

L’article 3, paragraphe 3, du projet d’accord, impose aux États membres d’intervenir en qualité de codéfendeur lorsque le recours vise à dénoncer une incompatibilité du droit primaire spécialement lorsque, pris dans les filets d’allégeances contradictoires, le défendeur n’aurait pu éviter la violation alléguée qu’en se dégageant d’une obligation découlant pour lui des traités. Comme le résumait très clairement l’Avocate général Kokott, « le défendeur est chaque fois celui à qui l’acte, la mesure ou l’omission incriminé est reproché alors que le rôle de codéfendeur est endossé par celui qui a le pouvoir de modifier, s’il échet, les dispositions du droit de l’Union dont découle cet acte, cette mesure ou cette omission: dans le cas du droit dérivé, il s’agit de l’Union elle-même et, dans le cas du droit primaire, des États membres de l’Union » (par. 216). 

3. Un dispositif incompatible avec les exigences de l’autonomie du droit de l’Union

Nous l’avons vu, les rédacteurs du protocole nº 8 avaient pressenti la difficulté en invitant instamment les négociateurs à prévoir des « mécanismes nécessaires ». Partant, c’est dans cet esprit qu’a été imaginé un dispositif permettant de faire face, au mieux de cette exigence, aux hypothèses dans lesquelles l’entremêlement des compétences conduirait à attraire devant la Cour EDH conjointement un Etat membre et l’Union. Ce mécanisme devait articuler une phase de contrôle externe de la constatation de la violation et une phase interne d’identification du foyer de celle-ci et d’attribution du fait illicite. Or, la Cour ne se laissera pas convaincre préférant pointer les défaillances (réelles) d’un système ne garantissant qu’imparfaitement la protection de l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union. L’impératif d’autonomie imposait que l’imputation de la violation donc, par extension, l’identification des compétences respectives de l’Union et de ses Etats membres, soit assurée conformément aux règles aménagées à cet effet par les traités et sous le contrôle (ultime) de la seule Cour de justice.

Tout d’abord, la CJUE rappelle que le statut de codéfendeur procède, selon les cas de figure, de l’acceptation par l’Union ou de ses Etats membres, soit d’une invitation de la Cour de Strasbourg soit d’une décision de cette dernière à la suite d’une demande de la partie contractante elle-même. La CJUE relève que l’invitation n’est pas contraignante, ce qui, du reste, n’est que la conséquence du fait que la requête initiale n’est pas introduite contre le codéfendeur potentiel et qu’aucune partie contractante ne pourrait être obligé à devenir une partie à une instance qui n’a pas été initialement dirigée contre elle. La Cour considère que l’Union et les Etats membres doivent rester libres d’apprécier si les conditions matérielles prévues pour la mise en œuvre du mécanisme de codéfendeur sont réunies (par. 220). Si le projet n’était pas reprochable sur ce point, il n’en allait pas de même s’agissant de l’hypothèse d’une demande formulée à cet effet par une partie contractante. Dans ce cas, la reconnaissance de la qualité de codéfendeur est subordonnée à l’évaluation par la Cour EDH de la «plausibilité » (terme qui laisse à penser que le contrôle exercé pourrait n’être que superficiel) des arguments développés par l’Union et ses Etats membres à l’appui de leur requête. Ce faisant, la Cour EDH serait inévitablement conduite à apprécier les règles du droit de l’Union régissant la distribution des compétences entre cette dernière et ses Etats membres ainsi que les critères devant guider l’opération d’imputation des actes ou omissions illicites.

Ensuite, l’article 3, paragraphe 7, organise un système de responsabilité conjointe des codéfendeurs. Or, cette disposition n’exclut pas qu’un Etat membre puisse être tenu pour responsable conjointement avec l’Union de la violation d’une disposition de la Convention à l’égard de laquelle il aurait pourtant émis une réserve. Le projet d’accord crée ainsi les conditions d’une situation qui se heurterait frontalement aux prescriptions de l’article 2, alinéa 2, du protocole nº 8. Rien, contrairement à ce que semblait considéré la Commission, dans les règles figurant à l’article 1er paragraphes 3 et 4 du projet d’accord ne permet d’écarter le risque d’une telle condamnation (concl. Kokott, par. 262 et s.). Par un effet d’engrenage, l’application de la responsabilité conjointe aurait pour conséquence d’élargir la responsabilité des Etats membres au-delà des obligations internationales auxquelles ils avaient souscrits.

