Attentats terroristes de Paris : une défaillance de l’Espace de liberté, sécurité et justice ?

 par P. de Bruycker et D. Watt (Odysseus Omnia), H. Labayle (CDRE), A. Weyembergh et C. Brière (Eclan)

Les attaques terroristes du 13 novembre à Paris ont conduit le Président de la République française à déclarer l’état d’urgence et annoncer l’introduction de mesures visant à « mobiliser toutes les forces possibles afin de neutraliser les terroristes et de garantir la sécurité de tous les lieux qui pourraient être visés ». Parmi ces mesures figure la réintroduction des contrôles aux frontières intérieures avec les autres Etats de l’espace Schengen, dans le but de prévenir l’entrée sur le territoire d’individus dangereux qui cherchent à commettre des attaques terroristes ainsi que d’empêcher les assaillants de fuir.

Néanmoins, Salah Abdeslam, le cerveau présumé des attaques, a réussi à s’enfuir en traversant la frontière entre la France et la Belgique dans la nuit du vendredi au samedi sans être appréhendé, et il n’a toujours pas été arrêté depuis, malgré les importants moyens déployés par les forces de police belges et françaises. Plus surprenant, bien que relativement ignoré par les médias, est le fait qu’il ait été contrôlé par la police française dans la région frontalière (près de la ville de Cambrai) sans être arrêté. Comment cela a-t-il pu se produire au cœur de l’UE où les garde-frontières, la police, les juges et les services de renseignement aidés par des moyens technologiques modernes suivent en permanence de tels individus ?

Avant, comme certains responsables politiques l’ont fait hâtivement, d’instruire le procès de l’Espace de liberté, sécurité et justice, sans doute est-il bon d’examiner objectivement les conditions dans lesquelles les rouages de cet espace ont été confrontés à la réalité du terrorisme. Qu’il s’agisse du contrôle opéré aux frontières (1) ou de la collaboration des polices (2), force est de constater que la première des responsabilités n’incombe pas ici aux mécanismes institués par l’Union européenne. En revanche, et la question ne relève pas des compétences de l’Union, l’échec à prévenir des attentats pourtant largement prévisibles pose désormais la question de l’échange des renseignements entre les services nationaux compétents (3) ?

1. Les questions en suspens au sujet de la politique des frontières

D’après ce que l’on sait aujourd’hui de la réalisation des attentats de Paris et des trajectoires de leurs auteurs, une distinction doit être faite entre le franchissement par les terroristes des frontières internes et externes de l’espace Schengen.

a. le franchissement des frontières internes :

Le Code Frontières Schengen (CFS) règlemente le franchissement des frontières des Etats Membres concernés. Ainsi que l’a souligné Evelien Brouwer dans son article sur le blog Omnia, les Etats parties à l’espace Schengen peuvent, sur base de l’Article 23 du CFS, temporairement réintroduire des contrôles aux frontières internes s’il existe une justification claire sur base d’une menace pour l’ordre public ou la sécurité intérieure. L’existence d’une telle menace n’est évidemment pas contestable ici.

Les Etats de l’espace Schengen disposent d’un certain nombre d’instruments pour garantir une gestion efficace des frontières au sein de cet espace. Ainsi, le Système d’Information Schengen (SIS) est un fichier informatique utilisé pour enregistrer et partager l’information au sujet de certains individus qui ne devraient pas pouvoir entrer ou voyager au sein de l’espace Schengen. Sa deuxième génération – « SIS II » – a été mise en place pour inclure les nouveaux Etats Membres suite à l’élargissement de 2004 par le règlement 1987/2006 qui comporte également les règles relatives à son fonctionnement et son utilisation.

Une personne peut être fichée dans le SIS pour différentes raisons. Premièrement, un signalement peut être lancé afin d’empêcher l’entrée ou le séjour d’une personne ressortissante d’un pays tiers à l’UE qui a commis un crime ou qui a fait l’objet d’une interdiction d’entrée pour non-respect des règles en matière d’immigration (article 24 du Règlement 1987/2006). Deuxièmement, un signalement peut être lancé au sujet de ressortissants de pays tiers, mais aussi de citoyens européens, recherchés en vue d’une arrestation aux fins de remise sur base du mandat d’arrêt européen (MAE) ou aux fins d’extradition. Le SIS II contient également des signalements concernant des personnes disparues, des personnes recherchées dans le cadre d’une procédure judiciaire, ou des personnes aux fins de contrôle discret ou spécifique (voir décision 2007/533 du Conseil).

