Eloge du minimalisme juridique en matière de coopération judiciaire civile (à propos de CJUE, 3 oct. 2013, Pinckney, aff. C-170/12)

par Jean-Sylvestre Bergé, EDIEC

L’arrêt Pinckney (CJUE, 3 oct. 2013, aff. C-170/12) était attendu. Il repose sur une exigence minimale : la territorialité. Le juge d’un Etat membre de l’UE est, en effet, compétent pour statuer sur une demande en réparation d’une violation d’un droit d’auteur protégé sur ce territoire, dès lors que l’atteinte au droit s’opère par l’intermédiaire d’un site Internet accessible sur ledit territoire.

Mais ce minimalisme ne doit pas tromper. C’est l’ensemble de la construction européenne du droit international privé et du droit de la propriété intellectuelle qui est ici mobilisé.

1. Du minimalisme – Le minimalisme est un courant artistique né à la fin des années 1960, qui a fortement influencé l’art contemporain (voir, entre autres littératures abondantes sur le sujet, le dossier très bien fait, réalisé par le centre culturel Georges Pompidou : http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ens-minimalisme/ens-minimalisme.htm). Il repose sur une économie drastique de moyens. Nous voudrions emprunter ce trait général pour montrer en quoi et, surtout pourquoi, la CJUE a, dans cette affaire Pinckney, fait œuvre de ce que l’on pourrait appeler ici, un minimalisme juridique.

2. Les Contextes – Différents contextes ont présidé à la fabrication de cet arrêt : un contexte factuel de dimension internationale et un contexte juridique européen.

Les faits sont clairement exposés dans l’arrêt : un auteur – compositeur et interprète – résidant en France entend saisir le juge français pour qu’il ait à connaître du comportement d’une société autrichienne qu’il accuse d’avoir reproduit sur des CD, sans son autorisation, plusieurs de ses chansons et de les avoir fait commercialiser par deux sociétés britanniques à l’aide de différents sites Internet accessibles, notamment, sur le territoire français.

Le contexte juridique européen (UE) peut être lu à trois niveaux selon que l’on se place, tout d’abord, au plus près de l’affaire, en droit international privé de la propriété intellectuelle, ensuite dans le contexte plus général du Règlement n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale dit de « Bruxelles 1 »  (révisé par le Règlement (UE) n° 1215/2012, applicable en janvier 2015) et, enfin, dans le contexte plus vaste encore de la politique européenne de protection du droit de la propriété intellectuelle.

On analysera la réponse de la CJUE en considération de ces trois déclinaisons.

3. La réponse de la CJUE au regard de l’approche européenne du droit international privé de la droit de propriété intellectuelle – Pour considérer que le juge français peut être valablement saisi dans cette affaire au titre de l’art. 5.3 du Règlement (CE) n° 44/2001 (qui demeure inchangé dans le texte de révision), la CJUE se place sur le terrain de la « nature du droit prétendument violé » (point 32).

La CJUE observe ainsi que « l’allégation d’une atteinte à un droit de la propriété intellectuelle et industrielle, dont la protection accordée par un acte d’enregistrement est limitée au territoire de l’État membre d’enregistrement, doit être portée devant les juridictions de celui-ci » (point 37 inspiré d’une jurisprudence antérieure rendue en matière de marques : CJUE, 19 avril 2012, Wintersteiger, C‑523/10) et se demande dans quelle mesure cette analyse s’applique « aux allégations d’atteintes aux droits d’auteur » (point 38).

Elle remarque, à ce titre, que « les droits patrimoniaux d’un auteur sont (…) soumis, à l’instar des droits attachés à une marque nationale, au principe de territorialité » mais qu’ils sont, en revanche, protégés de manière automatique dans tous les États membres ainsi que le prévoit une directive européenne, « si bien qu’ils sont susceptibles d’être violés, respectivement, dans chacun d’eux, en fonction du droit matériel applicable » (point 39).

Elle en déduit alors « que, en cas d’atteinte alléguée aux droits patrimoniaux d’auteur garantis par l’État membre de la juridiction saisie, celle-ci est compétente pour connaître d’une action en responsabilité introduite par l’auteur d’une œuvre à l’encontre d’une société établie dans un autre État membre et ayant, dans celui-ci, reproduit ladite œuvre sur un support matériel qui est ensuite vendu par des sociétés établies dans un troisième État membre, par l’intermédiaire d’un site Internet accessible également dans le ressort de la juridiction saisie » (point 47).

