La Cour de cassation et la responsabilité de l’Etat du fait des décisions de justice : une nouvelle illustration des faiblesses de la subsidiarité juridictionnelle

Pour la première fois, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation s’est prononcée par un arrêt SNC Lactalis Ingrédients du 18 novembre 2016 (req. n° 15-21.438) sur l’application dans l’ordre judiciaire français de la jurisprudence Köbler (CJUE, 30 septembre 2003, Aff. C‑224/01). On rappellera qu’en vertu de cette jurisprudence, la Cour de justice de l’Union européenne considère que les « États membres sont obligés de réparer les dommages causés aux particuliers par les violations du droit communautaire qui leur sont imputables […] lorsque la violation en cause découle d’une décision d’une juridiction statuant en dernier ressort, dès lors que la règle de droit communautaire violée a pour objet de conférer des droits aux particuliers, que la violation est suffisamment caractérisée et qu’il existe un lien de causalité direct entre cette violation et le préjudice subi par les personnes lésées » (arrêt Köbler, pt. 30 et 59).

Malgré la force de ce principe « inhérent au système des traités » (v. not. en ce sens, CJUE, 28 juillet 2016, Tomášová, Aff. C-168/15, pt. 18 et 19), la plus haute juridiction judiciaire française s’est cependant montrée réfractaire à sa mise en œuvre. A lumière des analyses du procureur général et du conseiller rapporteur, il semble en effet que les magistrats soient restés réservés à l’égard de l’hypothèse d’une responsabilité de l’Etat en cas de violation du droit de l’Union par le contenu d’une décision de justice (une telle responsabilité n’ayant jusqu’alors été retenue qu’à raison d’une circulaire du Garde des Sceaux donnant des instructions au parquet manifestement incompatibles avec un arrêt en manquement rendu par la Cour de justice : C. Cass., com., 21 février 1995, United Distillers France, John Walker & sons Ltd).

Aux communautaristes qui pouvaient penser qu’en matière de contentieux indemnitaire les choses étaient désormais bien établies par la jurisprudence européenne, et bien admises par le juge interne, cet arrêt constitue un démenti sérieux. Il ne s’agit certes pas du premier avertissement des faiblesses de la subsidiarité juridictionnelle, mais l’arrêt SNC Lactalis Ingrédients constitue une nouvelle illustration de l’ambigu rôle des juridictions nationales suprêmes dans le « procès européen ».

A l’origine de l’affaire se trouve une triviale question de droits de douane. Pour bénéficier d’aides communautaires à l’importation, une coopérative agricole avait déclaré importer en 1987 et 1988 des pois de Grande-Bretagne et des Pays-Bas sous la catégorie tarifaire « autres que ceux destinés à l’ensemencement ». Après enquête, la direction générale des douanes a toutefois considéré que certains des pois venaient en réalité de Hongrie et qu’ils avaient été utilisés pour l’ensemencement. Le dirigeant de la coopérative – au droit duquel est venue la société Lactalis Ingrédients après le rachat de la coopérative – a par conséquent été poursuivi pour déclaration d’origine inexacte et fausse déclaration. Au terme d’une longue procédure judiciaire durant laquelle l’affaire fut par deux fois renvoyée devant le juge du fond, sa condamnation a été confirmée par la chambre criminelle de la Cour de cassation (C. Cass, crim., 18 octobre 2000, req. n° 99-84.320 ; 5 février 2003, req. n° 01-88.747 [second renvoi uniquement motivé par des questions de procédure] et 19 septembre 2007, req. n° 06-85.899). A cette fin, elle a écarté dès le 18 octobre 2000 l’argument tiré du principe de l’application rétroactive de la peine plus légère. Elle tranchait ainsi une question essentielle pour la résolution de l’affaire.

En effet, alors que l’article 111 de la loi du 17 juillet 1992 (transposant diverses directives relatives à l’union douanière) déclarait le code des douanes inapplicable à l’entrée sur le territoire national de marchandises communautaires, l’article précédent disposait pour sa part que ces dispositions « ne font pas obstacle à la poursuite des infractions douanières commises avant son entrée en vigueur sur le fondement des dispositions législatives antérieures ». Contrairement aux juridictions qui s’étaient prononcées avant le premier renvoi, la juridiction supérieure a donc retenu que « la modification apportée par la loi du 17 juillet 1992 n’a eu d’incidence que sur les modalités de contrôle du respect des conditions de l’octroi de l’aide [en raison de la suppression des obligations de déclarations] et non sur l’existence de l’infraction ou la gravité des sanctions ». En conséquence, elle a jugé que la loi ne pouvait violer un principe de rétroactivité in mitius du droit pénal qui ne trouvait à s’appliquer, alors que les juges saisis antérieurement avaient interprété cet article 111, au regard de ce principe, comme n’autorisant la poursuite que des seules actions judiciaires déjà introduites avant l’entrée en vigueur de la loi.

L’analyse retenue par la juridiction suprême française a cependant été contestée par le requérant devant le Comité des droits de l’homme des Nations unies. Dans une décision du 21 octobre 2010, cette instance a identifié une violation de l’article 15-1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, au motif que cette disposition qui « vise le principe de rétroactivité d’une loi prévoyant une peine plus légère […] doit être entendue comme visant a fortiori une loi prévoyant une suppression de peine pour un acte qui ne constitue plus une infraction ».

La procédure qui nous intéresse ici résulte de l’assignation subséquente de l’Agent judiciaire de l’Etat par le président de la coopérative devant le TGI, pour réparation de la faute lourde constituée par la violation du principe de rétroactivité précité constatée par le Comité. Dans un arrêt infirmatif d’un jugement de première instance, la Cour d’appel de Paris a retenu le 6 mai 2015 que la violation par la Cour de cassation du droit communautaire et du Pacte civil était de nature à constituer une faute lourde au sens de l’article L 141-1 Code de l’organisation judiciaire. La motivation adoptée mérite d’être rapportée ici, puisque comme le note le conseiller rapporteur Olivier Echappé, « c’est la première fois qu’une cour d’appel vient dire, d’une manière dépourvue de toute équivoque, que la Cour de cassation […] a commis une erreur de droit ». Le juge d’appel estime à cet égard que la juridiction suprême a « délibérément fait le choix de ne pas appliquer le principe communautaire, en recourant à une motivation dont elle n’ignorait pas qu’elle n’était ni pertinente, ni adaptée » (v. spé. p. 7-8/11).