Salah Abdeslam étant Français et non un ressortissant de pays tiers, il ne pouvait pas, par définition, faire l’objet d’un signalement pour un motif lié à la politique migratoire. Lorsqu’il a été contrôlé pour la police française dans la nuit du 13 au 14 novembre, il n’était pas connu des autorités françaises apparemment parce que, bien que Français, il habitait en Belgique. Il ne faisait pas non plus l’objet d’un signalement en vue d’une arrestation car le MAE le concernant n’a été délivré par la Belgique qu’après les attaques, le dimanche. Il avait toutefois été signalé dans le SIS par les autorités belges comme étant une personne devant faire l’objet de contrôle « discret » ou spécifique. D’après l’Article 36 de la décision 2007/533 du Conseil précitée, un tel signalement peut être effectué pour la répression d’infractions pénales et pour la prévention de menaces pour la sécurité publique, notamment « lorsque l’appréciation globale portée sur une personne, en particulier sur la base des infractions pénales commises jusqu’alors, laisse supposer qu’elle commettra également à l’avenir des infractions pénales graves ».

Vu les objectifs énoncés pour justifier la fermeture des frontières françaises – mettre en échec la fuite des assaillants – on peut donc se demander pourquoi les contrôles effectués par la police française n’ont pas donné lieu à l’arrestation de Salah Abdeslam. Même s’il n’était pas mentionné dans le SIS en vue d’une arrestation, un signalement aux fins de contrôle discret ou spécifique aurait dû attirer l’attention de la police opérant le contrôle. On peut légitimement se demander ce qu’il s’est passé : l’information enregistrée dans le SIS n’était-elle pas suffisamment précise ? Dans ce cas, la police française a-t-elle utilisé le système SIRENE afin de recevoir plus d’informations de la part des autorités belges ? Si non, pourquoi ? Les reproches adressés généralement à la Belgique lors de ces tragiques épisodes, ne doivent-ils pas être partagés ?

Répondre à ces questions serait instructif afin de cerner le problème réel. Au delà, et même si cet échec est imputable au SIS et non aux agents nationaux, il est évident qu’une telle criminalité transnationale ne peut être réglée qu’au niveau international. Dans tous les cas, la réponse se trouve peut-être dans un SIS plus performant ou une meilleure utilisation du SIS par les Etats Membres. Elle n’est certainement pas pas le moins de Schengen évoqué ici et là.

b. le franchissement des frontières extérieures 

Les attaques de Paris ont attiré une part importante de l’attention sur la question des contrôles aux frontières extérieures, en particulier après la confirmation qu’au moins un des terroristes était entré sur le territoire de l’UE par la route utilisée par les réfugiés en utilisant un passeport syrien. On avance également que les assaillants, citoyens européens, ont pu quitter l’UE pour se battre en Syrie et revenir pour commettre les attaques de Paris. On craint même que l’un d’entre eux, Salah Abdeslam, ait réussi à s’enfuir en Syrie après les attaques. Il s’agit là du phénomène desdits « combattants étrangers » : des citoyens européens qui, après être devenus radicalisés, quittent leur maison en Europe pour aller se battre en Syrie avant de revenir. Depuis de longs mois, le coordinateur de la lutte contre le terrorisme, Gilles de Kerchove, alertait les Etats membres sur la nécessité d’une réaction vigoureuse, en vain. La préoccupation concrète, ici, est que ces individus sont extrêmement difficile à détecter lorsqu’ils entrent ou quittent l’espace Schengen.

