Quand la justice européenne se prend pour une justice nationale

Par Jean-Sylvestre Bergé, EDIEC

L’espace judiciaire européen peut se targuer de belles réalisations. En soixante ans et, plus singulièrement encore depuis 1999, les avancées ont été considérables. Un droit européen de la coopération judiciaire s’est mis en place. En matière civile, l’approche est en passe de devenir globale, puisque sont dorénavant concernés le droit économique mais également le droit des personnes. En matière pénale le processus est plus long mais il est engagé avec notamment l’élaboration du très fameux « mandat d’arrêt européen ».

La question qui se pose aujourd’hui à l’ensemble des acteurs, spécialement  des acteurs institutionnels, de cette coopération judiciaire est la recherche des moyens aptes à rendre le dispositif ” le plus accessible possible aux citoyens “.

A cet égard, je voudrais dénoncer ce que j’appellerais ici une « vue de l’esprit ».

Cette dernière consiste à considérer que l’espace européen n’est fondamentalement pas différent d’un espace national de sorte que son parachèvement ne peut être atteint que par la concrétisation à un niveau régional de constructions juridiques d’inspiration proprement nationale. C’est à ce titre, par exemple, qu’est né le projet de « Constitution pour l’Europe » (Traité de Rome du 29 oct. 2004, jamais entré en vigueur) ou que des groupes européens de recherche universitaire se sont attelés à l’élaboration d’un « Code civil européen » ou encore d’un « Code européen de procédure ».

Cette approche du droit européen à travers des institutions empruntées aux sphères nationales nous semble totalement contraire à l’esprit de la construction européenne contemporaine. Le droit européen a placé les rapports entre les ordres juridiques (ordres juridiques nationaux, ordre juridique international), au cœur de sa dynamique. Réduire cette forme de pluralisme juridique à la figure unique d’un droit européen synthétisant en son sein l’ensemble des systèmes existants est une grave erreur.

Dans le domaine de coopération judiciaire, cette volonté d’extrapoler au niveau européen des notions ou institutions de dimension proprement nationale existe. On en donnera deux exemples : 1° la volonté de substituer à un ordre public national, un ordre public européen jugé seul apte à défendre des valeurs de dimension européenne ; 2° la volonté de concentrer entre les mains du seul juge (ou de la seule autorité) du pays d’origine, la possibilité de contester un acte ou décision amené à circuler dans les autres Etats membres.

Ces deux types de propositions, qui connaissent de nombreuses déclinaisons notamment dans les instruments en vigueur ou les projets de refonte en cours (on songe à la réforme en cours du Règlement de Bruxelles 1 qui entend concentrer certaines contestations de l’efficacité des décisions entre les mains du seul juge du pays d’origine ; on songe au dispositif « ordonnance de retour » pour les enfants illicitement déplacés ou au mécanisme très étroit de rejet du mandat d’arrêt européen ; on songe à la généralisation de titres exécutoires européens sans possibilité de contestation dans le pays d’exécution) ne rapprochent pas les citoyens de l’espace judiciaire européen, ils les en éloignent, au contraire. Ils reposent, en effet, sur une fiction consistant à considérer que l’espace judiciaire intérieur européen est apte à prendre la forme d’un espace purement interne, sans frontières.

Les fictions – fussent-elles juridiques – ont leur limite. Un principe de réalité oblige les juristes à considérer que l’Europe se construit, dans son espace interne, sur (et non contre) les frontières des vingt-sept Etats membres et, dans son espace externe, sur (et non contre) des frontières avec les organisations et pays tiers.

Concrètement, cela veut dire que le citoyen en Europe doit pouvoir manier avec une égale dextérité un ordre public européen et des ordres publics nationaux qui ne se concurrencent pas l’un l’autre mais qui, au contraire, se complètent utilement. Cela veut dire également que le citoyen européen doit pouvoir accéder non seulement à un juge d’origine mais également à son propre juge, celui qui est le plus proche de son centre de gravité.

En un mot, pour conclure, l’espace judiciaire européen doit demeurer durablement un espace judiciaire transnational. Pas plus que l’Europe n’a vocation à faire disparaître les Etats membres, la construction d’une justice européenne ne saurait se faire au mépris des justices nationales. Aux juristes de fournir l’effort nécessaire pour appréhender cette complexité nouvelle, en abandonnant définitivement les figures simplifiées d’un droit d’inspiration exclusivement nationale ou, ce qui n’est pas mieux, d’un droit d’inspiration exclusivement européenne.


Jean-Sylvestre Bergé est Professeur de droit privé à l’Université Jean Moulin – Lyon 3, membre de l’Equipe de droit international européen et comparé (EDIEC), co-directeur du Réseau universitaire européen ELSJ (GDR CNRS) – jean-sylvestre.berge@univ-lyon3.fr.  Ce billet reprend le thème d’une intervention présentée aux journées « Justice européenne » organisée à Toulouse fin 2011 par le Pr S. Poillot-Peruzzetto.