L’Agent judiciaire s’étant pourvu en cassation, il revenait à la Cour de cassation de se prononcer sur la question de savoir, d’une part, si la juridiction d’appel a violé l’article L. 141-1 du Code de l’organisation judiciaire subordonnant l’engagement de la responsabilité de l’Etat du fait du service public de la justice à une faute lourde, et, d’autre part, si la décision de la chambre criminelle peut être considérée comme une « erreur délibérée ou inexcusable » constitutive d’une violation manifeste du droit de l’Union.

Si la juridiction suprême ne semble pas interpréter autrement que la Cour d’appel les conditions d’engagement de la responsabilité de l’Etat, elle casse et annule l’arrêt déféré au motif qu’il ne pouvait y avoir en l’espèce de violation du droit de l’Union, dès lors « qu’il ne résulte d’aucun texte ou principe général du droit de l’Union européenne, ni d’une jurisprudence bien établie de la Cour de justice de l’Union européenne que le principe de l’application rétroactive de la peine plus légère fait obstacle à ce que soient poursuivies et sanctionnées les fausses déclarations en douane ayant pour but ou pour effet d’obtenir un avantage quelconque attaché à des importations intracommunautaires commises antérieurement à la mise en place du marché unique ».

La motivation retenue est de nature à interroger la réalité du dialogue juridictionnel au sein de l’Union européenne. Alors que la Cour de cassation fait de longue date figure de bon élève en la matière (C. Cass., chbre mixte, 24 mai 1975, Société des cafés Jacques Vabre, req. n° 73‑13556 ; C. Cass., QPC, 16 avril 2010, Aziz Melki et Sélim Abdeli, req. n° 10-40001 et n° 10‑40002), la décision rendue le 18 novembre interpelle. On peut s’étonner, en premier lieu, de la manière dont le juge interne reçoit la jurisprudence de la Cour de justice s’agissant des conditions de mise en œuvre de sa responsabilité. Derrière l’application des principes tirés de la décision Köbler, il paraît faire la sourde oreille face aux exigences précises qui devraient s’imposer à lui dans son office de juge de droit commun de l’Union européenne (I). Plus encore que les conditions de l’engagement, ce sont peut-être les conséquences de l’engagement de la responsabilité de l’Etat du fait du service public de la justice qui paraissent avoir déterminé l’approche de la Cour de cassation. En se plaçant en dehors du cadre exact de cet office communautaire, elle paraît avoir voulu préserver sa qualité de juridiction suprême (II).

1. Les conditions de l’engagement de la responsabilité de l’Etat du fait de la fonction juridictionnelle : la violation manifeste et le dialogue de sourds

L’affaire SNC Lactalis Ingrédients illustre en deux points distincts la faculté des juridictions à se revendiquer de la petite musique du « dialogue des juges » sans en jouer parfaitement la partition. Tout d’abord, la Cour de cassation se prévaut d’une fonction d’interprète authentique qui ne lui revient pas en propre dans le champ du droit de l’Union. Ainsi, malgré l’existence d’une incertitude quant à l’interprétation du principe européen de rétroactivité de la loi pénale plus douce, la juridiction interne évite l’exercice d’un recours préjudiciel en s’appuyant sur la clarté de l’interprétation du principe consacré par le droit interne. Se faisant, elle laisse dans l’ombre l’enjeu véritable du débat : l’établissement d’une violation du droit de l’Union (A). L’amaurose du juge judiciaire se prolonge ensuite sur un second plan, tenant cette fois-ci aux caractéristiques que devrait revêtir la faute supposément imputable à la juridiction suprême. Derrière l’apparente application des solutions dégagées par la jurisprudence européenne, elle s’octroie dans leujr mise en œuvre des conditions d’engagement de sa responsabilité, et plus particulièrement dans l’assimilation opérée entre la « violation manifeste » et la « faute lourde », des largesses susceptibles de dépasser ce qu’implique aux yeux de la Cour de justice la spécificité de la fonction juridictionnelle (B).

A. L’absence de renvoi en présence de difficultés d’interprétation : de l’utilité du clair-obscur

La motivation retenue à l’appui du rejet de la demande indemnitaire est à l’image des tableaux des maîtres hollandais du XVIIème siècle où l’ombre cohabite avec la plus grande clarté. La Cour de cassation semble, en effet, passer dans l’ombre le débat sur la violation de l’obligation de renvoi face à l’interprétation nécessaire du principe communautaire de rétroactivité in mitius, en y opposant la clarté de la loi française. Les motifs de l’annulation prononcée appellent en conséquence deux séries de remarques. Les premières touchent à l’interprétation par la Cour de cassation du principe de rétroactivité in mitius consacré en droit interne. Les secondes sont relatives à la conformité de cette interprétation avec la conception adoptée par la Cour de justice de l’Union, que seul l’exercice d’un renvoi préjudiciel aurait permis d’assurer.

    1. Principe ancien (que l’on retrouve dans le code de procédure criminelle des 25 septembre et 6 janvier 1791 et qui selon Paul Roubier remonte même à la coutume du XIVème siècle), reconnu aussi bien par le droit constitutionnel sur le fondement du principe de la nécessité des peines consacré par l’article 8 de la DDHC (CC, 19 et 20 janvier 1981, req. n° 80-127 DC, pt. 76) que par le droit pénal (article 112-1, al. 3 du code pénal), la rétroactivité des lois pénales plus douces bénéficie également d’une protection au niveau européen et international (CJCE, 3 mai 2005, Berlusconi, Aff. C‑387/002, pt. 69 ; CEDH, grde chbre, 17 sept. 2009, Scoppola c. Italie, req. n° 10249/03). Malgré une reconnaissance unanime, force est de constater que l’identification de son contenu et de son régime fait cependant encore débat (v. J. Petit, « La rétroactivité in mitius », AJDA, 2014, p. 486).

Ainsi pour le droit français, la rétroactivité ne s’impose pas nécessairement lorsque le législateur y a expressément dérogé (C. Cass, crim., 3 février 1986, req. n° 85-93.250), au motif par exemple que la « répression antérieure plus sévère était inhérente aux règles auxquelles la loi nouvelle s’est substituée » (CC, 3 décembre 2010, Jean-Marc P. e.a., req. n° 2010-74 QPC, pt. 4 : à propos de la législation sur la vente à perte). C’est l’intention du législateur qui s’avère déterminante pour le juge français : l’application rétroactive de la loi nouvelle est en ce sens conditionnée au fait que l’incrimination ou la sanction antérieure soit désormais jugée inutile ou excessive, c’est-à-dire au fait que les nouvelles dispositions traduisent un changement de politique criminelle et non une simple adaptation législative.