Le Code Frontières Schengen prévoit dans son Article 7(2) que les citoyens européens, ainsi que toute personne jouissant du droit communautaire à la libre circulation, ne font l’objet que d’une vérification minimale lorsqu’ils franchissent les frontières extérieures de l’espace Schengen. Cela vise les documents de voyage présentés par ces personnes aux frontières extérieures, carte d’identité ou passeport. Au contraire, les ressortissants de pays tiers sont sujets à des contrôles plus approfondis en vertu de l’Article 7(3) qui prévoit au point (a)(vi) « la consultation directe des données et des signalements relatifs aux personnes et, si nécessaire, aux objets intégrés dans le SIS et dans les fichiers de recherche nationaux ». De tels contrôles sont parfois décrits comme portant sur les personnes plutôt que les documents.

Bien que les garde-frontières puissent consulter les bases de données utiles, comme le SIS, afin de s’assurer, entre autres, que les citoyens européens qui franchissent les frontières extérieures ne représentent pas une menace sérieuse pour la sécurité intérieure, une consultation systématique de ces bases de données n’est pas permise.

Cette interdiction pose problème depuis quelques années à l’UE et aux Etats Membres. Selon la disposition en cause, il est évident que chaque citoyen européen ne peut pas être contrôlé lorsqu’il franchit les frontières extérieures de l’UE. D’après la Commission, cela n’empêche pas de mener des contrôles systématiques au sujet de certaines personnes sur base d’une évaluation des risques, par exemple des personnes embarquant sur un vol à destination ou en provenance d’une région proche d’un conflit. Le Manuel à l’intention des garde-frontières a ainsi été modifié le 15 juin 2015 pour inclure cette dernière interprétation.

Néanmoins, depuis le début de l’année 2015 et après les attentats de Charlie Hebdo, les Etats Membres au sein du Conseil ont demandé à ce que le CFS soit révisé au sujet de la consultation systématique des bases de données pour les personnes jouissant de la liberté de circulation. Les inquiétudes au sujet de la menace que représentent les combattants étrangers de retour dans l’espace Schengen sans être détectés ont également donné lieu à l’établissement d’une liste d’Indicateurs du Risque Communs (IRC) par la Commission. Cependant, il apparaît que ces indicateurs confidentiels sont trop généraux et trop vagues. Ils ne sont dès lors pas mis en œuvre de manière efficace par les garde-frontières.

Le 5 octobre 2015, dans un document à destination du Conseil de l’UE, le coordinateur de l’UE pour la lutte contre le terrorisme expliquait ainsi qu’il reste des problèmes à régler en ce qui concerne la mise en œuvre coordonnée des indicateurs de risque communs. Il fait peu de doute que l’inefficacité des IRC pousse le Conseil à réclamer la révision du CFS, ainsi que l’ont exprimé les Ministres du Conseil « Justice et Affaires Intérieures » le 20 novembre 2015. Se réunissant au lendemain des attaques de Paris, le Conseil a affirmé que les Etats Membres s’engageaient à « mettre immédiatement en œuvre les contrôles systématiques et coordonnés nécessaires aux frontières extérieures, y compris des personnes jouissant du droit à la libre circulation ».

Il n’est pas contestable que de tels contrôles soient nécessaires, notamment aux frontières extérieures par lesquelles les « combattants étrangers » sont susceptibles de passer plus souvent. Leur interdiction par le Code Frontières Schengen apparaît en définitive inapproprié et cela explique pourquoi la Commission européenne a finalement décidé de présenter le 15 décembre 2015 une proposition visant à modifier l’Article 7 du CFS, dont elle n’a d’ailleurs pas jugé utile de fournir encore la traduction en langue française près d’un mois après. Une fois adoptée, non seulement elle autorisera mais elle obligera les garde-frontières à vérifier qu’un citoyen européen n’est pas « considéré comme étant une menace pour la sécurité intérieure, l’ordre public, les relations internationales d’un Etat Membre ou pour la santé publique, y compris en consultant les bases de données européennes et nationales pertinentes, en particulier le SIS ».

