BREXIT et droit international privé : quelles conséquences ?

Depuis le projet de référendum sur la potentielle sortie de la Grande-Bretagne, les analyses, les critiques et argumentaires n’ont eu cesse de se multiplier. Et l’issue du 27 juin dernier ne va en rien ralentir le mouvement. Déjà commenté sous de nombreux angles sur ce blog (voir notamment le billet de H. Labayle, « Brexit : Questions de frontières entre l’Union et le Royaume-Uni »), le Brexit laisse de nombreuses zones d’ombres dans le domaine du droit international privé.

Que va devenir le Royaume-Uni coupé de l’Union européenne eu égard au cadre actuel de coopération judiciaire en matière civile et commerciale ? 

Un auteur anglais, A. Dickinson, s’est déjà intéressé à cette problématique dans un travail prospectif « Back to the Future-The UK’s EU Exit and the Conflict of Laws » publié en mai dernier, relatif aux potentielles conséquences d’une sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne sur le règlement des conflits de lois. A la lumière des constats du Pr Dickinson, la question sera ici posée de la possibilité et l’intérêt de la Grande-Bretagne de conserver la place centrale qui est la sienne en droit international privé européen.

La fin de l’application des textes européens de droit international privé par la Grande-Bretagne

En 1973, la Grande-Bretagne fait son entrée au sein de la Communauté, et accompagne son mouvement d’une loi nationale, l’european communities act de 1972, destinée à accueillir les normes européennes au sein de l’ordre interne britannique. Cette loi permet de coordonner la souveraineté du Parlement et sa subordination au droit communautaire. Dès lors, les normes européennes ont pu être incorporées au droit national et trouver légitimité dans leur application territoriale. C’est ainsi que la Grande-Bretagne a pu prendre part à la construction d’un véritable socle de droit privé européen en ratifiant plusieurs textes destinés à coordonner les législations nationales en matières civiles et commerciales.

La sortie britannique de l’Union choisie par le peuple va avoir pour conséquence directe l’abrogation de cette loi d’accueil, rétablissant ainsi la complète souveraineté sur son territoire du Parlement anglais. En théorie donc, la Grande-Bretagne devra cesser d’appliquer le droit international privé de l’Union européenne et retourner vers son système interne. Mais quel est ce système interne en matière civile et commerciale ?

Le droit privé britannique s’est largement inspiré puis développé au sein du système européen de droit privé. Au travers des mécanismes de droit international privé adoptés par le droit de l’Union européenne, le système anglais, comme beaucoup d’autres, a contribué à l’installation d’un réseau commun de règlements des conflits privés. L’Union a vu naître des règles de conflit communes, que ce soit en matière de règles de conflit de lois, de règles de conflit de juridictions ou en matière de reconnaissance des jugements. L’abrogation de la loi de 1972 et la mise en application de l’article 50-3 du Traité sur l’Union va a priori entraîner la Grande-Bretagne à cesser d’utiliser ces instruments d’harmonisation de la matière civile et la forcer à retourner vers le système qui était le sien avant 1972. Mais un tel saut en arrière est-il possible ? Evidemment la réponse se doit d’être négative.

Enormément de critères doivent être pris en compte et ne permettraient pas un retour en arrière drastique. Les évolutions de la société, la multiplicité des échanges, l’internationalisation des litiges et de surcroît la complexification des situations ont inévitablement amené à une certaine « révolution juridique » qui fait que le système légal britannique en matière civile et commerciale aujourd’hui ne saurait être comparé au système légal d’avant son intégration à l’Union (même s’il garde quelques caractéristiques originelles). Le droit international privé anglais, de Common Law, fait désormais partie intégrante du droit international privé européen. C’est d’ailleurs ce qu’a fait remarquer le Professeur A. BRIGGS dans la préface de son ouvrage de « Droit international privé devant les juges anglais » en énonçant que « le noyau civil et commercial du droit anglais avait été repris par le droit européen en lettre noire et à l’encre invisible » et qu’« il n’y avait plus de sens à penser à un droit international privé anglais ».