Par ailleurs, contrairement à l’hypothèse d’un abaissement de la gravité des sanctions prévues par la loi pénale, l’abrogation d’une sanction ne présente pas nécessairement le caractère d’une loi pénale plus douce pour les juridictions françaises (CE, sect., 16 juillet 2010, Colomb, req. n° 294239, Lebon 298 ; mais en faveur de la rétroactivité et de l’absence de base légale : C. Cass, crim., 20 octobre 1986, req. n° 85-90219 ; C. Cass, crim., 8 juin 2010, req. n° 09‑86626). En matière de contentieux disciplinaire, le Conseil d’Etat juge ainsi qu’il convient normalement d’appliquer les dispositions en vigueur au moment des faits, même s’il lui arrive aussi de prononcer une décharge lorsque les dispositions sanctionnant un comportement ont été abrogées et remplacées par un dispositif différent (CE, 23 avril 2008, Sté Bisico France, req. n° 308865, Rec. 170).

En définitive, même en se limitant au contentieux judiciaire, les jurisprudences relatives au principe de rétroactivité in mitius offrent un corpus de solutions assez difficiles à systématiser dans la mesure où elles s’appuient sur l’intention supposée du législateur. La doctrine pénaliste en dégage toutefois deux enseignements. Selon une première directive, il résulte des arrêts de la Cour de cassation que, d’une part, le principe s’applique nécessairement dans l’hypothèse de la réduction de la sanction prévue par la loi, mais que, d’autre part, ce principe ne s’applique pas a fortiori dans les cas où la loi supprime l’infraction, réduit son champ d’application, ou abroge simplement les règles prises pour son application sans supprimer le support légal de l’incrimination. La juridiction semble ainsi s’écarter de la position adoptée par les instances supranationales, qui ne font pas le distinguo entre les différentes formes de mansuétude de l’autorité pénale. Contrairement à ce qu’elle avait retenu à propos de l’article 15-1 du Pacte international sur les droits civils et politiques (C. Cass., crim., 6 octobre 2004, req. n° 03‑84.827), le Comité n’opère en effet aucune distinction entre la sanction et l’incrimination. Selon une seconde directive, il convient de retenir pour les lois de nature ou de portée économique une approche restrictive. Ainsi, la loi nouvelle plus douce « de nature économique » ne devrait s’appliquer immédiatement aux faits commis antérieurement et non définitivement jugés qu’« en l’absence de dispositions contraires expresses » (v. à propos du droit douanier, C. Cass, crim. 4 janvier 1988, Bull. crim. n° 4, et C. Cass., crim., 25 janvier 1988, JCP G, 1989. II. 21174).

Si en principe la loi nouvelle supprimant une infraction douanière prive donc de base légale les poursuites engagées postérieurement à son entrée en vigueur, le législateur peut adopter la solution inverse en assurant la survie de la loi antérieure en raison de sa nature économique. C’est bien ce choix que traduit l’article 110 de la loi à l’origine du débat contentieux, en prévoyant explicitement une dérogation au principe de rétroactivité in mitius. L’affaire SNC Lactalis Ingrédients prolonge ainsi, malgré les critiques dont elle a fait l’objet, une solution constante adoptée par la juridiction suprême dans les litiges suscités par la circulation de marchandises et l’application de la loi du 17 juillet 1992 (v. not. en ce sens, C. Cass., crim., 6 février 1997, req. n° 94.84-670 ; C. Cass., crim., 20 mars 1997, Bull. crim. n° 116)

En conséquence, du point de vue des règles de droit interne, la position de la Cour de cassation paraît difficilement contestable. Mais cette question doit être distinguée de celle de la conventionnalité de l’interprétation française du principe de rétroactivité in mitius, qui est évidemment déterminante dans le contentieux de la responsabilité de l’Etat du fait la violation du droit de l’Union.

    2. La constance dont fait preuve la juridiction suprême dans l’application du principe de rétroactivité in mitius ne saurait éluder le fait de sa subordination au principe de primauté. Si le législateur a en vertu du droit interne le loisir d’écarter l’application rétroactive de la loi nouvelle plus douce, ce n’est qu’à la condition que ce choix reste conforme aux règles internationales et européennes qui s’imposent à lui. Ainsi en a-t-il été jugé par la Cour de cassation elle-même en matière de droit douanier, dans un arrêt relatif à la suppression des restrictions à l’importation du saumon des îles Féroé induite par une décision du comité mixte CE Danemark-îles Féroé (C. Cass., crim., 29 mars 2000, JCP E 2000, p.1065).

La juridiction française était donc invitée à s’interroger à nouveau, dans le cadre cette fois-ci du recours en responsabilité de la société SNC Lactalis Ingrédients, sur la compatibilité entre l’interprétation retenue des articles 110 et 111 de la loi du 17 juillet 1992 et les dispositions pertinentes du droit de l’Union. Dans son avis complémentaire, Monsieur Jean-Claude Marin s’appuie sur une décision préjudicielle de la Cour de justice du 6 octobre 2016 (CJUE, 6 octobre 2016, Procédure pénale c. Gianpaolo Paoletti e.a, Aff. C-218/15) pour étayer l’absence de toute violation lors de la procédure ayant abouti à la condamnation de la requérante. Cette observation du procureur général appelle toutefois deux observations.

Tout d’abord, si l’on doit se féliciter du fait que la position adoptée par la Cour de cassation semble être, selon l’analyse du procureur général, compatible avec celle retenue par la juridiction européenne, on ne peut s’empêcher de noter qu’en l’occurrence le juge a quo italien avait pour sa part estimé qu’un renvoi en interprétation s’imposait pour déterminer le sens du principe de rétroactivité de la loi pénale plus douce consacré par le droit de l’Union. En conséquence, on doit donc considérer comme avérée l’existence d’une divergence entre les juridictions nationales sur l’applicabilité de la théorie de l’acte clair, et c’est donc dans cette perspective qu’il faut regarder l’absence de renvoi préjudiciel lors de la procédure au fond.