Cela contrevient-il pour autant à la liberté de circulation dont jouissent les citoyens européens sur base des Traités européens ? A première vue, la réponse semble négative, car la liberté de circulation concerne a priori les mouvements au sein de l’Union européenne et non le franchissement de ses frontières extérieures. Néanmoins, la directive 2004/38 mettant en œuvre la liberté de circulation contient des dispositions qui reconnaissent aux citoyens européens le droit d’entrer et de quitter le territoire des Etats Membres. L’article 4 sur le droit de sortie et l’article 5 sur le droit d’entrée existent « sans préjudice des dispositions concernant les documents de voyage, applicables aux contrôles aux frontières nationales ». Si ces dispositions, interprétées restrictivement, ne couvrent pas explicitement la consultation des bases de données, il ne faut pas oublier que l’Article 27 de la même directive autorise les Etats Membres à restreindre la liberté de circulation et de séjour d’un citoyen de l’UE pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique ou de santé publique. Il ne fait aucun doute que la consultation des bases de données pour des raisons de sécurité comme c’est le cas pour le SIS tombe sous l’exception de sécurité publique. En conclusion, la proposition de la Commission ne viole pas la liberté de circulation dont jouissent les citoyens européens.

Même si d’aucuns estiment que la proposition de la Commission aurait pu venir plus tôt, l’acquis de Schengen sera clarifié pour permettre le contrôle systématique des combattants étrangers aux frontières extérieures de l’UE. Au plus vite au mieux, ensuite le Conseil des Ministres et le Parlement européen devront prouver qu’ils peuvent modifier les règles européennes existantes quand cela est nécessaire et dans un laps de temps comparable à celui dans lequel les Etats Membres avec un Parlement bicaméral peuvent opérer.

2. L’efficacité de la coopération policière et judiciaire en matière pénale après les attaques

Les attaques de Paris et les événements qui ont suivis, telle que la fuite en Belgique du suspect Salah Abdeslam, ont déclenché la mise en oeuvre des mécanismes de coopération policière et judiciaire en matière pénale institués dans l’Union. Depuis le milieu des années 90 et en particulier depuis l’entrée en vigueur du Traité d’Amsterdam, ces mécanismes sont de plus en plus développés. Aujourd’hui, une série importante d’instruments, d’acteurs et de bases de données est à la disposition des autorités nationales en charge d’enquêter et de poursuivre les faits de terrorisme. Le discours europhobe qui a suivi les attentats aurait donc gagné à être équilibré par un examen de ce qui s’est réellement passé, bien loin des blocages que la gravité de tels évènements conduit parfois à constater au sein des Etats. Là encore les constats de Gilles de Kerchove à l’adresse du Conseil, opérés au lendemain des attentats, sont sans appel. Ils témoignent de la large inutilisation des outils à disposition.

En termes de coopération policière, l’importance d’Europol doit être soulignée, à la fois en termes d’échange et d’analyse d’informations et en termes de support opérationnel. L’approbation par le Conseil, le 4 décembre 2015, d’un texte de compromis sur un projet de règlement relatif à Europol émanant de la Commission devrait contribuer à améliorer la coopération policière entre Etats car Europol devrait avoir plus de moyens pour agir comme « le centre névralgique de l’échange d’informations entre les services répressifs des États membres ». Un « point de contact voyageurs » (focal point travellers) a spécialement été créé en 2014, dans lequel les combattants étrangers sont enregistrés, même s’il appartient aux Etats membres de lui donner une réalité concrète en l’alimentant. La dite “décision Prüm” doit également être mentionnée ici. Elle vise particulièrement à rendre obligatoire l’échange entre Etats membres de données relatives à l’ADN, l’empreinte digitale et l’immatriculation des voitures.

En termes de coopération judiciaire en matière pénale, Christiane Taubira, la garde des Sceaux française, a réaffirmé, suite à la réunion du Conseil Justice et Affaires Intérieures du 20 novembre 2015, que nous disposions des instruments nécessaires pour faire face aux crimes de terrorisme et que ces instruments ont bien fonctionnés en ce qui concerne la coopération entre les Etats membres impliqués dans l’enquête.

Au lendemain des attaques, une demande d’entraide judiciaire en matière pénale a été envoyée à la Belgique et à l’Allemagne. Ces demandes ont été envoyées très rapidement sur base de la convention de 2000 relative à l’entraide judiciaire en matière pénale entre les États membres de l’Union européenne.

