Schengen, un coupable idéal ?

par Henri Labayle, CDRE

Les réalisations européennes servent de bouc émissaire aux crises nationales. Ce n’est pas chose nouvelle. Après l’Euro, l’espace « Schengen » de l’Union est aujourd’hui sur la sellette. Les attentats terroristes lui auraient donné le coup de grâce, après ceux de la crise des migrants. Est-ce bien réaliste, est-ce vraiment opportun ?

Les discours officiels relèvent ici de la vieille fable de la paille et de la poutre. C’est aux Etats membres eux-mêmes que le conseil du ministre de l’Intérieur français de « se reprendre » devrait être donné tant la construction de Schengen est dépendante de leur volonté. Néanmoins, le réalisme interdit l’optimisme. Ayant perdu de vue ses caractéristiques initiales, Schengen n’échappera pas à une remise en question profonde.

Le fabuleux destin de l’espace Schengen, sa « success story », enregistrent incontestablement au coup d’arrêt, dont il conviendra de mesurer l’impact réel. Il y a des explications à cela.

1. Une construction datée

Les principes de Schengen sont inscrits désormais dans les traités : abolition des contrôles aux frontières intérieures, reportés là où l’espace commun est en contact avec les pays tiers. Sont-ils toujours à la hauteur des défis ? Répondent-ils à la menace terroriste comme à la pression migratoire ? A trop raisonner à logiciel constant, on peut en douter.

Le contexte de la création de Schengen, en 1985, a été oublié. Fruit d’un accord bilatéral franco-allemand, rejoint par les Etats du Bénélux, Schengen s’inscrivait dans un paysage aujourd’hui disparu : peu de participants, ensemble homogène animé des mêmes buts. Au point d’être scellé dans une convention d’application dont la date n’est pas indifférente : 1990, au lendemain de la chute du mur de Berlin …

En attendre une réponse efficace à des défis qui n’existaient pas lors de sa conception est un peu simpliste.

Que Schengen n’ait pas été à même, en 2015, d’arrêter les flots de réfugiés remontant le ventre mou du couloir des Balkans s’explique : il a été conçu en 1990 dans la logique d’un continent fermé, d’une Europe coupée en deux par le rideau de fer, ignorant les 7700 kilomètres de frontières terrestres devenues les siennes aujourd’hui. Figée dans une problématique Nord/Sud, l’Europe de l’époque n’avait aucune idée de la dimension Est/Ouest qui s’y est surajoutée.

Le contexte géopolitique de l’époque le confirme. L’environnement de Schengen était fait de l’Union soviétique de Gromyko au Maroc d’Hassan II en passant par la Tunisie de Ben Ali et la Libye de Kadhafi, sans parler de la Syrie ou de la Yougoslavie de Tito. Les dictateurs qui l’entouraient étaient ses meilleurs garde-frontières et la vague migratoire de 2015 inimaginable …

L’argument vaut aussi en matière terroriste. Oubli ou mauvaise foi des partisans d’un retour aux frontières nationales, celles-ci font obstacle à la lutte anti-terroriste. D’ETA réfugié en France à l’IRA en République d’Irlande ou à la bande à Baader en France, les exemples ne manquent pas. Leur maîtrise nationale empêcha-t-elle la vague d’attentats des années 80 en France ? Evidemment non.

Pour autant, « l’obsession » de la frontière justement décrite par Michel Foucher n’a pas disparu. En fait, Schengen se borne à déplacer le lieu où la frontière joue toujours son rôle de barrière, de protection. Il est un compromis entre l’ouverture d’un continent, notamment pour des besoins économiques, et sa fermeture, pour des raisons sécuritaires.

La crise de 2015 met ouvertement en question l’équilibre de ce compromis, sa capacité à assumer la fonction sécuritaire de la frontière commune. Les Etats, en trente ans, l’ont construit et maintenu envers toute logique, d’où leur responsabilité centrale.

2. Des compromis boiteux

Habillé d’un prétexte sécuritaire, ce que l’on appelait à l’époque le « déficit sécuritaire », Schengen répondait en fait à une autre réalité : celle du besoin économique d’un continent asphyxié, cloisonné en Etats aussi nombreux que petits. Le marché intérieur, lancé exactement à la même période, ne pouvait s’en satisfaire.