Si le juge interne n’est pas lié par l’adoption d’une solution divergente, quant à l’interprétation adéquate de la norme européenne ou à l’existence d’une obligation de renvoi, lorsqu’elle est le fait d’une juridiction subordonnée (CJUE, 9 septembre 2015, X. c. Inspecteur van Rijksbelastingdienst, aff. C-72/14, et T.A. van Dijk c. Staatssecretaris van Financiën, Aff. C‑197/14), il faut se demander s’il en va de même lorsque la divergence vient de la position adoptée par la juridiction suprême d’un autre Etat membre ? En effet, dans cette hypothèse le manque de diligence d’une juridiction suprême est certainement de nature à mettre en cause l’unité du droit de l’Union.

En l’espèce, au regard des critiques doctrinales répétées que signale le juge rapporteur, et de l’existence d’une procédure préjudicielle pendante, la Cour de cassation n’aurait-elle pas dû chercher confirmation par loi voie préjudicielle du caractère conventionnel de sa compréhension du principe de rétroactivité in mitius par elle retenue ? Comme l’a rappelé encore récemment l’avocat général Yves Bot, « le non-respect par les juridictions nationales dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne de leur obligation de renvoi conduit à priver la Cour de la mission fondamentale qui lui est assignée par l’article 19, paragraphe 1, premier alinéa, TUE, qui est d’assurer “le respect du droit dans l’interprétation et l’application des traités” » (Y. Bot, Conclusions sur l’arrêt Ferreira Da Silva e Brito e.a., préc., pt. 102).

Du point de vue des exigences de la coopération juridictionnelle, la découverte a posteriori d’une compatibilité dans les interprétations retenues par les juridictions concernées n’est pas de nature à sauvegarder de toute critique le raisonnement initial de la juridiction française. On sait qu’une juridiction statuant en dernier ressort est en principe tenue de soulever une question préjudicielle en interprétation, à moins qu’elle ne puisse invoquer l’une des causes d’exemption reconnues par la jurisprudence communautaire. Si à ce titre le renvoi n’est pas obligatoire dès lors que le juge interne peut invoquer la théorie de l’acte clair ou encore celle de l’acte éclairé, leur utilisation ne semble pas avoir fait l’objet d’une quelconque discussion au cours de la procédure pénale. Or, comme nous venons de l’évoquer, l’applicabilité de l’une de ces causes de dérogation à l’obligation de renvoi était, en l’espèce, incertaine. En conséquence, on peut penser que l’absence de débat sur l’obligation de renvoi dans l’arrêt du 18 novembre 2016, dont les motifs s’attachent encore une fois seulement à l’interprétation du droit matériel, est doublement regrettable au regard des obligations procédurales du juge national en sa qualité de juge de droit commun du droit de l’Union. L’affirmation selon laquelle il n’existe pas de « jurisprudence bien établie de la Cour de justice » sur l’application du principe de non-rétroactivité, utilisée pour justifier l’absence de toute violation sur le fond du droit, sonne à cet égard comme une confession involontaire.

Ensuite, s’agissant justement de la question au fond, on notera qu’il n’est pas certain que la décision rendue par la Cour de justice le 6 octobre 2016 confirme effectivement la solution adoptée par la juridiction judiciaire suprême. Comme le précise le juge de l’Union, l’« application de la loi pénale plus favorable implique nécessairement une succession de lois dans le temps et repose sur la constatation que le législateur a changé d’avis soit sur la qualification pénale des faits soit sur la peine à appliquer à une infraction » (pt. 27 de l’arrêt Gianpaolo Paoletti e.a préc). Dans la situation à l’origine du renvoi, elle constate ainsi que la législation nationale n’a pas été modifiée, mais que le changement dans l’application du délit d’aide à l’immigration illégale découle du changement de la situation de fait, et plus précisément de l’entrée dans l’Union européenne d’un nouvel Etat. Elle en déduit en conséquence que le principe de rétroactivité ne trouve pas à s’appliquer dans ce cadre précis.

Or, la problématique n’est pas tout à fait similaire dans le cas des déclarations en douane, puisqu’il y a bien eu un « changement législatif » (pt. 29 de l’arrêt préc). De la loi intervenue en 1992 en raison de la création de l’union douanière, il résulte qu’une protection de la sincérité des déclarations n’est plus nécessaire pour les échanges intracommunautaires. Alors que d’un côté « [l]es éléments constitutifs du délit d’aide à l’immigration illégale dans l’ordre juridique italien sont donc demeurés inchangés, l’adhésion de la Roumanie à l’Union n’ayant produit aucun effet sur la qualification de cette infraction » ; de l’autre, il résulte de l’article 111 de la loi nouvelle que le code des douanes et les obligations sanctionnées qu’il emporte ne s’appliquent plus « à l’entrée sur le territoire douanier de marchandises communautaires ».

Si l’argument tenant à l’effectivité de la législation dans la perspective de futurs élargissements paraît pertinent tant pour les marchandises que pour l’immigration clandestine (pt. 36 de l’arrêt Gianpaolo Paoletti préc.), il n’en demeure pas moins que le critère premier tenant à la modification des éléments constitutifs amène à être plus réservé que Jean‑Claude Marin sur la conformité de la jurisprudence française avec la position de la Cour de justice. On en veut pour preuve que la chambre criminelle a pu elle-même juger qu’après l’entrée de la Roumanie dans l’Union, la levée au 1er janvier 2014 des restrictions dans l’accès au marché du travail de ses ressortissants ôtait au fait d’employer des roumains dépourvus d’autorisation de travail son caractère punissable (C. cass., crim., 3 novembre 2015, req. n° 14-84.459) ! Par quoi on voit que, définitivement, un renvoi préjudiciel aurait été utile dans notre affaire SNC Lactalis Ingrédients, aussi bien pour établir la solution au fond que pour vérifier l’existence d’une violation du droit de l’Union de nature à entraîner la responsabilité de l’Etat…

B. L’assimilation de la « faute lourde » à la « violation manifeste » : des dangers du trompe-l’œil

Le second sujet de ce dialogue de sourds a trait, non plus à l’existence d’une violation, mais à la nature de la violation susceptible d’engager la responsabilité de l’Etat. Si selon l’article L. 141-1, al. 1er du code de l’organisation judiciaire « l’Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice », l’alinéa suivant précise que « [s]auf dispositions particulières, cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ».