Parmi les autres instruments spécifiques à l’ordre juridique européen et qui ont été utilisés dans ce contexte, la décision-cadre 2002/584/JAI relative au mandat d’arrêt européen (MAE) doit être mentionnée. Adoptée suite aux événements du 11 septembre 2001, le MAE, qui est considéré comme étant la « success story » de l’espace pénal européen, met en place des procédures de remise simplifiées et plus rapides, directement entre autorités judiciaires, sans implications politiques et avec un nombre limité de motifs de non-exécution. Au moins un MAE a été délivré depuis les attaques de Paris ce qui implique que les autorités policières et judiciaires compétentes des Etats membres ont l’obligation d’arrêter les personnes visées. Sur requête de l’autorité judiciaire qui délivre un MAE, ce dernier peut être accompagné par un signalement dans le Système d’Information Schengen (SIS) et/ou dans la base de données Interpol.

Le système européen d’information sur les casiers judiciaires (ECRIS), basé sur une décision du Conseil de 2009 et qui doit être lue en combinaison avec la décision-cadre concernant l’organisation et le contenu des échanges d’informations extraites du casier judiciaire entre les Etats membres, a aussi été mobilisé et les informations contenues au sujet des condamnations passées des suspects ont démontré la valeur ajoutée de ce système. Opérationnel depuis 2012, ce système combine la centralisation des condamnations dans les archives pénales de chaque Etat membre et l’interconnexion de ces archives, permettant l’échange électronique d’informations standardisées.

Enfin, les équipes communes d’enquêtes (ECE), faisant partie à la fois de la coopération policière et de la coopération judiciaire, ont une valeur ajoutée évidente. En l’espèce, une ECE a été créée immédiatement entre la France et la Belgique, pour laquelle les Ministres de la Justice des deux pays ont donné leur accord le 16 novembre. Cette création a permis la constitution d’une équipe composée de juges, de procureurs et d’autorités policières pour une durée déterminée et pour un objectif défini, à savoir mener des enquêtes pénales dans chacun des pays concernés. Un des avantages de ces ECE est l’échange d’informations et des preuves obtenues, sans devoir faire une demande d’entraide judiciaire.

Malgré ces éléments positifs, la coopération entre les autorités nationales doit encore être améliorée :

  • premièrement, certains des instruments décrits ci-dessus, telle que la décision Prüm de 2008 ou la décision-cadre relative aux ECE, n’ont pas du tout ou pas correctement été transposés par les Etats membres. L’importance de la correcte mise en application des dispositifs européens au niveau national a à maintes fois été soulignée, par exemple dans les orientations stratégiques du Conseil européen de juin 2014 et dans les conclusions du Conseil Justice et Affaires Intérieures du 20 novembre 2015. A cet égard, la fin de la période de transition le 1er décembre 2014 devrait pousser les Etats Membres récalcitrants à se conformer au droit européen car un Etat peut faire désormais l’objet de poursuites pour non-application du droit dérivé européen, même adopté avant l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne.
  • deuxièmement, des difficultés se manifestent également au niveau de l’application pratique des instruments européens. Il y a, par exemple, une différence considérable entre l’information disponible au niveau national et l’information transmise et/ou partagée avec les autorités compétentes d’autres Etats membres; en outre, les informations transmises à Europol ne sont pas toujours suffisantes, mettant ainsi à mal la réalisation de son mandat. Dans ce contexte, le Conseil Justice et Affaires Intérieures a annoncé le 20 novembre 2015 l’établissement le 1er janvier 2016 du Centre européen de lutte contre le terrorisme (CELCT), qui a vocation à devenir une plateforme permettant aux Etats Membres de renforcer l’échange d’informations et la coopération opérationnelle en ce qui concerne la surveillance des combattants terroristes étrangers et les enquêtes à leur sujet, le trafic d’armes illicites et le financement du terrorisme. Un centre similaire a été créé il y a quelques années en matière de cybercriminalité, le EC3, et cela s’est avéré être un outil utile. L’utilité du CELCT dépendra en grande partie de la volonté des Etats membres de partager les informations dont ils disposent, qui aujourd’hui reste insuffisante comme le démontre l’exemple du point de contact « voyageurs » d’Europol au sujet des combattants étrangers.
  • troisièmement, certains des instruments décrits ci-dessus souffrent de limites intrinsèques. ECRIS fonctionne bien mais seulement en ce qui concerne les citoyens européens. Au sujet des ressortissants de pays tiers, il est toujours nécessaire de consulter les archives de chaque Etat membre afin de connaître les condamnations passées de ces individus. La possibilité de créer une base de données européenne au sujet des ressortissants de pays tiers ayant fait l’objet d’une condamnation est discutée depuis plusieurs années. Dans ses conclusions du 20 novembre, le Conseil JAI a accueilli favorablement l’intention de la Commission de soumettre d’ici la fin janvier 2016 une initiative ambitieuse visant à étendre ECRIS pour inclure les ressortissants de pays tiers.
  • enfin, de nouvelles mesures législatives devraient être initiées incessamment, notamment au niveau du rapprochement des droits matériels en matière pénale, et en particulier en ce qui concerne la criminalisation des infractions terroristes. En effet, selon les conclusions du Conseil du 20 novembre, la Commission devrait présenter une proposition de directive mettant à jour les décisions-cadre de 2002 et 2008 relatives à la lutte contre le terrorisme. Cette réforme intégrera en droit européen la Résolution 2178 (2014) du Conseil de Sécurité de l’ONU ainsi que le Protocole additionnel à la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme. Cela aura principalement pour effet d’obliger les Etats Membres à criminaliser les voyages à l’étranger à des fins terroristes.