Le détour par la case « sécurité » dissimule à peine cette vérité. Ouvrir l’espace intérieur était d’abord un impératif économique, satisfaisant les opérateurs mais plus facile à assumer en mettant en avant la lutte contre l’immigration ou le crime. La réinstauration des contrôles provoquée par la crise des attentats de Paris confirme l’impact économique de cette ouverture : retards dans les aéroports, kilomètres de bouchons sur les autoroutes aux passages frontaliers avec l’Espagne ou l’Italie… Le compromis entre mobilité et sécurité, pourtant exclusivement au cœur du projet initial Schengen, s’est réalisé au détriment de la seconde. Quitte à ignorer les aspirations des citoyens européens.

D’autant que, dans sa quête de points d’appui, la construction européenne s’est emparée de Schengen pour en faire un symbole. Curieux retournement des choses, Schengen vilipendé lors de sa création, stigmatisé parce que qualifié de « liberticide » et que “l’Europe des polices” était alors un gros mot, fut ensuite présenté comme l’acquis principal de la liberté des citoyens européens. Avant aujourd’hui d’être à nouveau accusé de tous les maux d’une intégration européenne qu’il ne réalise pourtant pas.

La vérité se cache ailleurs. A force de non-dits et de compromis étatiques, la démarche sécuritaire quasi-exclusive sur laquelle reposait Schengen initialement s’est progressivement banalisée.

Elle imposait le respect d’un certain nombre de principes. Avant toute autre chose, celui de la responsabilité de chaque Etat, garant par son sérieux de la sécurité de tous. D’où le refus initial de l’ouvrir à des partenaires jugés peu fiables, de l’Italie à la péninsule ibérique ou à la Grèce.

La logique communautaire, celle des élargissements, l’a emporté sur ce paramètre. Une prétendue « confiance mutuelle » entre Etats a été vantée dans un univers où la méfiance demeure la règle, peu sensible au credo du monde libéral.

Puisque, depuis des années, la Grèce était une passoire et ne remplissait plus ses obligations, comment s’étonner que le système ait volé en éclat au début de l’été ? Puisque, depuis des années, le système dit de « Dublin » (imaginé à Schengen) ne remplissait pas son office, pourquoi s’étonner de l’abcès de fixation ouvert hier à Sangatte, aujourd’hui à Calais ? Enfin, faute de donner un sens au mot « sanction », pourquoi l’Union européenne ne s’est-elle pas préoccupée d’une réaction vigoureuse, réservant ses foudres aux eaux de baignade et aux aides d’Etat …

Arbitrant au moyen de compromis médiocres, quand il aurait sans doute fallu établir publiquement et respecter des priorités politiques, l’Union s’est donc trouvée démunie lorsque la bise est venue, lorsque les urnes nationales et européennes se sont emplies de votes protestataires. Faisant l’aubaine de partis extrémistes dépourvus de toute réponse réaliste, elle s’est ainsi placée sur la défensive.

L’impasse faite sur la dimension économique du contrôle des frontières illustre cette absence de pilotage. Le mirage des solutions technologiques de demain, les « smarts borders » et la biométrie, ajouté au lobbying des grandes multinationales désireuses d’obtenir les marchés publics y sacrifiant, ne peut dissimuler l’aberration consistant à confier la sécurité de tous à un Etat membre, la Grèce, étranglé financièrement et budgétairement pour les raisons que l’on sait …

S’il est exact que les Etats Unis consacrent 32 milliards de dollars à leur politique migratoire dont la moitié au contrôle des frontières, comment comprendre les 142 millions d’Euros du budget de Frontex ?

Dilué, Schengen a perdu de vue l’originalité de sa charge pour être appréhendé comme une politique ordinaire. Sauf que les Etats membres n’ont en rien abdiqué.

3. Une logique intergouvernementale

Laboratoire de la construction européenne, Schengen demeure une construction aux mains des Etats.

Au prix d’une certaine schizophrénie, les Etats ont en effet prétendu à la fois intégrer leur action mais en conserver la maîtrise. Entre ceux qui voulaient mais ne pouvaient pas en faire partie (la Bulgarie, la Roumanie), ceux qui pouvaient mais ne le voulaient pas (les iles britanniques), ceux qui ne pouvaient pas mais que l’on a voulu (la Suisse, la Norvège, l’Islande) et ceux qui ne pouvaient pas et dont on aurait pas du vouloir (la Grèce), Schengen est devenu un véritable patchwork.

La greffe aurait pu prendre. Elle n’a été qu’imparfaite.