La notion de faute lourde, dont la définition résulte désormais de l’arrêt d’Assemblée plénière du 23 février 2001, est bien connue : « constitue une faute lourde toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi » (C. Cass, Ass. pl., 23 février 2001, Consorts Bolle-Laroche, req. n° 99-16165 : arrêt écartant l’ancienne définition en vertu de laquelle constitue une faute lourde l’« erreur tellement grossière qu’un magistrat normalement soucieux de ses devoirs n’y aurait pas été entraîné ou encore celle qui révèle l’animosité personnelle, l’intention de nuire ou qui procède d’un comportement anormalement déficient »). Pour engager la responsabilité de l’Etat du fait de la fonction juridictionnelle devant le juge judiciaire, il conviendrait donc d’établir qu’il existe une violation manifeste du droit de l’Union et que celle-ci constitue une faute lourde au sens des dispositions de l’article précité.

La liaison qui est ainsi faite entre la notion du droit européen et celle du droit interne appelle deux observations. La première concerne la compatibilité incertaine de l’assimilation ainsi opérée au regard de la jurisprudence de la Cour de justice. La seconde a trait aux conditions d’identification d’une violation manifeste de nature à engager la responsabilité de l’Etat qui pourrait constituer une faute lourde.

    1. L’incertitude sur la compatibilité du critère de la faute lourde avec la jurisprudence de la Cour de justice découle de l’affaire Traghetti (CJCE, 13 juin 2006, Traghetti del Mediterraneo SpA c. République italienne, Aff. C-173/03) et de ses suites. Après avoir explicitement affirmé par la voie préjudicielle la non-conformité du régime italien de responsabilité avec les exigences communautaires, le juge de l’Union a été saisi d’une procédure en constatation de manquement par la Commission en raison de l’absence d’évolution de la législation italienne. Dans l’arrêt qu’il a alors rendu en 2011 (CJUE, 24 novembre 2011, Commission c. République italienne, Aff. C-379/10), il a fait droit à la requête de la Commission qui reprochait notamment à l’article 2 de la loi n° 117/88 de subordonner l’engagement de la responsabilité de l’Etat à l’existence d’une faute grave, d’un dol ou d’un déni de justice. Alors que le gouvernement défendait l’assimilation de la « violation manifeste du droit communautaire applicable » et de la faute grave, définie en droit interne comme une « négligence inexcusable », la Cour de justice rappela que « s’il ne saurait être exclu que le droit national précise les critères relatifs à la nature ou au degré d’une violation qui doivent être remplis pour que la responsabilité de l’État puisse être engagée dans une telle hypothèse, ces critères ne sauraient, en aucun cas, imposer des exigences plus strictes que celles découlant de la condition d’une méconnaissance manifeste du droit applicable ». Ainsi, quand bien même elle présente la responsabilité du fait de la justice comme « exceptionnelle », la Cour de justice conclut face à l’absence de jurisprudence italienne étayant la thèse de la correspondance des critères nationaux aux exigences européennes que la « réglementation italienne limite […] la responsabilité de l’État italien pour violation du droit de l’Union par l’une de ses juridictions statuant en dernier ressort d’une manière non conforme aux principes dégagés par la jurisprudence de la Cour » (pt. 46).

Or, de la faute grave à la faute lourde, il n’y a qu’un pas. Au regard de la définition qui en est donnée depuis 2001 par la Cour de cassation, on peut penser que l’interprétation de l’article L. 141-1 n’est pas absolument suffisante pour satisfaire aux conditions minimales posées par la jurisprudence communautaire. La réserve, dont la Cour de cassation semble parfois faire preuve, est en effet susceptible d’entrer en contradiction avec les enseignements de l’arrêt Köbler. Ainsi, s’agissant de l’obligation de renvoi, la première chambre civile a jugé que le refus de transmettre une question préjudicielle ne pouvait être qualifié de faute lourde en absence de « violation manifeste de l’article 234 TCE » devenu 267 TFUE (C. cass., 1ère civ., 26 octobre 2011, société McCormick Guadeloupe c. Agent judiciaire, req. n° 10-24.250). En adoptant cette motivation, elle pose en réalité un critère de gravité dans la méconnaissance d’une obligation dont toute violation semble être pour la Cour de justice de nature à constituer une « violation manifeste du droit de l’Union ». La nuance est peut-être subtile, elle n’en reste pas moins sensible pour les justiciables.

Au-delà de ces variations sémantiques, ce sont les conditions dans lesquelles le juge judiciaire va identifier une violation manifeste qui vont être déterminantes. Or, là encore, l’arrêt de la Cour de cassation est source de perplexité.

    2. L’agent judiciaire affirme qu’à supposer établie la violation manifeste, elle resterait « excusable au sens de la jurisprudence Köbler » (p. 8 du rapport préc. du juge-rapporteur). Sans revenir sur le débat relatif au caractère excusable ou non du maintien d’une interprétation du principe de rétroactivité de la loi pénale plus douce contestée par la doctrine et contestable au regard des engagements internationaux de la France, il faut s’arrêter sur cette argumentation au soutien du pourvoi qui n’a pas clairement été écartée par la juridiction.

En effet, cette approche en deux temps, dans laquelle un motif d’exemption viendrait jouer après l’identification d’une violation manifeste, n’est pas conforme à la logique imposée par la jurisprudence de la Cour de justice. Certes, les motifs retenus par l’arrêt de cassation ne font pas appel à la notion d’erreur excusable puisqu’ils se contentent d’écarter l’hypothèse d’une violation du droit de l’Union, mais le silence sur ce point n’est pas rassurant. Selon la jurisprudence Köbler, l’erreur excusable ou inexcusable est seulement un standard à l’aune duquel il est possible d’identifier la violation manifeste de nature à engager la responsabilité de l’Etat et non une cause d’exemption (v. en ce sens, Y. Bot, Conclusions du 17 novembre 2011, sur CJUE, 19 avril 2012, Artegodan Gmbh c. Commission européenne et Allemagne, Aff. C‑221/10 P, pt. 50-54).