En résumé, les récentes et tragiques attaques terroristes ont démontré que les polices nationales et les autorités judiciaires ont connaissance des outils à leur disposition en matière de coopération policière et judiciaire dans le domaine pénal. Des améliorations sont néanmoins toujours possibles. La nature transnationale des récentes attaques illustrent clairement la nécessité de la coopération transfrontalière en matière pénale. Les Etats membres devraient se rendre compte que la solution passe par une coopération renforcée et que les réflexes souverainistes sont non seulement vains mais aussi préjudiciables à l’identification et à la poursuite des personnes suspectées de terrorisme. En ce faisant, l’UE doit veiller à garantir un juste équilibre entre les différents intérêts en jeu et ne pas sacrifier les droits fondamentaux au nom de la sécurité, ainsi que la récemment souligné Stefan Braum dans un article publié sur ce blog.

3. L’échec de la coopération intergouvernementale en matière de renseignement

Dans les jours suivants les attaques, des critiques se sont élevées à l’encontre des carences au niveau de la coopération entre les services de renseignement nationaux. Il a, par exemple, été avancé que les services belges détenaient des informations relatives au danger représenté par les frères Abdeslam, sans que jamais ces informations n’aient été transmises à leurs collègues français.

Il est important de distinguer la coopération policière, d’une part, et la coopération en matière de renseignement, d’autre part. Alors que l’échange d’informations au niveau de la police est soumis au droit dérivé européen, adopté sur base des compétences de l’Union en matière de coopération policière, l’échange d’informations entre services de renseignement n’entre pas dans les compétences de l’UE, et l’UE n’a pas capacité à agir de façpn contraignante dans ce domaine.

Dans le cadre législatif en vigueur depuis l’adoption du Traité de Lisbonne, pas moins de trois dispositions insistent sur le fait que l’UE n’est pas compétente en matière de sécurité nationale. L’Article 4(2) du TUE stipule que l’Union respecte les fonctions essentielles de l’Etat, y compris la sauvegarde de la sécurité nationale. Aux articles 72 et 73 du TFUE, il est affirmé que le titre relatif à l’Espace de Liberté, de Sécurité et de Justice « ne porte pas atteinte à l’exercice des responsabilités qui incombent aux États membres pour le maintien de (…) la sauvegarde de la sécurité intérieure » et qu’il « est loisible aux États membres d’organiser entre eux et sous leur responsabilité des formes de coopération et de coordination qu’ils jugent appropriées entre les services compétents de leurs administrations chargées d’assurer la sécurité nationale ». En d’autres termes, la coopération entre les services de renseignement nationaux chargés d’assurer la sécurité nationale reste entre les mains des Etats membres et est donc menée sur une base intergouvernementale.