D’abord car la diversité des situations nationales n’a pas disparu. D’une part, les législations et pratiques nationales demeurent suffisamment éloignées pour que l’effet « vases communicants » ne joue pas. Migrants comme criminels ont parfaitement identifié ces points faibles. D’autre part car le degré d’attraction des Etats membres de cet espace ne s’est pas réduit, rendant inutile le souhait de responsabiliser l’ensemble. Convaincus que l’Allemagne et la Suède étaient des eldorados, les demandeurs de refuge n’envisagent pas d’autre destination, pour la plus grande satisfaction des Etats membres qu’ils traversent et qui vont jusqu’à leur faciliter la tâche.

Ensuite, parce que les Etats refusent toujours la contrainte. En indiquant clairement dans son article 4 que « la sécurité nationale relève de la seule souveraineté de chaque Etat membre », le traité sur l’Union fixe une barrière infranchissable.

Les enseignements des commissions d’enquête au lendemain des attentats de Charlie Hebdo le confirment. Le dispositif européen est moins en cause que les conditions de sa mise en œuvre. La faillite de Schengen n’est pas dans la poursuite mais dans la prévention, dans le renseignement en amont des attentats et l’alimentation des outils communs qui n’est pas obligatoire. La qualité remarquable de l’action policière et judiciaire, y compris par delà la frontière franco-belge, ne dissimule la faillite de la prévention politique et policière, des deux cotés de cette frontière.

Comment Mehdi Nemmouche hier, Abaaoud ou les frères Abdeslam cette semaine, ont-ils pu perpétrer leurs crimes sans obstacle réel, échappant aux contrôles Schengen autant que nationaux ? Qui refusait jusqu’au Conseil de vendredi dernier d’inclure les « combattants étrangers » dans le SIS et pourquoi 5 Etats seulement fournissent-ils plus de la moitié des informations sur leurs déplacements au Système d’information d’Europol de l’aveu du coordinateur européen de la lutte contre le terrorisme ?

L’absence de transparence de l’Union ne facilite pas la réponse. La responsabilité des Etats membres est pourtant au cœur de ce fiasco, constat déjà posé après Charlie Hebdo, sans réelle suite.

La France n’y échappe pas, étonne par l’arrogance de notre discours public. Des failles de son contrôle judiciaire aux pannes de son système de fichier Chéops, à sa gestion des documents d’identité, aux  erreurs de ses services de renseignements ou aux moyens alloués et à l’autisme de ses gouvernants qui qualifient de simples « complicités françaises » l’action des terroristes de Paris, elle n’est pas en situation d’administrer les leçons qu’elle prétend donner à la Belgique et à l’Union.

Celle-ci doit pourtant se remettre en question.

Quant au périmètre de son action d’abord. Malgré le politiquement correct, la composition de l’espace commun où contrôles comme échanges de renseignement s’effectuent est une question ouverte. Les Pays Bas, comme d’autres, semblent réfléchir à un redimensionnement effectué soit par un repli, sur un petit nombre de partenaires performants, soit par une mise à l’écart, de membres jugés non fiables.

Quand au fond ensuite. Les principes d’organisation sur lesquels Schengen repose, frontières intérieures/extérieures demeurent aussi pertinents qu’hier. En revanche, ils ne peuvent plus se satisfaire du vide politique actuel. La cohérence exige de percevoir l’asile comme un même devoir, réclame de criminaliser le radicalisme et le terrorisme de façon identique. Ce préalable n’est pas satisfait aujourd’hui dans l’Union. De même que la « solidarité » doit avoir un sens concret pour les Etats membres, ces derniers doivent partager l’accueil des réfugiés et privilégier la coopération et la police judiciaires et la coordination des poursuites à l’action exclusive des services de renseignement. Dans tous les cas, il faut y mettre le prix.

Alors, pourquoi n’entendons nous pas les mots de « parquet européen », « d’équipes communes d’enquête », « d’Eurojust » ? Pourquoi l’essentiel du contingent de la relocalisation est-il encore vacant ? Parce que nous n’osons pas lever le tabou de l’action commune, de la quasi-fédéralisation qu’impliquent le développement des agences se substituant aux Etats défaillants, que nous prétendons que l’administration nationale des politiques européennes est toujours l’alpha et l’oméga de la construction européenne ?

L’hypothèse de l’avancée, même si celle du repli est peu crédible sinon impossible, est donc incertaine. A l’image de celle du projet européen tout entier dont Schengen demeure bien, toujours, un « laboratoire ».