Par ailleurs, on notera encore à propos de cette notion que le procureur général en fait une application pour le moins étrange, puisqu’il voit dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel autorisant le législateur à déroger à la règle de la rétroactivité in mitius l’origine du caractère excusable de l’éventuelle violation de la jurisprudence communautaire ayant fait de ladite règle un principe général du droit (avis préc., p. 25). A quoi on doit il fautrépondre que dans le champ de la responsabilité du fait de la violation du droit de l’Union, l’« excuse » invoquée ne saurait venir d’ailleurs que du droit de l’Union sans méconnaître l’exigence élémentaire et fondamentale de la primauté. En substance, l’analyse de Jean-Claude Marin revient en fait à affirmer que l’application par le juge interne de la jurisprudence constitutionnelle française écarte tout risque d’engagement de la responsabilité de l’Etat pour violation manifeste du droit de l’Union…

Alors, du côté de l’Union, existerait-il un motif excusant l’éventuelle méconnaissance de son droit et empêchant de ce fait la qualification de « violation manifeste » ? C’est ce que semble défendre également le procureur général à partir de la notion de « jurisprudence constante de la Cour ». Selon lui, en l’absence de règle écrite ou de jurisprudence « bien établie et constante » (encore un ajout anodin ?) de la Cour, il ne saurait y avoir de violation manifeste du droit de l’Union au sens de la jurisprudence Köbler. Au cœur de son raisonnement, il propose d’écarter le principe général du droit (PGD) de la rétroactivité in mitius consacré dans l’arrêt Berlusconi, car la Cour de justice n’aurait pas précisé les limites et le champ d’application dudit principe. Insuffisamment précis, il serait donc inapplicable. Sans revenir sur l’utilité d’un renvoi préjudiciel dans une telle hypothèse, n’est-ce pas là oublier la nature du principe affirmé dans l’affaire Berlusconi ? Comme son nom l’indique, un PGD est d’application générale, et ses exceptions éventuelles soumises à une interprétation restrictive. En conséquence, dans le silence de la jurisprudence communautaire, on peut penser qu’il y avait lieu non pas d’écarter le principe, mais d’en faire une application absolue à défaut d’avoir formé le renvoi préjudiciel qui aurait permis d’en moduler ou d’en préciser la portée.

Concluant par une audacieuse pirouette, le procureur général ajoute que c’est en définitive la Cour d’appel qui a violé le droit de l’Union en n’appliquant pas le principe de la responsabilité de l’Etat du fait de la fonction juridictionnelle avec la même retenue que celle qu’il prête à la jurisprudence Köbler… S’il est bien connu que « c’est celui qui le dit qui y est », on s’étonne un peu de la rapidité du propos : la Cour de justice n’encadre l’autonomie institutionnelle et procédurale des Etats membres que dans la mesure strictement nécessaire à la bonne application du droit de l’Union. En précisant a minima les éléments du régime de responsabilité inhérent au système des traités, elle n’a jamais entendu interdire aux Etats membres d’avoir une conception plus exigeante de la responsabilité des juridictions nationales.

2. Les conséquences de l’engagement de la responsabilité de l’Etat du fait de la fonction juridictionnelle : l’art de rester une juridiction suprême dans son ordre interne

La concision de l’arrêt du 18 novembre 2016 n’aide pas à identifier ce que l’Assemblée plénière a retenu de ces divers arguments, et l’on est donc réduit à faire des suppositions. A cet égard, la motivation retenue, éclairée par les positions adoptées par le juge-rapporteur et le procureur général, pourrait être le signe d’une attitude réservée de la juridiction française à l’égard de l’autorité de la Cour de justice, destinée à préserver sa propre autorité.

En ce sens, il faut noter que M. Marin, citant le fascicule du Professeur Guinchard, paraît partager la même préoccupation que cet auteur : ne pas donner à la jurisprudence européenne une force et une place excessive dans l’identification de la règle de droit dont la violation est invoquée au risque sinon de faire de la Cour de justice le « “caporal” de l’application du droit communautaire ». Comment ne pas voir dans ce qualificatif, péjoratif s’il en est, un déni de réalité, une négation de l’importance réelle de cette juridiction à laquelle les traités reconnaissent un monopole dans l’interprétation du droit de l’Union, ou du moins un « réflexe obsidional » que jusque-là les membres de la Cour de cassation avaient su éviter selon l’expression du Professeur Simon ?

Plus significatif encore, est le considérant de principe adopté par la Cour de cassation. Elle y distingue la violation manifeste « du droit applicable » et la violation d’une « jurisprudence bien établie de la Cour de justice de l’Union européenne ». Or, dans la décision Köbler, cette dissociation n’est jamais opérée. La juridiction communautaire présente au contraire la méconnaissance de sa jurisprudence – au même titre que le non respect de l’obligation de renvoi préjudiciel – comme l’une des hypothèses où la violation manifeste du droit applicable est incontestable, reconnaissant ainsi au droit prétorien la même valeur que le droit écrit.

Dans l’arrêt du 18 novembre 2016, ce qui mobilise en définitive le juge judiciaire semble bien être la préservation de son statut de juridiction suprême. La poursuite de cet objectif, qui se fait donc au détriment de l’autorité du juge de l’Union, se manifeste sur deux autres plans : celui des relations que la Cour de cassation, juge de l’indemnisation, entretient avec elle-même en tant que juge du principal (A) ; et celui des relations qu’elle entretient avec les juridictions internes subordonnées (B).

A. La responsabilité du juge et le respect de l’autorité de la chose jugée : le fond du droit en débat

L’ambiguïté induite par le contentieux de l’indemnisation est bien connue : l’action en réparation n’est-elle pas de nature à remettre en cause l’autorité de la chose jugée, dès lors que le préjudice invoqué résulte du fond de la décision de justice contestée ? La question, qui constitue selon la doctrine un véritable « nœud gordien », s’est posée aussi bien en droit interne qu’en droit de l’Union – la solution préconisée par ce dernier devant évidemment prévaloir dans son champ d’application.

    1. En droit communautaire, la question du respect de l’autorité de la chose jugée a immédiatement été soulevée devant la Cour de justice et tranchée sans ambiguïté. Ainsi, en réponse aux arguments présentés par les Etats membres, elle a affirmé dès l’arrêt Köbler, d’une part, que « l’importance du principe de l’autorité de la chose définitivement jugée ne saurait être contestée », mais, d’autre part, que « la reconnaissance du principe de la responsabilité de l’État du fait de la décision d’une juridiction statuant en dernier ressort n’a pas en soi pour conséquence de remettre en cause l’autorité de la chose définitivement jugée d’une telle décision » (pt. 38 et 39). Le raisonnement adopté se fonde sur la différenciation de l’objet du recours ayant abouti à la décision sur le fond du droit et de l’objet du recours engagé pour obtenir réparation. A défaut d’identité de parties, de cause, et d’objet, il serait en réalité plus exact de dire que l’action indemnitaire tirant son origine dans le contenu d’une décision de justice met en jeu l’autorité de la chose interprétée (ce sont les motifs davantage que le dispositif qui sont visés). Quoi qu’il en soit du terme employé, cette remise en cause – sans effet sur l’arrêt définitif à l’origine du préjudice – est imposée par l’exigence d’effectivité du droit de l’Union (v. en dernier lieu l’arrêt Tomášová préc. pt. 20), laquelle doit prévaloir sur l’autonomie procédurale des Etats membres (v. P. Léger, Conclusions sur l’arrêt Köbler, pt. 105).