Enfin, l’article 3 § 7 aménage une exception à la règle selon laquelle défendeur et codéfendeur sont conjointement responsables d’une violation constatée. La Cour EDH peut, la position du requérant entendue, décider de ne tenir pour responsable de la violation que le seul l’un d’entre eux. Une telle option romprait la solidarité dont l’Union et ses Etats membres ont voulu imposer le respect à leurs partenaires. La Cour EDH ne pourrait parvenir à cette conclusion qu’après avoir apprécié de sa propre autorité les modalités de répartition des compétences et donc d’attribution du fait illicite, entre l’Union et ses Etats membres. Une intrusion que ne suffirait pas atténuer l’obligation faite à la Cour de statuer sur le fondement des arguments présentés par le défendeur et le codéfendeur dont rien ne garantit, par ailleurs, qu’ils devraient présentés conjointement.

Du reste, la CJUE estime que l’accord entre le défendeur et le codéfendeur ne suffirait pas à revêtir la décision de son homologue de Strasbourg des atours de la conformité au droit de l’Union européenne. Autrement dit, cette délicate question ne peut être résolue que sous le « contrôle, le cas échéant, de la Cour à laquelle appartient la compétence exclusive pour s’assurer que l’accord entre le codéfendeur et le défendeur respecte lesdites règles » (par. 234). Toute autre solution reviendrait à accepter que la Cour EDH puisse se substituer à la CJUE pour régler une question relevant de la seule compétence de cette dernière. Une fois encore l’autonomie du droit de l’Union s’en trouverait sérieusement menacée.

4. Un nouvel avatar de la dualisation des rapports de système

La CJUE ne laisse manifestement aucune chance de rachat à ce dispositif. Il est condamné sans appel à défaut de la moindre réserve d’interprétation. Si ces faiblesses sont pointées à juste raison on ne peut manquer de considérer que la Cour en a probablement surestimé (volontairement) la réalité. Je ne peux m’empêcher de songer ici à ce qu’écrivait, en 2011, A. Tizzano, par ailleurs juge rapporteur de l’avis 2/13, sur les relations entre les deux cours. Il appelait, non sans une certaine sagesse, à ce que les deux juridictions procèdent à « a constant mutual accommodation », les invitant à rechercher des points de convergence « sans aucune prétention de monopole ou de priorités hiérarchiques ». Il ajoutait, il est vrai très lucidement, que se sont « plutôt les cours que les chartes qui comptent » (« Quelques réflexions sur les rapports entre les cours européennes dans la perspective de l’adhésion de l’Union à la Convention EDH », RTDE, 2011, nº 1, p. 9). Cette sentence résonne singulièrement à la lecture de l’avis 2/13. Alors même qu’il avait été pensé pour satisfaire aux exigences du protocole nº 8, le mécanisme de codéfendeur est rejeté moins pour les défaillances qui l’affligeraient qu’en raison du manque de confiance que la CJUE nourrit sans rémission à l’endroit d’une Cour EDH dont la légitimité reste décidemment sujette à caution.

Au-delà, l’avis 2/13 apparaît ainsi comme un nouvel avatar du processus de « dualisation » des rapports de système engagé depuis une vingtaine d’années par la Cour. L’Union est une entité résolument engagée sur la voie de la constitutionnalisation, logique qui ne peut elle-même rester sans conséquence sur le statut des sources externes de son droit. Le monisme qui semble être au fondement des relations que l’ordre juridique de l’Union entretient avec le droit international a très largement été tempéré par l’effet d’une jurisprudence contrôlant précautionneusement les modalités d’insertion et d’invocation des normes externes. Il y a là un mouvement de repli, une véritable « dualisation », que renforce une double évolution de l’ordre juridique de l’Union : sa constitutionnalisation et sa « fondamentalisation » subséquente.

Le souci constant d’assurer la sauvegarde d’une spécificité constitutive et d’une autonomie existentielle, conduit ici la Cour, dans d’autres circonstances la Commission (par ex. les positions de la Commission sur les projets d’articles de la CDI sur la responsabilité des organisations internationales, v. D. Müller, « L’Union européenne et responsabilité internationale », in M. Benlolo-Carabot, U. Candas, E. Cujo [dir.], Union européenne et droit international, Pedone, 2012, pp. 339 et s.), à concevoir les modalités d’articulation entre l’ordre juridique de l’Union et l’ordre juridique international à l’aune exclusive du droit interne de l’Union. Sous-tendue par la volonté de préserver l’intégrité d’un système de valeurs, cette position présente il est vrai un mérite incontestable si l’on part de cette prémisse et plus difficilement acceptable au regard des exigences de cohérence de l’ordre juridique international.