Terrorisme : le jour d’après

 

Sans titre

 

 

 

 

 

 

par Henri Labayle et Rostane Mehdi

Les assassinats commis au journal Charlie Hebdo ne nous sont pas étrangers. Ni le citoyen, ni le juriste, ni l’observateur des développements de l’Espace de liberté, sécurité et de justice ne peuvent y être indifférents. Ils nous invitent, par delà le dégoût et l’émotion, à réfléchir aux grands équilibres de nos sociétés contemporaines et à la place que le droit peut y tenir.

On ne peut qu’être surpris et anéantis devant le spectacle, au XXI° siècle, d’une société occidentale incapable d’interrompre la chronique inexorable de meurtres annoncés par le fanatisme et l’obscurantisme religieux, chaînon supplémentaire à l’abomination quotidienne qui ensanglante le Proche Orient.

Ce qui frappe ici d’abord et nous touche au plus profond, sont les victimes. Journalistes, caricaturistes, policiers les protégeant sont tombés sous les balles de criminels ayant juré leur perte en raison de caricatures jugées offensantes pour la religion musulmane. Aussi, par delà les débats de principe relatifs à la liberté de la presse et à la liberté d’opinion, il est bon, peut-être de rappeler aujourd’hui ce qu’en dit la Cour européenne des droits de l’Homme, dans une formule magnifique : la presse est le « chien de garde de la démocratie » (CEDH, 25 juin 1992, Thorgeir Thorgeirson c. Islande, req. n° 13778/88).

Le meurtre de la rédaction de Charlie Hebdo n’est autre que celui des chiens de garde de nos démocraties. Il nous renvoie à cette interrogation simple : qui nous protégera, demain, des discours de haine et d’intolérance qui ont armé le bras des assassins ?

A la condamnation de ceux là, la Cour européenne des droits de l’Homme participe aussi lorsqu’elle affirme haut et clair que « la tolérance et le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains constituent le fondement d’une société démocratique et pluraliste. Il en résulte qu’en principe on peut juger nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner voire de prévenir toutes les formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance (y compris l’intolérance religieuse), si l’on veille à ce que les « formalités », « conditions », « restrictions » ou « sanctions » imposées soient proportionnées au but légitime poursuivi » (CEDH, 2 juillet 2006, Erbakan c. Turquie, req. 59405/00).

C’est bien ainsi qu’il nous faut percevoir les évènements parisiens d’hier, qui ne sont exceptionnels malheureusement que par leur ampleur.

Hier

Voici près d’un quart de siècle que Salman Rushdie est poursuivi par la vindicte imbécile de ceux qui l’avaient condamné, que son traducteur japonais puis son éditeur ont été victimes de leur proximité avec l’auteur des Versets sataniques. Voici près de dix ans que les dessinateurs danois du Jyllands-Posten, pour des faits exactement similaires à ceux reprochés à Charlie Hebdo, sont placés sous protection policière.

Y réfléchir est nécessaire. A l’instar de l’historicisme, l’approche consistant à faire de la culture le fondement exclusif du droit mène peu ou prou au relativisme. Or, la ligne suivie par les islamistes est bien celle-là : dans le domaine des droits de l’homme les particularités spirituelles ou culturelles y légitiment, en le systématisant, le rejet de principes généralement considérés comme universels. Dans cette perspective, les droits fondamentaux plongent leurs racines « dans la conviction que Dieu, et Dieu seul, est l’Auteur de la Loi et Source de tous les droits de l’homme » (Introduction, al. 2, Déclaration islamique universelle des droits de l’homme).

Se dessinent ainsi les contours d’un univers dans lequel l’homme n’est pas détenteur de prérogatives inhérentes à sa nature mais redevable à une volonté divine dont tout procède. La prégnance des préceptes religieux est ici absolue, car ils étalonnent (en réalité, ils vident de leur substance) tous les droits et libertés énoncés. Ainsi, même lorsqu’il est expressément reconnu, le droit à la liberté religieuse et donc par extension les droits qui en dérivent ne peuvent s’exercer que dans les limites imposées par la Loi de Dieu (Article 13 de la DIUDH qui doit être lu à la lumière des dispositions de l’article 2). Pour les islamistes, l’attribution de droits s’effectue exclusivement par référence à une appartenance religieuse et selon un raisonnement substantiellement discriminatoire. En effet, toute cette construction repose sur l’idée centrale que les hommes devront être distingués sur la base de leur religion et soumis de ce fait même à des régimes que l’on sait différenciés.

Cette démarche vise à rompre avec un unanimisme factice (du moins au yeux des islamistes), le but recherché étant d’assurer l’intégrité d’un système de valeurs définitivement inconciliables avec les prescriptions universelles notamment en ce qu’elles concernent les droits de la femme, la liberté de conscience ou les peines pénales cruelles et inhumaines. Elle revient à dénier toute pertinence au prolongement moderne le plus remarquable de ces philosophies humanistes en vertu desquelles le respect des droits de l’homme ne résulte que des exigences de la raison humaine.

Par delà les discours convenus et les tentatives de récupération politique auxquels, déjà, la société médiatique se prête, une réflexion s’impose alors quant à la « guerre » de civilisation à laquelle Régis Debray se référait aujourd’hui, sur France Culture. Elle est tout sauf une guerre de religions comme d’aucuns s’empressent de nous le suggérer, un affrontement entre l’Occident et l’Islam, une opposition de nature complaisamment mise en scène par des amateurs de lumière médiatique.

