La Commission européenne adopte sa 6ème décision de transaction en matière d’ententes : vers une banalisation de la justice expéditive dans l’espace européen ?

par Mehdi Mezaguer, IRDEIC

Le 27 juin 2012, la Commission européenne a adopté sa sixième décision de transaction dans une affaire d’entente concernant des fabricants de produits de gestion de l’eau (Communiqué de presse IP/12/704). Cette sixième affaire (COMP/39611) en quatre ans démontre un succès grandissant pour une procédure tant vantée par la direction générale de la concurrence (Antitrust : la Commission instaure une procédure de transaction dans le domaine des ententes, 30.6.2008, IP/08/1056) pour ses vertus propres mais également en ce qu’elle représente un complément du programme de clémence.

A cet égard, il faut noter que cette affaire est la première à voir s’appliquer les deux procédures sans pour autant donner lieu à un cumul des réductions comme le prévoit la communication relative à la procédure de transaction (communication relative aux procédures de transaction engagées en vue de l’adoption de décisions en vertu des articles 7 et 23 du règlement (CE) no 1/2003 du Conseil dans les affaires d’entente, JO C-167/1  du 2.7.2008, Consdt.33).

Quoi qu’il en soit, le développement de ces procédures repose en termes nouveaux la question de la qualité de la justice dans l’espace européen et sa confrontation au champ économique.

En l’espèce, la première entreprise à avoir dénoncé l’entente  (TA Hydronics) a obtenu une immunité totale d’amende conformément à la communication de la Commission relative aux procédures de clémence (Communication de la Commission sur l’immunité d’amendes et la réduction de leur montant dans les affaires portant sur des ententes, JO C-298/17 du 8.12.2006). Quant aux deux autres entreprises (Flamco et Reflex), elles ont obtenu une réduction de 10% chacune (au titre de la transaction), sans pour autant bénéficier de la clémence de second rang, qui récompense les entreprises ayant complété le dossier de la Commission en apportant des preuves confirmatoires permettant à cette dernière de clore le dossier plus rapidement dans une logique d’efficience procédurale.

La création de la procédure de transaction par la Commission européenne (en vertu de la possibilité qui lui est donnée d’adopter des règlements d’exécution par l’article 33 du règlement 1/2003) traduit une volonté de compléter la panoplie des procédures injustement qualifiées de « négociées » et d’achever ainsi une réforme en profondeur du système de mise en œuvre du droit de la concurrence de l’Union européenne. Si ce système se veut décentralisé (règlement 1/2003 du 16 décembre 2002 relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traite, JO L-1 du 4.1.2003), il n’en demeure pas moins axé sur des priorités contentieuses dont la Commission européenne veut garder le monopole (notamment en ce qui concerne la lutte contre les cartels).

Ainsi, la procédure de transaction, comme le programme de clémence, relève d’un cadre dérogatoire au règlement général, qui fait largement fi du respect des droits de la défense (D.Waelbroeck, « Le développement en Europe des solutions négociées : engagements, clémence, non-contestation des griefs. Que va-t-il rester aux juges ? », in G.Canivet (dir.), « Pour une justice économique efficiente en Europe, enjeux et perspectives d’une harmonisation », C.R.E.D.A., Gaz. Palais, n°233-234, Paris, 2007, p.35).

De manière générale, le droit à un procès équitable est sacrifié sur l’autel de l’efficacité et l’évitement de l’inscription de la transaction dans le règlement 1/2003 ne fait que le confirmer, oubliant ainsi le droit à une audition (article 27, Règlement 1/2003), l’association des plaignants à la procédure (article 27) ou encore le droit à ce que toutes les décisions prises par la Commission en application du règlement, et infligeant des amendes ou astreintes, soient soumises à un véritable contrôle de pleine juridiction de la Cour (article 31). Dans cette optique, la modeste contribution du conseiller-auditeur rendue avant la décision ne paraît pas suffisante.

Faussement qualifiée de transaction (G.Jazottes, « La Commission se dote d’une procédure simplifiée pour l’application de l’interdiction des ententes : la procédure dite de transaction », note sous Règlement 622/2008, RTDC, 1.1.2009, p.231), cette procédure relève davantage d’un savant mélange entre le « plea-bargaining » étasunien (J.Burrichter and D.J.Zimmer, Reflexions on the implementation of a plea-bargaining/direct settlement system in EC competition law, in  C.D.Ehlermann and I.Atanasiu (eds.), European Competition law annual, 2006, Enforcement of prohibition of cartels, Hart publishing, Oxford, 2006) et la procédure de non contestation des griefs prévue par le droit français (article L464-2-III du code de commerce).

De plus, cette création traduit une banalisation des procédures prônant la coopération incriminante de la part des entreprises et présente la Commission européenne comme une autorité dangereusement pragmatique, prête à tronquer les droits élémentaires procéduraux (Tels qu’ils relèvent notamment de l’article 6 de la Convention EDH) et à abandonner la recherche absolue de la vérité juridique dans le but de parvenir à une solution « simplifiée et accélérée ». Largement influencées par les mouvements d’analyse économique du droit (A.Vialfont, L’analyse économique des procédures négociées, Thèse, Paris 2, 2009), ces procédures prônent une application efficace de la justice qui trouve un épanouissement idoine en droit économique.

Dans ce contexte, la Commission pourrait rapidement devenir une autorité de concurrence spécialisée dans le traitement accélérée des affaires antitrust (articles 101 et 102 TFUE), laissant les autorités nationales en charge de résoudre les autres cas d’application de ces articles et le juge de l’Union européenne comme dernier bastion d’une justice plus juste et moins efficace.

A ce titre, l’adhésion future de l’Union européenne à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (TUE, art.6) pourrait créer une redynamisation de la question. En effet, si la Cour de justice a déjà rappelé qu’elle accordait à la convention une « signification particulière » (CJCE 21 septembre 1989, « Hoechst c. Commission », aff.jtes 46/87 et 227/88, Rec.1989, p.2859, pt.13), elle devra se montrer plus explicite à l’avenir, notamment en raison d’un développement de plus en plus contraignant des droits fondamentaux dans l’espace de sécurité, de liberté et de justice.

A ce titre, s’il s’est déjà prononcé sur la légalité du programme de clémence (TPICE 8 octobre 2008, « Schunk c./Commission », aff.T-69/04, Rec.2008, p.2567), le juge de l’Union européenne n’a toujours pas eu à connaître de la conformité de la procédure « dite de transaction » aux règles du procès équitable et l’on attend ce premier arrêt avec beaucoup d’impatience mais sans trop d’optimisme…