Dans sa jurisprudence Traghetti (préc.), la juridiction est également venue préciser que la responsabilité de l’Etat ne saurait être écartée lorsque « la violation en cause résulte d’une interprétation des règles de droit ou d’une interprétation des faits et preuves par cette juridiction ». Il s’agit là d’opérations au cœur de la fonction juridictionnelle, qui ne peuvent être exclues sans « vider de sa substance ou priver d’effet utile le principe de la responsabilité de l’État du fait des juridictions suprêmes » (P. Léger, Conclusions sur l’arrêt Traghetti, pt. 49) – principe dont elle rappelle qu’il se fonde « sur le rôle essentiel joué par le pouvoir judiciaire dans la protection des droits que les particuliers tirent des règles communautaires et sur la circonstance qu’une juridiction statuant en dernier ressort constitue, par définition, la dernière instance devant laquelle ceux-ci peuvent faire valoir les droits que leur confère ».

    2. Au niveau du droit interne, et alors que cette solution devrait donc s’imposer sans ambages dans le périmètre du droit de l’Union, les choses manquent encore de clarté au sein de l’ordre judiciaire.

Initialement défendue par le Conseil d’Etat (CE, 29 décembre 1978, Darmon, D. 1979, p. 278), l’idée selon laquelle une faute lourde ne peut résulter du contenu même de la décision juridictionnelle va être abandonnée – tardivement – pour admettre que l’autorité de la chose jugée ne s’oppose pas à l’engagement de la responsabilité de l’Etat dans le cas spécifique d’une violation manifeste du droit de l’Union. Initiée par les juges du fond (CAA Paris, 8 novembre 2006, Giovanni G., AJDA, 2007, p. 1 033, note F. Julien-Laferrière), l’évolution va être confirmée dans la jurisprudence Gestas de 2008 (CE, 18 juin 2008, Gestas, req. n° 295831) – après que le Conseil d’Etat ait admis la responsabilité du législateur pour violation des engagements internationaux de la France (CE, 8 février 2007, Gardedieu, req. n° 279522). Pour le juge administratif, il s’agit toutefois d’une exception qui s’impose uniquement pour le droit communautaire : « si l’autorité qui s’attache à la chose jugée s’oppose à la mise en jeu de cette responsabilité dans les cas où la faute lourde alléguée résulterait du contenu même de la décision juridictionnelle et où cette décision serait devenue définitive, la responsabilité de l’Etat peut cependant être engagée dans le cas où le contenu de la décision juridictionnelle est entaché d’une violation manifeste du droit communautaire ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers ».

S’agissant de la Cour de cassation, après avoir tranché en faveur de l’immunité de la chose jugée dans un arrêt de 1981, elle a semblé donner raison à la Cour d’appel d’Aix-en-Provence ayant admis la possibilité de fonder la responsabilité de l’Etat sur la violation du droit interne par un acte juridictionnel devenu définitif (C. Cass., civ. 1ère, 20 mars 1989, req. n° 86-18.890, confirmant un arrêt du 15 septembre 1986 dans lequel le juge d’appel avait retenu qu’un « acte juridictionnel, même définitif peut donner lieu à une mise en œuvre de la responsabilité de l’État » ; v. également, en faveur de l’application de la responsabilité du fait du fonctionnement défectueux du service public de la justice aux « actes juridictionnels proprement dits » : CA Paris, 21 juin 1989, époux Saint-Aubin, Gaz. Pal., 1989, 2, 944). Réitérée en 1996 (C. Cass., civ. 1ère, 20 février 1996, req. n° 94-10606), cette solution devrait a priori impliquer que l’autorité de la chose jugée ne fait pas obstacle à l’engagement de la responsabilité de l’Etat lorsqu’une décision rendue en dernière instance viole manifestement le droit de l’Union.

Toutefois, alors que la juridiction administrative a clairement fait le choix en 2008 d’adopter un régime spécifique au profit du droit communautaire, la position de la Cour de cassation ne reste qu’une supposition tant qu’elle n’aura pas affirmé « solennellement qu’une violation du droit de l’Union résultant du contenu même de ses décisions est bien susceptible d’engager la responsabilité de l’Etat sur le fondement de l’article L. 141-1 » (L. Coutron, L’obligation de renvoi préjudiciel à la Cour de justice : une obligation sanctionnée ?, Bruxelles, Bruylant, 2014, p. 221).

Tandis que le Tribunal de première instance de Paris a par ailleurs pris explicitement position contre cette reconnaissance (TPI, 7 mai 2008, req. n° 04-13911 : « l’erreur de droit contenue dans une décision judiciaire nationale, fût-elle commise au regard du droit communautaire, ne saurait constituer la faute lourde susceptible d’engager la responsabilité de l’Etat en application de l’article L. 141-1 »), la Cour d’appel de Paris a justement retenu dans l’affaire SNC Lactalis Ingrédients que « si l’autorité qui s’attache à la chose jugée s’oppose à la mise en jeu de la responsabilité dans les cas où la faute lourde résulterait du contenu même de la décision juridictionnelle et où cette dernière serait devenue définitive, la responsabilité de l’Etat peut cependant être engagée dans le cas où ce contenu est entaché d’une violation manifeste du droit communautaire ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers ». S’inspirant du juge administratif, la juridiction d’appel semble donc avoir suivi le Conseil d’Etat et fait le choix d’un régime spécifique pour le droit de l’Union (écartant en conséquence une règle générale que semblaient induire les arrêts de 1989 et 1996).

La juridiction de cassation ayant procédé à l’annulation de l’arrêt déféré sans se prononcer sur la question, elle a manqué l’occasion d’adopter ou d’écarter clairement ce nouveau principe. Il faudra ainsi pour le moment se contenter de l’analyse proposée par Jean-Claude Marin, qui laisse penser à ce sujet que la possibilité d’une violation manifeste du droit de l’Union par le contenu d’une décision est désormais bien acquise pour les magistrats judiciaires (celui rappelle en effet la jurisprudence Gestas du Conseil d’Etat et ne critique pas les prémisses du raisonnement de la Cour d’appel de Paris). S’il s’agit là d’un motif de satisfaction, il semble par contre qu’en admettre les conséquences pratiques est moins évident pour le procureur général.