S’il faut employer un vocabulaire belliciste, mieux vaut être conscient de sa portée tant l’utilisation de ces postures a conduit loin, trop loin, outre-Atlantique comme la publication expurgée d’un rapport de la CIA par le Sénat américain le mois dernier en atteste. Si guerre il y a, elle est tout simplement une guerre entre l’Etat de droit et l’Etat de non-droit.

Demain

La réponse par le droit est donc la seule qui vaille, et par un droit pénal ramenant les coupables à ce qu’ils sont et non jamais cessé d’être : des criminels. Parler autrement serait reconnaître que le combat qu’ils prétendent mener en est un. Il n’est que crime. Il est d’ailleurs vraisemblable que les brillantes analyses visant à leur prêter une stratégie réfléchie et le projet d’opposer les communautés n’est qu’illusion. Animés de leur volonté de vengeance et sûrs de leur bon droit, ils n’ont sans doute voulu qu’une seule chose : punir et tuer. Qu’en revanche, en amont, le conditionnement des esprits et, en aval, la réalisation du crime aient nécessité l’appui d’une organisation va de soi.

Or la faillite du droit est ici manifeste. Empilant les législations d’exception les unes sur les autres, sans grands états d’âme du législateur, l’Etat de droit n’apporte aujourd’hui aucune réponse véritablement efficace à la menace, la criminalité terroriste empruntant des formes et des calendriers auxquels l’action policière peine à s’adapter, faute de moyens parfois et parce que les limites du droit l’imposent, souvent.

En l’espèce, la rapidité de la réponse policière ne masquera pas longtemps qu’elle n’est que réaction, qui plus est à propos de Pieds Nickelés de l’horreur oubliant leur carte d’identité dans leur véhicule. Là encore les polémiques habituelles s’en nourriront. Pourtant, en démocratie, c’est ainsi que la loi le commande et c’est bien là que les difficultés se multiplient, en France et en Europe.

Car ce qui frappe, dans l’observation de l’Espace de liberté, sécurité et justice, est bien la généralisation de cette forme d’action criminelle et la difficulté des Etats démocratiques à y répondre. Rapidement classée dans nos esprits au rang des faits divers, la tuerie aveugle du Musée juif de Bruxelles doit davantage l’arrestation de son auteur au hasard qu’à l’efficacité de la loi pénale et ce, après que l’affaire Merah ait pourtant frappé les esprits et provoqué des remises en question.

C’est dire qu’agir en amont est essentiel en la matière, ce dont l’Union européenne a pris conscience au cours de l’année 2014, suivant en cela l’impulsion du Coordinateur de la lutte anti-terroriste. Outre l’identification et le suivi des individus concernés, le stockage des données les concernant, la prévention et la lutte contre la radicalisation terroriste sont ainsi devenus des priorités, en lien avec le dossier des djihadistes européens partant combattre au Proche Orient. Merah, Nemmouche et peut être l’un des suspects du carnage de Charlie Hebdo n’en faisaient-ils pas partie ?

Ainsi, la guerre des idées est venue progressivement s’imposer à l’esprit d’une société qui était largement restée indifférente à cette dimension particulière.

Car c’est vraisemblablement là qu’est le nœud du problème. Dans une société européenne largement sécularisée où parfois, comme en France, la laïcité est érigée en principe commandant la neutralité de la chose publique, l’irruption du fait religieux n’a pas été perçue à sa juste mesure, en particulier mais pas seulement à propos de l’Islam. Religion d’implantation relativement nouvelle en France, sinon en Europe, son insertion et son adaptation à la société occidentale n’ont fait l’objet d’aucune attention particulière, d’aucun accompagnement, d’aucune pédagogie réciproque.

Permettant que soit mis l’accent sur ce qui singularise et sépare et non sur ce qui rassemble le corps social, la démocratie libérale a ainsi autorisé sans s’en rendre compte que la place publique devienne le siège de débats récurrents, de la burka aux menus des cantines en passant par les prières de rue, dont les solutions en forme de compromis ont donné à chacun le sentiment qu’il en était le perdant. Confessionnalisation des principes et communautarisation des démarches n’ont sans doute pas suscité l’attention méritée, fait mesurer les risques encourus.

A cette incapacité à dégager des lignes claires de vie en commun s’est ajoutée le spectacle d’un théâtre extérieur où la multiplication des interventions occidentales au Proche Orient puis en Afrique subsaharienne a fini par donner l’impression d’une planification organisée. L’irrationnel et le fanatisme ont alors enclenché le processus de victimisation et de vengeance. Il conduit à la journée d’hier tandis que l’instrumentalisation de cette violence, de part et d’autre, ouvre le risque de voir se creuser les fossés.

Edgar Morin l’écrit très bien dans le Monde de ce jour : « la pensée réductrice triomphe. Non seulement les fanatiques meurtriers croient combattre les croisés et leurs alliés les juifs (que les croisés massacraient), mais les islamophobes réduisent l’arabe à sa supposée croyance, l’islam, réduisent l’islamique en islamiste, l’islamiste en intégriste, l’intégriste en terroriste ».

Lutter contre cette réduction demande donc de changer de logiciel. N’est pas Saint Just qui veut pour réclamer « pas de liberté pour les ennemis de la liberté » mais là est bien l’interrogation qui va dominer le débat politique dans les jours qui viennent.