C’est pourquoi la césure entre la Grande-Bretagne et l’Union européenne, et le retour au système d’avant 1972, doit être tempérée. Dans un premier temps parce que l’évolution que la Grande-Bretagne a connue, cette dernière ne la doit pas uniquement à l’Union européenne. La Grande-Bretagne a su s’adapter aux transformations des litiges dans la sphère privée en contractant un certain nombre de textes destinés à régir les relations transfrontalières des particuliers britanniques. Dickinson nous en donne quelques exemples et parle ainsi de la procédure civile anglaise réformée depuis les années 1990 « qui a eu un impact significatif sur les règles applicables à la compétence des défendeurs qui ne sont pas présents en Angleterre », de « la réforme des règles résiduelles de compétence en Ecosse » ainsi que de « la réforme sur le choix des règles de droit pour la responsabilité civile délictuelle dans la partie III de la Loi sur le droit international privé de 1995 ». Ces textes sont la preuve que la sortie de la Grande Bretagne de l’Union n’aurait pas pour effet de ramener le droit international privé anglais à l’état dans lequel il était en 1972.

A côté de ces réformes nationales à vocation internationale pris sans lien direct avec l’adhésion de la Grande-Bretagne à l’Union, il convient également de parler des Conventions qu’elle a signées conjointement avec d’autres Etats membres de la Communauté et des Etats tiers avant le Traité d’Amsterdam. Il s’agit en effet de la Convention de Bruxelles de 1968, la Convention de Rome de 1980 et de la Convention de Lugano de 1988. Ces trois textes ont eu vocation à réglementer la sphère du droit international privé en fixant des règles en matière de conflits de lois, de conflits de juridictions et de reconnaissance des jugements. Seul problème : ces textes ont aujourd’hui été remplacés par des textes européens, lesquels ne pourront bientôt plus être appliqués par la Grande-Bretagne.

Si la Grande-Bretagne cesse d’appliquer les textes européens de droit international privé, nombreux seront les justiciables qui en subiront les conséquences. Les solutions jurisprudentielles se trouvent déjà fragilisées par une complexification des situations juridiques et bien que le droit de l’Union européenne étende sa compétence par la multiplication de textes, il revient à la Cour d’adapter le droit de l’Union à chaque situation. Un retrait de la Grande-Bretagne, et ainsi l’application de règles différentes dès lors qu’un résident britannique est engagé, ne viendrait que complexifier la chose. Se pose également un souci d’ordre de la sécurité juridique. Une même situation va se trouver traitée différemment selon que l’élément déclencheur ait été créé avant l’abrogation de la loi de 1972, ou après. Ce qui implique également des soucis temporels d’applicabilité des textes européens. Bien que Dickinson ait résolu semble-t-il ce dernier problème, il soumet l’idée que les Conventions jusqu’alors remplacées pourraient se voir de nouveau appliquées par les juridictions britanniques.

Un retour aux anciennes Conventions envisageable ?

Plusieurs limites se posent à l’application des Conventions ratifiées par la Grande-Bretagne avant le Traité d’Amsterdam. La première limite à l’application de ces Conventions par le Royaume-Uni, et pas la moindre, est que ces Convention ont été remplacées par des Règlements. Le Royaume-Uni peut-il alors juridiquement faire renaître ces textes et les utiliser en tant qu’Etat tiers ?

Dickinson s’est déjà penché sur cette question et a naturellement distingué les trois conventions. Le but de cet écrit n’est pas de reprendre en entier la réflexion de Dickinson, dès lors nous rapporterons l’essentiel de son analyse.

Concernant la Convention de Rome de 1980, Dickinson s’est intéressé au rapport qu’elle entretient avec le Règlement de 2008. Si l’article 20 de la Convention donne la priorité à l’application du règlement, l’article 24 de ce règlement précise que « Le présent règlement remplace, entre les États membres, la convention de Rome, sauf en ce qui concerne les territoires des États membres qui entrent dans le champ d’application territorial de cette convention et qui sont exclus du présent règlement en vertu de l’article 299 du traité ». Ainsi, dès lors que le Royaume-Uni n’est plus membre de l’Union européenne, il n’est pas concerné par ce Règlement, qui ne remplacera donc pas pour lui la Convention. Selon toute vraisemblance, le Royaume Uni pourra de nouveau appliquer la Convention de Rome.

Concernant la Convention de Bruxelles de 1968, on remarque de même que le Règlement de 2000 dans son article 68 énonce qu’il remplace la convention seulement entre les Etats membres et son article 71 vient à l’appui en précisant que le Règlement « n’affecte pas les conventions auxquelles les États membres sont parties et qui, dans des matières particulières, règlent la compétence judiciaire, la reconnaissance ou l’exécution des décisions ». A priori cette Convention serait également applicable au Royaume-Uni après sa sortie.