B. La charge transgressive de l’action en réparation : la hiérarchie juridictionnelle en émoi

Admettre que les juridictions judiciaires inférieures puissent prendre position sur l’existence d’une violation dans l’interprétation retenue par la juridiction suprême est en effet contre-intuitif, c’est pourquoi dans une telle situation elles devraient selon Jean-Claude Marin faire l’objet d’un « contrôle strict de la part de la Cour de cassation » (avis préc., p. 6). La suite de l’exposé du procureur général illustre l’ineffectivité à craindre d’un système de responsabilité dans lequel il peut être demandé à une juridiction subordonnée de constater la violation du droit de l’Union et l’erreur de droit commises par la juridiction suprême. Le conseiller rapporteur souligne ainsi à propos de la motivation de la cour d’appel, qu’à son sens « elle introduit un certain bouleversement dans un ordre, jusque-là traditionnel, des choses, qui veut que la Cour de cassation soit au sommet de notre ordre judiciaire national, et qu’elle ait seule mission d’unifier le droit et la jurisprudence des cours d’appel ».

    1. Comment penser, en effet, que l’action en réparation possède quelques chances d’aboutir alors que la juridiction suprême est par principe à l’origine du préjudice et de la violation manifeste supposée ? Alors même que les juridictions du fond feraient preuve d’indépendance d’esprit, voire d’audace, elles encourent systématiquement la censure de l’institution juridictionnelle qui le plus souvent sera elle-même à l’origine du dommage. L’analyse du procureur général est à cet égard édifiante : il qualifie ni plus ni moins la situation de « délicate », dans la mesure où « en estimant que la Cour de cassation avait commis une erreur de droit dans l’application du droit pénal, la Cour d’appel de Paris semble dénier le rôle essentiel de la Cour : celui de dire le droit et d’unifier la jurisprudence ». Et d’ajouter, offusqué, qu’en l’espèce la juridiction subordonnée n’a pas adopté la « main tremblante » qu’on attendait d’elle et que c’est « avec une certaine brutalité que la Cour d’appel de Paris a fustigé la chambre criminelle en faisant prévaloir sa propre interprétation d’une règle de droit de l’Union au lieu et place de la Cour régulatrice et en assurant celle-ci de violation délibérée de ce droit ».

Osera-t-on, avec la main tremblante qu’il convient d’adopter, faire remarquer que dans le domaine de l’application du droit de l’Union, la Cour de cassation n’est pas plus interprète authentique qu’une Cour d’appel ? Or, c’est de cette vérité – frappée d’anathème dans le raisonnement de la juridiction suprême – qu’une juridiction inférieure tire le pouvoir de sanctionner une juridiction supérieure, dès lors qu’elle agit dans le cadre de son office de juge de droit commun du droit de l’Union, sous les auspices de ce même droit et de sa Cour de justice. Dans ce « multi-level juridictionnel », on passe d’une hiérarchie à une autre, en fonction de l’autorité de la norme sur laquelle se fonde la juridiction.

En ayant esquivé le problème de l’interprétation du principe général du droit de l’Union de la rétroactivité in mitius, la Cour de cassation ne saurait par ailleurs se revendiquer de l’autorité de la chose jugée par elle : alors qu’elle a raisonné à partir des articles 110 et 111 pour en déterminer l’inapplicabilité du principe pénal, la Cour d’appel répond que ce principe, tel qu’il et interprété par la Cour de justice de l’Union, aurait impliqué en réalité d’écarter l’interprétation de la loi nationale habituellement retenue.

    2. Une solution moins perturbante pour l’organisation juridictionnelle judiciaire aurait-elle pu être trouvée en transposant la pratique qui avait cours dans l’ordre juridique administratif ?

Jusqu’en 2016, l’article R 351-2 du code de justice administrative permettait à une juridiction inférieure de transmettre au Conseil d’Etat une action en responsabilité conduisant « à apprécier la conformité au droit communautaire des motifs d’une décision rendue par la juridiction suprême de l’ordre administratif interne ». Devant la Cour de cassation, pour répondre aux exigences du principe d’impartialité tout en respectant la hiérarchie juridictionnelle, il aurait suffi de confier à une formation différente, et si possible plus solennelle, le soin d’examiner le recours en indemnisation. L’assemblée plénière aurait peut-être été moins échaudée sans l’intervention préalable de la juridiction d’appel.

Cette pratique du juge administratif, qui veut que l’examen de l’action en responsabilité « ne peut que relever de la compétence en premier et dernier ressort du Conseil d’Etat » (CAA de Nantes, 29 octobre 2015, SNC Lactalis Ingrédients, req. n° 14NT01471), a toutefois été écartée par la juridiction suprême dans un arrêt récent – mettant à nouveau en scène la société Lactalis (CE, 21 septembre 2016, Lactalis Ingrédients, req. n° 394360) – au motif que « les articles L. 211-1 et L. 311-1 du code de justice administrative disposent que les tribunaux administratifs sont, en premier ressort, juges de droit commun du contentieux administratif [et] qu’il résulte de ces dispositions que les tribunaux administratifs et, en appel, les cours administratives d’appel, sont compétents pour connaître des actions en responsabilité dirigées contre l’Etat à raison de la faute lourde commise dans l’exercice de la fonction juridictionnelle par une juridiction administrative ». Bien qu’elle concerne un ordre de juridiction distinct, cette évolution – aux effets incertains – rend de toute façon peu probable l’adoption d’une modification des règles régissant la situation de l’action en responsabilité du fait de la justice devant le juge judiciaire.

En définitive, et en absence de réforme de la procédure civile, la décision du 18 novembre dernier atteste d’une difficulté bien réelle pour les juges de première instance et d’appel : dès lors que le contenu de décision de cassation est en cause, la preuve d’une violation manifeste dont serait responsable une juridiction suprême constitue une preuve diabolique. On ne peut à cet égard qu’encourager les juridictions du fond, confrontées à un tel obstacle, à saisir la Cour de justice pour identifier la violation manifeste commise par leur supérieur hiérarchique dans l’exercice de la juris dictio (v. pour un exemple récent, CJUE, 9 septembre 2015, Ferreira da Silva e Brito e.a., Aff. C-160/14).