Lutte anti-blanchiment et lutte contre le terrorisme : de nouvelles propositions européennes

par Lisa Dumoulin, CDRE 

Le 5 février 2013, la Commission européenne a adopté deux propositions visant à renforcer les règles de l’Union Européenne relatives à la lutte contre le blanchiment de capitaux et contre le terrorisme : une proposition de Directive relative à « la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme » (COM (2013) 45) et une proposition de Règlement sur « les informations accompagnant les virements de fonds » (COM (2013) 44).

En pratique, ces propositions de texte viennent en substitution de textes plus anciens, relatifs aux mêmes problématiques. C’est ainsi que la proposition de Directive doit succéder à la troisième directive anti-blanchiment, entrée en vigueur en 2005, outre  intégrer et abroger la Directive du 1er août 2006 portant mesures de mise en œuvre de la Directive de 2005, par “souci d’accessibilité et d’intelligibilité du cadre juridique”. De même que le Règlement proposé doit lui-même succéder au Règlement du 26 octobre 2005 relatif aux contrôles de l’argent liquide entrant ou sortant de la Communauté.

Bien que la Commission européenne organise une conférence sur la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme – afin, justement, de discuter de ces nouvelles propositions de la Commission européenne – en date du 15 mars prochain, il n’est pas inutile de porter un regard immédiat – et non moins attentif – sur les propositions en question, pour en expliciter les ambitions et les apports.

Les objectifs des propositions 

A l’évidence, les deux propositions s’inscrivent dans le prolongement de la Stratégie de sécurité intérieure de l’Union Européenne, désignant parmi les cinq axes stratégiques de sécurité pour 2011-2114, de lutter contre le blanchiment de capitaux et de prévenir le terrorisme. C’est d’ailleurs aussi dans la droite ligne de cette stratégie que s’inscrivait déjà la proposition de Directive concernant le gel et la confiscation des produits du crime dans l’Union européenne, adoptée en mars 2012. Les propositions en cause doivent donc être lues et comprises à l’aune de cette Stratégie, et complétées par les autres textes également pris en application de cette dernière.

En ce qui concerne plus particulièrement la proposition de Directive,  la Commission européenne expose clairement que les mesures proposées ont pour principaux objectifs de renforcer le marché intérieur en réduisant la complexité des opérations transfrontières, de protéger la société de la criminalité et du terrorisme, de préserver la prospérité de l’Union européenne en permettant aux entreprises d’opérer dans un environnement efficient et de contribuer à la stabilité financière en protégeant la solidité, le bon fonctionnement et l’intégrité du système financier.

Quant à la proposition de Règlement, l’intention de la Commission est d’améliorer la traçabilité des paiements et à faire en sorte que le cadre de l’UE demeure totalement conforme aux normes internationales.

Dans les deux cas, il s’agit à la fois de tenir compte des recommandations du GAFI mises à jour en février 2012, – pour assurer une vraie concordance entre l’approche de l’UE et celle suivie au niveau international (outre la recherche d’une même concordance entre les règles en vigueur dans les différents Etats membres) – mais aussi, plus pragmatiquement, de tenter de tenir compte de la nature changeante du blanchiment des capitaux et du financement du terrorisme, pour adapter au mieux le cadre réglementaire à ces évolutions, et le rendre plus efficient à cet égard. Il est notable, dans cette perspective, que la proposition de Directive en cause fait suite à une étude sur l’application de la troisième Directive anti-blanchiment, commandée par la Commission en 2010, et ayant donné lieu à un rapport, rendu en avril 2012,  dans lequel les parties prenantes – autorités publiques, société civile, fédérations d’entreprises et entreprises actives dans les services financiers, le secteur des jeux d’argent et de hasard, des professions libérales, etc. – avaient largement soutenu la proposition d’alignement sur les normes révisées du GAFI, notamment celles relatives à l’amélioration de la transparence, à des obligations plus exigeantes vis-à-vis des personnes politiquement exposées, à l’élargissement du champ des infractions sous-jacentes au blanchiment de capitaux aux infractions fiscales pénales, à une approche fondée sur les risques renforcée pour mieux allouer les ressources dans les domaines qui présentent des risques plus élevés et à une coopération internationale plus efficace entre les Cellules de renseignement financiers.

 Le contenu des propositions

Il est double, prenant la forme d’une proposition de directive et d’une proposition de règlement.

