Protection des données à caractère personnel : interdiction d’un stockage de masse généralisé et indifférencié, oui mais…. Réflexions sur les arrêts de la CJUE, 6 octobre 2020, Privacy international (aff. C-623/17), et La Quadrature du Net, French Data Network, Ordre des barreaux francophones et germanophone (aff. jointes C-511/18, C-512/18, C-520-18)

Sylvie Peyrou-Bartoll, Maître de conférences HDR, CDRE Bayonne

Cinq ans jour pour jour après le célèbre arrêt Schrems (6 octobre 2015, aff. C-362/14) ayant invalidé le Safe Harbor et confirmé l’interdiction, par le droit de l’Union, du stockage de masse de façon généralisée et indifférenciée de données à caractère personnel, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), par deux arrêts en date du 6 octobre 2020 apporte une nouvelle pierre, substantielle, à l’édifice de la protection des données en Europe… si ce n’est la clef de voûte, parachevant la construction de ce droit fondamental, proclamé et garanti par la Charte des droits fondamentaux de l’UE, mais largement mis à mal par les politiques des Etats membres en matière de lutte contre la criminalité et le terrorisme.

Ces arrêts fleuves (presque 80 pages pour le second), foisonnants et extrêmement complexes, prennent un peu plus de relief et de sens à la lumière des conclusions de l’Avocat général Sanchez-Bordona du 15 janvier 2020 (voir par exemple : « Renseignement et terrorisme : quand le code de la sécurité intérieure se trouve dans le viseur du juge européen », Conclusions Avocat Général Campos Sanchez-Bordona, 15 janvier 2020, Pierre Berthelet & Sylvie Peyrou, CREOGN N° 47, avril 2020).

La première idée majeure qui ressort ici des deux arrêts est la condamnation réitérée du stockage de masse des données à caractère personnel, de façon généralisée et indifférenciée, dans le droit fil des jurisprudences Digital Rights Ireland (CJUE 8 avril 2014, aff. jointes C-293/12, C-594/12)  et Tele2 Sverige (21 décembre 2016, Tele2 Sverige AB, aff. C‑203/15 et Secretary of State for the Home Department, aff. C‑698/15). Une telle condamnation, si elle est clairement affirmée, n’en est pas pour autant absolue, laissant place en effet à des tempéraments qui viennent en atténuer la portée (I). Le principe de l’interdiction est ensuite largement nuancé – sinon écorné ? – par la formulation de multiples exceptions, certes limitées et encadrées mais néanmoins nombreuses (II), esquissant une sorte de protection dégressive suivant des cercles concentriques s’éloignant peu à peu du noyau dur du droit fondamental à la protection des données.

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L’UE dans le domaine migratoire : la persistance de l’adolescence ou l’avènement de l’âge de raison ?

Emilie Destombes, Doctorante CDRE et CRDEI

Immédiatement après que la présidente de la Commission, Mme Ursula Von Der Leyen, ait prononcé son discours sur « l’état de l’Union », la nouvelle de l’abolition du régime Dublin, sur lequel repose la politique commune d’asile et d’immigration, a vite été relayé au sein de la presse tel un sésame qui permettrait de rationaliser cette politique européenne. Ainsi, alors que le Monde consacre un encart dès ses premières pages en affirmant que « Bruxelles veut « abolir » le règlement Dublin » (édition du 18 septembre), Le Figaro titre que « Bruxelles promet une « nouvelle gouvernance » sur l’immigration » (édition du 16 septembre) en mettant en avant en sous-titre « la mort » du règlement. Enfin, certains vont même jusqu’à afficher l’idée d’une « politique d’asile au tournant » (Le Courrier de l’Ouest, édition du 18 septembre).

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Le droit de l’Union européenne vu d’ailleurs !

Une fois n’est pas coutume, le dixième forum annuel (Paris, 5 avril 2019) de l’association Trans Europe Expert se propose de regarder l’Union européenne du dehors. Avec l’idée que, dans la période troublée dans laquelle l’Union se trouve, il est sans doute utile, intéressant et stimulant de savoir ce que représente l’Union, hors de ses frontières. Nul doute que l’on perçoit, vu d’ailleurs, bien des choses qui sont invisibles de l’intérieur.

Peut-être l’Union apparaît-elle dotée d’une capacité d’entraînement, d’innovation ? Peut-être est-elle vue comme un modèle ? La source d’une résistance possible aux choix des grands blocs qui l’entourent ?

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Derniers développements concernant le mandat d’arrêt européen : la Cour de justice au secours de la construction répressive européenne

L’activité judiciaire relative à l’instrument répressif le plus emblématique de l’Union, le mandat d’arrêt européen, a été dense ces derniers mois. La coupure estivale n’y aura rien changé. Au contraire, la Cour de justice de l’Union européenne s’est montrée particulièrement pro-active face à des questions préjudicielles nouvelles ou, à tout le moins, impliquant un haut niveau d’interactions entre les juges de la coopération pénale européenne.