Et concernant la Convention de Lugano de 1988, l’analyse s’est avérée plus délicate car il ne s’agit pas d’une convention entre les Etats membres et des Etats tiers, mais il s’agit bel et bien d’une Convention entre l’Union et quatre Etats tiers. Si le Royaume-Uni souhaite un retour à l’application de la Convention de Lugano, cela s’avère délicat puisqu’il ne pourra plus se prévaloir du statut d’Etat membre. Seul un accord particulier pourra permettre d’intégrer le Royaume-Uni aux Etats tiers, mais ce mécanisme d’intégration (articles 70 § 1c) et 72 de la Convention) suppose l’accord unanime des autres Etats membres, et il n’est pas sûr que le climat qui règne depuis l’annonce du retrait soit propice aux sentiments de solidarité envers les britanniques.

Enfin d’autres limites apparaissent à la pertinence d’une telle application. En effet, ces textes ont été depuis remplacés afin d’adapter les textes aux nouvelles situations naissantes. Le retour aux anciens textes est-il une solution pertinente ? La réflexion est hésitante. Certes il semble que l’application de la Convention représente une alternative pratique à la place d’un retour à un droit international privé purement national. Mais l’application d’un texte ancien ne risquerait-elle pas d’ébranler les avancées législatives dans le domaine en imposant le retour d’une Convention dès lors que le Royaume-Uni sera concerné ? Cela ne risque-t-il pas de représenter un frein à l’évolution de notre droit international privé européen ? Quant à la problématique du champ d’application, il est certain que le nombre d’Etat contractants aux Conventions n’est pas significatif du nombre d’Etats membres à l’Union européenne. Le Royaume-Uni va donc très vite se trouver limité pour l’application de ces textes dans la résolution de ses conflits dans les relations privées.

Dans l’attente d’un potentiel accord bilatéral en matière civile et commerciale

Finalement, nous n’avons d’autre choix que d’attendre un potentiel accord bilatéral. Car quand bien même les réflexions démontrent que la Grande-Bretagne pourrait retourner à une application des anciens textes, tout cela pourrait être remis en cause par la Cour de justice, qui pourrait refuser une (ré) intégration de la Grande-Bretagne dans le système de droit international européen. Comme l’a si bien dit Dickinson, « la CJUE et les tribunaux européens pourraient se révéler être un environnement hostile pour les justiciables britanniques qui cherchent à bénéficier des dispositions de 1968 Bruxelles et 1988 Conventions de Lugano ». En effet, même si nous avons pris l’habitude de voir la Grande-Bretagne se démarquer en s’opposant à nombre de propositions de l’Union, n’est-il pas trop demandé de les laisser s’en aller tout en leur permettant de conserver les avantages dont peut bénéficier un Etat encore membre en matière civile et commerciale ? On peut comprendre dès lors certaines réticences à devoir donner aux Royaume-Uni, le beurre et l’argent du beurre. Quelques esprits rancuniers pourraient ainsi bloquer une potentielle réintégration de la Grande-Bretagne dans le système de droit international privé européen.

Et peut-être que la Grande-Bretagne ne désire pas non plus faire partie de ce système d’harmonisation européenne de la matière. Que de son désir de sortie nous devrions également conclure à sa réticence à faire partie d’un projet pour une intégration encore plus grande du doit de l’Union dans nos droits nationaux, avec des règles de droit international privé. Et en serions-nous étonnés ?

Il nous faut patienter et attendre la conclusion d’un accord de sortie pour enfin avoir (peut-être) des réponses concernant l’avenir du Royaume-Uni et de ses résidents au sein de notre droit international privé européen. Car si un accord bilatéral en matière civile et commerciale est passé, cela préserverait sans aucun doute le Royaume-Uni et ses résidents d’une remise en question de leur position centrale en matière de règlement des conflits en Europe et de la valeur de leurs jugements dans les autres Etats membres. Pour autant il n’est pas sûr que ce soit ce que souhaite réellement l’Union européenne. Cette incertitude a d’ailleurs été récemment soulevée lors d’un séminaire organisé entre l’Institut Max Planck et l’Institut anglais de droit international et comparé en mai dernier, il en est ressorti qu’il « pourrait y avoir des négociations sur un régime spécifique entre l’Union et le Royaume-Uni, mais la Commission européenne pourrait être bien avisée de faire face aux problèmes les plus urgents de l’Union (à savoir la crise des réfugiés où aucune solidarité doit être attendu de la Royaume-Uni) au lieu de perdre du temps et de force dans les négociations bilatérales » (Burkhard Hess & Marta Requejo-Isidro, « Brexit – Immediate Consequences on the London Judicial Market », séminaire organisé par l’institut Max Planck du Luxembourg (MPI Luxembourg) et l’institut anglais de droit international et comparé (BIICL), 24 juin 2016).