1. La proposition de directive relative à « la prévention de l’utilisation du système financier aux fins de blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme »

De façon synthétique, la nouvelle Directive poursuit plusieurs objectifs, certains destinés à mettre l’Union à niveau par rapport aux prescriptions du GAFI, d’autres à dépasser ces prescriptions, et marquant la volonté de l’Union de créer un arsenal réglementaire efficient et le plus pragmatique possible, face aux fléaux (conjugués ou non) du blanchiment et du financement du terrorisme.

a. La nouvelle Directive tente d’abord de clarifier les règles et de les rendre plus cohérentes d’un Etat membre à l’autre.

D’abord, en prévoyant un dispositif clair d’identification des « bénéficiaires effectifs ». Les Etats membres devront en effet veiller à ce que les sociétés ou entités juridiques établies sur leur territoire obtiennent et détiennent des informations adéquates, exactes et actuelles sur leurs bénéficiaires effectifs (art. 29-1), et que ces informations soient accessibles en temps opportun aux autorités compétentes et aux entités soumises à obligations (art. 29 -2). Le cas des fiduciaires est particulièrement évoqué (art. 30-1), de même que « les autres types d’entités et constructions juridiques présentant une structure et une fonction similaire à celles des fiducies » (art. 30-4).

D’autre part, en rendant les obligations de vigilance à l’égard de la clientèle plus claires et plus transparentes, afin de disposer de procédures et de contrôles adéquats, garants d’une meilleure connaissance des clients et d’une meilleure compréhension de la nature de leurs activités. Il importe notamment de veiller à ce que les procédures simplifiées ne soient pas perçues, à tort, comme une exemption totale de toute obligation de vigilance. A cet égard, la proposition de directive, prévoit une approche “plus précise et plus ciblée”, fondée sur les risques, c’est-à-dire qu’il existerait des circonstances dans lesquelles des mesures renforcées de vigilance devraient être appliquées et d’autres dans lesquelles des mesures simplifiées pourraient convenir. La directive révisée abandonnerait ainsi “l’application d’exemptions par situation”. En pratique, l’Autorité bancaire européenne (ABE), l’Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles (AEAPP) et l’Autorité européenne des marchés financiers, seraient chargées d’émettre un avis sur les risques touchant le secteur financier. Parallèlement, chaque Etat membre serait contraint de procéder à une évaluation des risques au niveau national et de prendre des mesures pour les atténuer. Il les partagerait avec ces trois Autorités, les autres États membres et la Commission.

La directive propose également une “liste non exhaustive” des variables de risque que les entités soumises à obligations de contrôle prendraient en considération pour savoir si elles doivent déclencher des mesures de vigilance. Elles consistent dans : l’objet d’un compte ou d’une relation, le niveau d’actifs déposés par un client ou le volume des transactions effectuées; la régularité ou la durée de la relation d’affaires. Les risques seraient par exemple considérés comme moins élevés quand le client est une société cotée sur un marché boursier et soumise à des obligations d’information, une administration ou entreprise publique ou un client résidant dans des zones géographiques à risque moins élevé. Elles sont également  moins élevés quand les produits faisant l’objet de la transaction sont, par exemple, un contrat d’assurance vie dont la prime est faible, des produits ou services financiers qui fournissent des services limités et définis de façon pertinente à certains types de clients ; quand les facteurs de risque géographique sont moins élevés ou que la transaction vient d’autres États membres de l’UE et de pays tiers qui disposent de systèmes efficaces de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Ils seraient au contraire plus élevés en cas de relation d’affaires se déroulant dans des circonstances inhabituelles, de personnes morales ou constructions juridiques qui sont des structures de détention d’actifs personnels, de sociétés dont le capital est détenu par des actionnaires apparents ou représenté par des actions au porteur, des sociétés dont la structure de propriété “paraît inhabituelle ou exagérément complexe” au regard de la nature de ses activités. Ils seraient aussi plus élevés quand les produits faisant l’objet de la transaction,  quand il s’agit de banque privée; de produits ou transactions susceptibles de favoriser l’anonymat, de relations d’affaires ou transactions qui n’impliquent pas la présence physique des parties.

Ensuite, en étendant les dispositions relatives aux personnes politiquement exposées (c’est-à-dire aux personnes auxquelles un risque plus élevé est attaché du fait de la position politique qu’elles occupent) aux personnes politiquement exposées dites « nationales » (c’est-à-dire résidant dans un Etat membre de l’UE) et non plus seulement étrangères, ainsi qu’aux personnes politiquement exposées travaillant pour une organisation internationale (art. 18 et 19). Sont notamment concernés les chefs d’Etat, les membres de  gouvernements, les parlementaires et les juges des cours suprêmes, pour lesquelles les entités soumises à vigilance doivent disposer de procédures adéquates fondées sur les risques pour déterminer si le client ou le bénéficiaire effectif du client relève de cette catégorie, et le cas échéant, en cas de relations d’affaire à risque plus élevé, lui appliquer des mesures comme l’autorisation par la hiérarchie de nouer ou maintenait une telle relation d’affaire, le nécessaire établissement de l’origine du patrimoine et des fonds impliqués dans la relation d’affaire ou la transaction, la mise en place d’un suivi renforcé continu de la relation d’affaire.