L’arrêt consacre le critère de l’accessibilité du site en ayant recours, pour le justifier, à des considérations sur la nature territoriale du droit de propriété intellectuelle. La matérialisation du dommage qui commande, dans cette affaire, la compétence du juge saisi, tient au fait que le site Internet est accessible sur le territoire où la protection du droit national de propriété intellectuelle peut être revendiquée.

Cette lecture territorialiste du droit de la propriété intellectuelle ne surprend guère dans le contexte européen. Un autre instrument phare du droit international privé européen consacre expressément cette solution sur le terrain du conflit de lois (Règlement (CE) n°  864/2007 du Parlement Européen et du Conseil du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles, dit « Rome 2 », art. 8.1). Les droits de propriété intellectuelle sont protégés territoire par territoire. Si, comme dans cette affaire, le juge est saisi au titre de la violation du droit sur le territoire national, il est compétent, dès lors que le demandeur est susceptible de faire valoir l’existence d’un tel droit.

La solution est minimale. Aucun autre critère de localisation que l’accessibilité du site sur le territoire national n’est requis. Il n’est pas exigé, notamment, que le site étranger dirige son activité vers le territoire national (approche dite de la focalisation).

4. La réponse de la CJUE au regard de l’approche européenne des règles de compétence internationale des juridictions civiles et commerciales – La solution dégagée par le CJUE dans cette affaire s’inscrit dans un contexte plus vaste où l’Europe s’est doté de règles uniformes relatives à la compétence internationale des juridictions civiles et commerciales. En prenant appui sur la décision sous commentaire, on se contentera ici de rappeler les principales données de ce contexte, en partant du plus général pour aller vers le plus particulier.

De façon générale, la décision rappelle les grands principes qui gouvernent l’interprétation du Règlement (CE) n° 44/2001 : principe d’interprétation autonome (point 23), rapports entre les règles générales et spéciales de compétence ordinaire, ces dernières devant être interprétées de manière stricte (points 24 et 25) , dédoublement de la compétence spéciale en matière délictuelle en cas de dissociation entre le lieu de l’événement causal (le fait générateur) et le lieu de matérialisation du dommage, ce dernier étant seul concerné par l’affaire Pinckney (points 26 à 29). Dans un ordre d’idée comparable, la CJUE précise également (point 42) que la solution dégagée sur le fondement de l’article 5.3 du règlement est indépendante de celle dégagée pour les contrats de consommation (art. 15.1c du règlement qui, dans les relations à distances, fait référence à « l’action dirigée » du professionnel vers le consommateur).

De façon plus particulière, on peut relever que la CJUE fait l’effort d’agencer sa réponse par rapport à l’état antérieur des solutions qu’elle a elle-même dégagé. Ce travail va lui permettre d’énoncer une solution nouvelle s’agissant de la violation d’un droit de la propriété littéraire et artistique par l’intermédiaire d’Internet. Deux passages méritent, à ce titre, d’être soulignés. Le premier était attendu. Il porte sur la question de savoir si les solutions dégagées par la CJUE dans le domaine de la violation des droits de la personnalité sur Internet (notamment, le fameux arrêt « Martinez » : CJUE, 25 octobre 2011, C‑509/09 et C‑161/10) valent pour les droits de la propriété intellectuelle. La réponse de la CJUE est négative (point 35 à 37). Elle avait déjà été formulée pour le droit des marques (CJUE, 19 avril 2012, Wintersteiger, C‑523/10, préc.). Elle est dorénavant retenue pour le droit de la propriété littéraire et artistique.

Cette démarche mérite d’être approuvée. Le droit international privé loge ses solutions juridiques dans l’étude du siège des rapports de droit. Or, comme le rappelle à juste titre la CJUE, ces rapports de droit ne sont pas les même selon que l’utilisation d’Internet affecte un droit de la personnalité ou, comme ici, un droit de propriété intellectuelle. Autrement dit, en l’état de notre droit, aucun principe juridique ne commande qu’Internet constitue une catégorie juridique propre qui serait dotée d’un seul critère de rattachement, tous rapports de droit confondus.

