Les exigences du procès équitable face au droit européen de l’exequatur : Histoire d’un arrêt paradoxal

par Maxime Barba, Ediec

Le récent arrêt Avotins c/ Lettonie  (CEDH, 25 février 2014, req. 17502/07) ajoute un chapitre à l’histoire des interférences entre le droit de l’exequatur et les exigences du procès équitable.

En reprochant au juge letton d’avoir prolongé, sur la base du Règlement Bruxelles I, les effets sur son territoire d’un jugement chypriote obtenu au terme d’une procédure à l’équité discutable, le requérant soumet à la Cour Européenne des Droits de l’Homme une problématique à la fois classique, dans sa configuration fondamentale, et nouvelle, dans ses modalités structurelles.

En effet, d’une part, se pose une nouvelle fois la question de l’apport du procès équitable à la théorie de l’exequatur, dans le sillage d’une jurisprudence étoffée, dont l’arrêt Pellegrini (CEDH, 20 juillet 2001, Pellegrini c/ Italie, req. 30882/96) constitue certainement le jalon le plus célèbre. De la sorte, la configuration fondamentale de la problématique de l’arrêt Avotins ne surprend guère. Cela étant, d’autre part, l’affaire présente deux variations essentielles : l’une tient à la qualité de Partie contractante de l’Etat d’origine du jugement étranger ; l’autre relève de la source du droit de l’exequatur mobilisé par le juge de l’Etat requis, soit la coopération judiciaire européenne. A ce double titre, les modalités structurelles de la problématique apparaissent définitivement originales, ce qui explique sans doute la physionomie inédite de l’arrêt en la matière.

L’arrêt rapporté mérite ainsi, eu égard à ces variations, une attention particulière, malgré la banalité des faits qui en constituent le socle. Il est initialement question d’un emprunt liant un ressortissant letton, M. Avotins, à une société chypriote (pt. 5). Un litige survient, si bien que la seconde entreprend une procédure à l’encontre du premier devant le juge de Chypre, dans l’espoir de récupérer les sommes engagées (pt. 6). Après une instance directe expéditive, dont on retiendra les conditions contestables d’introduction de l’instance comme d’ailleurs l’absence apparente de signification de la décision par défaut qui en est issue, le jugement chypriote, à la défaveur de M. Avotins, est « exporté » en Lettonie, suivant le système de l’exequatur simplifié propre à Bruxelles I (pt. 7 et ss).

Suite à diverses péripéties procédurales, notamment dues au réveil tardif de M. Avotins ayant appris « par hasard » l’existence du jugement litigieux, l’exequatur est finalement accordé audit jugement par la formation suprême lettone (pt 10 et ss, spéc. pt. 15). Il avait pourtant été excipé par le requérant des conditions discutables d’introduction de l’instance directe, au regard de l’article 34§2 de Bruxelles I (pt. 22). Le juge letton, restituant audit article l’intégralité de ses prévisions, considéra de tels arguments sans importance, eu égard à la passivité de M. Avotins dans l’Etat d’origine quant aux recours ouverts à l’encontre de la décision chypriote (pt. 22).

Dans cette configuration factuelle et juridique particulière, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) fut doublement saisie par M. Avotins. La requête de ce dernier était à l’origine dirigée à la fois contre Chypre, à qui il était reproché une violation de l’article 6§1er dans le cadre de l’instance directe, et contre la Lettonie, à qui il était reproché une violation du même article mais dans le cadre de l’instance indirecte, dans la mesure où l’exequatur avait été accordé au jugement chypriote issu d’une procédure prétendument inéquitable (pt. 1). L’analyse de l’arrêt Avotins doit débuter par l’expression d’un regret : il est malheureux, dans une pure optique scientifique, que la première partie de la requête dirigée contre Chypre ait été déclarée irrecevable pour tardiveté du recours (pt. 4 de l’arrêt rapporté ; v. CEDH déc., 30 mars 2010, req. 17502/07). A défaut, il eût été inédit, à notre connaissance, de pouvoir comparer les conclusions de la CEDH quant à l’instance directe et indirecte, dans une même affaire, sous le prisme unique de l’article 6§1er. Occasion manquée, ce n’est que partie remise.