Enfin, en instaurant de nouvelles règles précisant que les filiales et succursales établies dans un autre État membre que le siège appliquent les règles anti-blanchiment de l’État membre d’accueil (art 45-4). Ces règles sont complétées par celles prescrivant que les Etats membres doivent veiller à ce que les autorités de l’Etat membre dans lequel la succursale ou filiale est établie coopèrent avec les autorités de l’Etat membre dans lequel se trouve le siège de l’entité soumise à obligations, afin d’assurer une surveillance efficace du respect des exigences de la Directive (art. 45-5).

b. La nouvelle Directive tente ensuite détendre son champ d’application à des nouvelles menaces et sources de vulnérabilité.

La proposition promet ainsi l’extension du champ de la Directive à de nouveaux secteurs. C’est ainsi que le secteur des jeux d’argent et de hasard, dont ceux en ligne, sont désormais visés, conformément à la Directive 2000/31 du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information et notamment du commerce électronique dans le marché intérieur (alors que seuls les casinos relevaient de l’ancienne Directive) ; les prestataires relevant de ce secteur auront dès lors l’obligation d’appliquer des mesures de vigilance à l’égard de leur clientèle pour toute transaction d’au moins 2000 euros (considérant n° 13, art. 2-1-3-f et art. 10-d). De même, les membres des professions juridiques devraient être soumis aux dispositions de la Directive lorsqu’ils participent à des transactions de nature financière ou pour le compte de sociétés, de surcroît lorsqu’ils font du conseil fiscal, “car c’est là que le risque de détournement de leurs services à des fins de blanchiment des produits du crime ou de financement du terrorisme est le plus élevé.”

D’autre part, et suivant cette dernière perspective, une référence explicite est faite aux infractions fiscales pénales. Est en effet désormais considéré comme une activité criminelle, tout type de participation à la réalisation d’infractions graves, dont les infractions fiscales pénales (art. 3-4-f) « liées aux impôts directs et indirects, punies d’une peine privative de liberté ou d’une mesure de sûreté d’une durée maximale supérieure à un an, ou, dans les Etats dont le système juridique prévoit un seuil minimal pour les infractions, toutes les infractions punies d’une peine privative de liberté ou d’une mesure de sûreté d’une durée minimale supérieure à 6 mois ». Les instituts financiers de l’UE devraient en conséquence aussi déclarer les transactions de gains, venant d’un délit fiscal. Cela inclut aussi les transactions avec des pays tiers, comme les paradis fiscaux.

c. La nouvelle Directive cherche aussi à promouvoir des normes élevées en matière de lutte contre le blanchiment des capitaux

La proposition tient compte du fait que, selon les observations des Etats membres, dans le secteur du négoce de biens ou de la fourniture de services, le seuil d’exercice de la vigilance en cas de paiement en espèces ayant été placé relativement haut – 15000 euros – par les anciens textes, les négociants sont utilisés à des fins de blanchiment de capitaux. En réaction, la proposition de Directive prévoit ainsi un abaissement du seuil d’exercice de l’obligation de vigilance à 7500 euros (art. 10 – c), précision étant faite que les États membres sont libres de décider de baisser plus encore ce seuil à partir duquel un vendeur/prestataire de service devra savoir d’où vient l’argent de son client. Dans ce nouveau contexte, les professionnels concernés seront désormais assujettis à l’obligation d’appliquer des mesures de vigilance à l’égard de la clientèle, de conserver des documents, de disposer de mécanismes de contrôle interne et de déclarer des transactions suspectes (V° point 5 « informations supplémentaires » (a)).