Par conséquent, imputer à l’UE le manque de coopération en matière de renseignement entre la France et la Belgique est injustifié. L’idée de créer une agence de renseignement européenne a été mentionnée par certains Etats mais elle a rapidement été rejetée le vendredi 20 novembre par le Conseil JAI tant cette hypothèse excède les compétences de l’Union dans l’état actuel des Traités, indépendamment de son opportunité. Toute avancée institutionnelle dans ce domaine requiert au préalable une révision des Traités. La faisabilité d’une telle révision est évidemment incertaine en raison de l’extrême sensibilité que cela poserait au regard de la souveraineté nationale tant il est clair que les services de renseignement disposent, par définition, de données sensibles dont les autorités nationales ne peuvent envisager le partage. Ceci sans développer un autre argument, très concret, la coopération au sein même d’un Etat est parfois elle-même problématique face à la réticence des services de renseignement à l’idée de coopérer trop largement avec les autorités policières, judiciaires ou autres.

L’absence de compétences de l’UE ne signifie pas qu’il y ait une absence complète de multilatéralisation européenne de la coopération en matière de renseignement. A cet égard, le Centre de l’UE pour l’analyse d’informations (INTCEN) mérite la mention. Cependant, ce centre a un mandat limité qui est de fournir des analyses des renseignements, des alertes précoces et des comptes rendus de la situation au Haut Représentant ainsi qu’au service européen pour l’action extérieure, en matière de sécurité, de défense et de contre-terrorisme. Cette agence a succédé au Centre d’information de l’UE (SITCEN), créée pour répondre au besoin d’analyses de renseignement afin d’aider les décideurs européens. Malgré son titre, cette agence n’est pas une agence de renseignement européenne. Elle n’a aucun moyen opérationnel, ni aucun pouvoir en matière de coopération entre agences de renseignement nationales. Son mandat consiste à publier des évaluations des services de renseignements, des rapports et des résumés, ainsi que des évaluations des risques pour le personnel de l’Union sur base de sources librement accessibles et des rapports analytiques que les services de renseignement nationaux lui transmettent. Une autre initiative à mentionner concerne l’existence du dit « Club de Berne », forum d’échange de renseignements entre les services de renseignement des Etats membres, de la Norvège et de la Suisse, au sein duquel un groupe anti-terrorisme a été créé en 2001. Il fonctionne en-dehors du cadre institutionnel européen mais il entretient néanmoins des relations avec celui-ci, particulièrement à travers la participation du INTCEN.

Conclusion

Au total, le choc provoqué par les attentats de Paris devrait obliger l’Union et ses membres à une réflexion d’une autre ampleur que celle qu’elle a proposée à ses citoyens lors de ses multiples réunions de travail.

Réflexion, d’abord, sur les itinéraires criminels ayant pu conduire des citoyens de cette Union, français comme belges, à de telles abominations. Persister à prétendre aux opinions publiques inquiètes que ces criminels ne seraient pas le produit de nos sociétés est une erreur grave, empêchant de réfléchir aux causes et donc d’imaginer les réponses. L’est tout autant l’abus des postures et des vocabulaires guerriers. C’est ici le droit pénal qui est en cause et non celui de la guerre, c’est ici dans le refus de toute légitimité au criminel que réside l’enjeu majeur. Pourquoi paraître alors valoriser son action en lui accordant un statut autre que celui d’un criminel de droit commun ? Démarche, par parenthèse, que poursuit l’Union depuis quarante ans …

Réflexions ensuite sur les défaillances et responsabilités multiples en cause. Loin d’être en première ligne, et donc de justifier la démagogie des critiques accablant l’Union européenne, la réalisation d’un espace de liberté et de sécurité est, en aval, la seule réponse possible.

A deux conditions. Celle d’une responsabilité réelle de ses membres dans son administration, ce qui est loin d’être le cas tant dans le domaine de la gestion des frontières que dans celui du partage de renseignements. Celle surtout d’un accord sur les valeurs structurant cet espace, tant dans le rôle central de l’institution judiciaire qu’à propos des garanties fondamentales.