Le 25 juillet 2018, la Cour de justice rend trois arrêts (C-216/18 PPU ; C-268/17 ; C-220/18 PPU) auxquels s’ajoute un arrêt du 19 septembre 2018 (C-327/18 PPU). En cette période de crises profondes traversée par l’Union, chacune de ces décisions présente une importance pour l’avenir de la construction de l’espace pénal européen (v. ég. sur ce site : Henri Labayle, Winter is coming : la Hongrie, la Pologne, l’Union européenne et les valeurs de l’État de droit). Lire la suite

Etat de droit et mandat d’arrêt européen : quel rôle pour la Cour de Justice ?

L’arrêt L.M. ou Celmer (affaire C-216/18 PPU) a été rendu le 25 juillet dernier dans un contexte politique européen des plus perturbés. Les faits, à l’origine de ce « grand arrêt » déjà évoqué ici sont des plus classiques : un ressortissant polonais, M. Celmer, accusé de trafic illicite de stupéfiants fait l’objet de trois mandats d’arrêts européens émis par des juridictions polonaises. Interpellé en Irlande, il refuse de consentir à sa remise devant la High Court irlandaise et fonde son rejet sur les conséquences que pourraient avoir sur son cas les réformes du système judiciaire polonais, à savoir le risque de ne pas bénéficier d’un procès équitable dans son pays. Allant plus loin dans sa défense, il prend ainsi appui sur le principe de confiance mutuelle qui régit la coopération judiciaire en général et le mandat d’arrêt en particulier. Pour étoffer son argumentation d’une violation de l’article 6 de la CEDH, sa remise l’exposant dans son pays à un risque réel de déni de justice flagrant, M. Celmer se base en particulier sur la proposition motivée de la Commission, du 20 décembre 2017 dans laquelle celle-ci invite le Conseil de l’UE à constater l’existence d’un risque clair de violation grave de l’Etat de droit en Pologne suite aux réformes législatives en matière judiciaire. Lire la suite

 L’arrêt de la CJUE du 4 octobre 2018, Commission c. France, vertus et limites du dialogue des juges au Palais Royal

Dans un arrêt retentissant, la Cour de Justice de l’Union européenne a, pour la première fois, constaté le manquement d’un Etat membre imputable à l’une de ses juridictions suprêmes pour ne pas l’avoir saisie à titre préjudiciel, sur la base de l’article 267 TFUE. L’arrêt Commission c. France rendu le 4 octobre 2018 (C-416/17) demeurera donc dans les annales, étant entendu qu’il s’agit là d’un manquement constitué par le refus du Conseil d’Etat de déférer à son obligation de renvoi. Il interroge quant son caractère anecdotique ou quant à la mise à jour d’un nouveau climat dans les relations juridictionnelles au sein de l’Union.

Au delà de ses aspects fiscaux, dont les conséquences pour les finances publiques sont loin d’être négligeables (environ 5 milliards d’euros), l’affaire Commission c. France retient évidemment l’attention des observateurs de « l’Europe des juges ». Lire la suite

L’affaire Alpenrind, un nouvel épisode de la saga des certificats A1 devant la Cour de justice

La question de l’assujettissement des travailleurs mobiles à la législation de sécurité sociale d’un autre État membre que celui sur le territoire duquel ils exécutent leur prestation de travail continue de faire l’objet d’un contentieux important devant la Cour de justice. Après les affaires A-Rosa (27 avril 2017, C-620/15) et Altun (6 février 2018, C-359/16), l’affaire Alpenrind vient de faire l’objet d’un arrêt de la Cour de justice (6 septembre 2018, C-527/16).

Avant de voir le détail de l’affaire Alpenrind, rappelons que par principe, les travailleurs mobiles dans l’Union européenne sont assujettis à la législation de sécurité sociale de l’État membre sur le territoire duquel ils travaillent (lex loci laboris, art. 11 du Règlement 883/2004). Cependant, lorsque les travailleurs sont détachés par leur employeur sur le territoire d’un autre État membre, ils restent assujettis à la législation de sécurité sociale de l’État membre sur le territoire duquel leur employeur est établi tant que la durée du détachement n’excède par vingt-quatre mois et que le travailleur n’est pas envoyé en remplacement d’un autre travailleur (art. 12§1 du règlement 883/2004). Cette question est particulièrement sensible car les États membres accueillant des travailleurs détachés sur leur territoire souhaiteraient que ceux-ci soient assujettis à leur législation de sécurité sociale pour bénéficier du paiement de leurs cotisations. D’un autre côté, les États membres à partir desquels les travailleurs sont détachés, et les employeurs de ceux-ci, tiennent à cette exception car elle permet à ces travailleurs d’être bien plus compétitifs sur le plan du coût du travail, et les cotisations entrent dans les caisses de l’État membre d’envoi. Lire la suite