La nouvelle Directive vise aussi à renforcer la coopération entre les CRF qui ont pour mission de réceptionner, d’analyser et de communiquer aux autorités compétentes les déclarations d’éventuels soupçons de blanchiment des capitaux ou de financement de terrorisme. Il est clairement prévu, dans le nouveau texte que les Etats membres veillent à ce que (art. 49) la coopération entre leurs CRF soit aussi grande que possible, que ces dernières soient des autorités administratives, répressives, judiciaires ou hybrides, et  (art. 50-1et 2) à ce que les CRF échangent, spontanément ou sur demande, toutes les informations susceptibles d’être utiles au traitement ou à l’analyse d’informations ou aux enquêtes effectuées par le CRF au sujet de transactions financières liées au blanchiment de capitaux ou au financement du terrorisme et au sujet d’une personne physique ou morale en cause. Il est cependant précisé que (art. 50-3) une CRF peut refuser de divulguer des informations si cela est susceptible d’entraver une enquête pénale menée dans l’Etat membre sollicité ou si la divulgation de ces informations entrainait des effets manifestement disproportionnés par rapport aux intérêts légitimes d’une personne ou de l’Etat membre concerné ou serait sans objet au regard des finalités pour lesquelles ces informations ont été recueillies.

La nouvelle Directive prévoit enfin d’accroître les pouvoirs de sanction des autorités compétentes, en instaurant notamment un minimum de règles fondées sur des principes pour renforcer les sanctions administratives possibles et l’obligation, pour les autorités compétentes, de coordonner leur action dans les affaires transfrontières.  La Directive révisée, pragmatique et rigoriste,  prévoit ainsi un ensemble de sanctions, qui devraient exister dans tous les États membres pour les cas de violation systématique des exigences de la directive (vigilance à l’égard de la clientèle, conservation des documents, déclaration des transactions suspectes et contrôles internes). Celles-ci iraient crescendo, de l’interdiction temporaire, pour tout membre de l’organe de direction de l’entité soumise à obligations qui est tenu pour responsable, d’exercer des fonctions dans des établissements ; des sanctions administratives pécuniaires à concurrence de 10 % de son chiffre d’affaires annuel total sur l’exercice précédent pour le cas d’une personne morale ; dans le cas d’une personne physique, des sanctions administratives pécuniaires d’un montant maximal de 5 millions d’euros ; jusqu’à des sanctions administratives pécuniaires atteignant au maximum deux fois le montant des gains obtenus ou des pertes évitées du fait de l’infraction.

2. La proposition de règlement sur  « les informations accompagnant les virements de fonds »

Conformément à la nouvelle recommandation n° 16 du GAFI (« Virements électroniques »), et à sa note interprétative, le Règlement tend à combler les lacunes de l’actuel système européen telles qu’identifiées en matière de transparence. L’intention est ainsi clairement d’améliorer la traçabilité en imposant certaines règles.

La première est d’exiger l’inclusion d’informations (art. 4) sur le donneur d’ordre (nom, numéro de compte ou identifiant de transaction unique, adresse, numéro national d’identité ou d’identification, ou date et lieu de naissance) et sur le bénéficiaire (idem), précision étant faite qu’avant de virer les fonds, le prestataire de services de paiement du donneur d’ordre doit vérifier l’exactitude des informations en cause sur la base de documents, données ou renseignement obtenus d’une source fiable (art.4-3), sauf à ce que le montant du virement soit inférieur à 1000 euros et ne parait pas lié à d’autres virements de fonds tels que la somme de ces virements et du virement en question dépasse les 1000 euros (art.4-5).

La seconde est d’inclure dans le champ du Règlement les cartes de crédit ou de débit, les téléphones portables et tout autre appareil numérique ou informatique dès lors qu’ils sont utilisés pour un virement entre particuliers, mention étant faite que les virements hors UE de moins de 1000 euros font l’objet d’un régime simplifié, prévoyant la transmission sans vérification des informations relatives au donneur d’ordre et au bénéficiaire (considérant 9).

La troisième concerne les obligations du prestataire de services de paiement du bénéficiaire : il convient en effet d’imposer la vérification de l’identité du bénéficiaire (s’il n’a pas été identifié auparavant) pour les paiements provenant de l’extérieur de l’Union d’un montant supérieur à 1000 euros, et imposer au prestataire de services de paiement intermédiaire la mise en place de procédures fondées sur les risques pour déterminer quand exécuter, rejeter ou suspendre un virement qui n’est pas accompagné des informations requises et pour décider des mesures de suivi à prendre.

En ce qui concerne la protection des données, le Règlement propose d’aligner les obligations de conservation des données sur les normes GAFI, telles que reprises dans le projet de Directive.

Enfin, en ce qui concerne les sanctions, il propose non seulement un renforcement des pouvoirs de sanction des autorités compétentes, mais aussi d’imposer la coordination des mesures prises à l’égard des virements transfrontières,  d’exiger la publication des sanctions infligées pour infraction, et de mettre en place des mécanismes efficaces pour encourager le signalement des infractions aux dispositions du Règlement.