Le second passage concerne l’étendue de la compétence du juge saisi. S’il est compétent en raison de la réalisation du dommage sur son territoire, alors que le lien causal est situé sur un autre territoire, le juge ne peut connaître que de la seule réparation du dommage causé sur son territoire. La solution a déjà été pratiquée en matière d’atteinte à la personnalité (on retrouvera ici les enseignements de la célèbre affaire Shevill, CJCE, 7 mars 1995, C‑68/93). Elle est ici reprise mais avec une justification supplémentaire tirée du principe de territorialité : le juge tenant sa compétence de la violation sur son territoire d’un droit de propriété intellectuelle juridiquement protégé, il ne peut connaître que de la violation de ce droit (point 46).

Là encore, la solution est minimale. L’arrêt ne traite que d’un chef de compétence fondé sur le lieu de réalisation du dommage et cette compétence est limitée à la violation du droit de propriété intellectuelle territorialement protégé.

5. La réponse de la CJUE au regard de l’approche européenne du droit de la propriété intellectuelle – Un dernier point de commentaire mérite d’être signalé. Dans un passage particulièrement alambiquée de la décision (points 39 à 44), la CJUE s’attache à fonder la compétence du juge saisi en raison du risque que fait courir l’accessibilité du site Internet sur la violation du droit de propriété intellectuelle protégé sur le territoire national.

Le raisonnement prend notamment appui sur la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (point 39 ; pour une présentation de ce texte, voir le point 8 de l’arrêt).

Cette référence est minimale. Rien dans la décision ne met véritablement en scène une relation entre la solution de droit international et l’existence d’un droit de la propriété intellectuelle harmonisée au niveau européen.

Or cette relation ne peut pas être passée sous silence. Le raisonnement qui conduit la CJUE à admettre, sans autre condition, la compétence du juge sur le seul critère de l’accessibilité du site (point 44 : « Dans des circonstances telles que celles en cause au principal, ledit risque (de matérialisation du dommage) découle notamment de la possibilité de se procurer, au moyen d’un site Internet accessible dans le ressort de la juridiction saisie, une reproduction de l’œuvre à laquelle s’attachent les droits dont le demandeur se prévaut ») trouve, en partie, sa justification dans l’existence en Europe d’un dispositif de protection du droit de propriété intellectuelle, en l’occurrence du droit d’auteur (point 43 : « s’agissant de la violation alléguée d’un droit patrimonial d’auteur, la compétence pour connaître d’une action en matière délictuelle ou quasi délictuelle est déjà établie, au profit de la juridiction saisie, dès lors que l’État membre sur le territoire duquel se trouve cette juridiction protège les droits patrimoniaux dont le demandeur se prévaut et que le dommage allégué risque de se matérialiser dans le ressort de la juridiction saisie »).

Si la compétence du juge français pour protéger le droit d’auteur français est facilement admise, c’est aussi parce qu’elle a une valeur comparable à celle d’un juge d’un autre Etat, compétent pour protéger une institution juridique que le droit de l’UE est venu harmoniser. On retrouve ici cette idée que le droit international privé n’est jamais plus à même de coordonner des systèmes que quand ils ont quelque chose en commun. Longtemps le droit romain a joué ce rôle. Ici, dans cette affaire, il s’agit plus prosaïquement d’une politique législative européenne de rapprochement des droits des Etats membres.

6. En guise de conclusion : retour sur le minimalisme juridique – Cet arrêt ne dit pas grand chose. Il se contente de préciser que le juge d’un Etat membre de l’UE est compétent pour statuer sur une demande en réparation d’une violation d’un droit d’auteur protégé sur ce territoire, dès lors que l’atteinte au droit s’opère par l’intermédiaire d’un site Internet accessible sur ledit territoire.

Mais ce minimalisme a, en réalité, une certaine amplitude. Au-delà de la solution toute petite de l’arrêt, c’est l’ensemble de la construction européenne du droit international privé et du droit de la propriété intellectuelle qui est mobilisé. L’arbre, cette fois-ci, ne cache pas la forêt.

NB – La version définitive et corrigée de ce commentaire sera publiée à la Revue Legipresse (fév. 2014)