Plus que la décision finale, de non-violation de l’article 6§1er par le juge letton, c’est bel et bien le raisonnement mobilisé pour y parvenir qui interpelle. Sans prétendre ici à l’exhaustivité, il est possible de proposer deux lectures de l’arrêt rapporté. La première lecture, qui relève de l’interprétation, met l’accent sur le statut d’Etat membre de l’Union Européenne (UE) de l’Etat requis et donc sur la réception, dans le raisonnement de la Cour, du droit international privé européen (I). La seconde lecture, qui relève plus de l’extrapolation, replace le curseur sur le statut de Partie Contractante à la Convention de l’Etat d’origine et propose donc une justification plus conventionnelle à la conclusion finale de l’arrêt (II).

I) Depuis la jurisprudence Drozd et Janousek (CEDH, 26 juin 1992, Drozd et Janousek c/ France et Espagne, req. 12747/87), reprise sur ce point par la jurisprudence ultérieure, dont l’arrêt Pellegrini, la CEDH exige de la part des juges des Etats contractants qu’ils procèdent méthodiquement au contrôle du jugement étranger à la lumière des impératifs du procès équitable, lorsqu’ils sont requis en exequatur dudit jugement. Bien que variable en termes d’intensité, la jurisprudence de la Cour apparait constante quant au principe même du contrôle. On peut au surplus ajouter qu’en la matière, le juge de Strasbourg se comporte habituellement comme une juridiction de « quatrième instance », contrôlant directement avec sévérité le jugement étranger sous le prisme du procès équitable, sanctionnant, le cas échéant, le jugement d’exequatur ayant propagé le mal-jugé étranger. Plus qu’une simple interférence, le droit international privé européen semble, au sein de l’arrêt examiné, faire radicalement écran à ce contrôle conventionnel classique de la CEDH en matière d’exequatur.

Se refusant implicitement, mais nécessairement, à une appréciation directe du jugement chypriote au regard de la Convention, selon le raisonnement classique, la CEDH opère une véritable transition par le droit de la coopération judiciaire civile européenne. Invoquant à l’appui sa jurisprudence Bosphorus (CEDH, 30 juin 2005, Bosphorus Hava Yollari Turzim ve Ticaret Anonim Sirketi c/ Irlande, req. 45036/98), qui pose une présomption de conformité du droit de l’UE à la Convention, le juge de Strasbourg se prononce incidemment sur la validité du jugement letton au regard de l’article 34§2 du Règlement 44/2001, tel qu’interprété par la Cour de Justice de l’Union Européenne (pt 47, 49 et ss). Suite à une appréciation circonstanciée de droit international privé européen, la CEDH considère que le jugement letton d’exequatur constitue le fidèle reflet du Règlement Bruxelles I, lui-même nécessairement conforme à la Convention au visa de la présomption Bosphorus (pt 50). Par une forme de transitivité, la CEDH semble en déduire la conformité du jugement letton au regard de l’article 6§1er de la Convention (pt 52).

Avant d’analyser l’opportunité même d’un tel contrôle de conformité du jugement letton au regard du droit de l’UE de la part de la CEDH, permettons-nous de questionner la validité substantielle du contrôle opéré, qui occupe un maigre paragraphe au sein de l’arrêt rapporté (pt. 50). La CEDH opère là une référence à la jurisprudence Apostolides de la Cour de Justice (CJCE 28 avril 2009 Apostolides c/ Orams C-420/07), estimant que le jugement letton « correspond en substance » à cette dernière. Or il se trouve que l’arrêt Apostolides, ou du moins l’apport qui en est retenu par la CEDH (pt. 50), n’est nullement pertinent pour le cas Avotins. Rappelons en effet que dans l’affaire Apostolides, une voie de recours avait été dûment mobilisée dans l’Etat d’origine, ce qui avait amené la Cour de Justice à affirmer que « la reconnaissance ou l’exécution d’une décision par défaut ne peuvent être refusées au titre de l’article 34, point 2, du règlement n°44/2001 lorsque le défendeur a pu exercer un recours contre la décision rendue par défaut et que ce recours lui a permis de faire valoir que l’acte introductif d’instance ou l’acte équivalent ne lui avait pas été signifié ou notifié en temps utile et de telle manière qu’il puisse se défendre » (pt. 80 de l’arrêt Apostolidès, souligné par nous).  Or, précisément, aucune voie de recours n’a été mobilisée dans l’affaire Avotins, ce qui rend la jurisprudence Apostolides relativement impropre à la question. Il eût en réalité fallu mobiliser la jurisprudence ASML (CJCE ASML Netherlands BV c/ Semiconductor Industry Services GmbH 14 décembre 2006 C-283/05), qui est d’ailleurs citée au titre du droit pertinent par la CEDH elle-même. Or, selon ce dernier arrêt, l’article 34§2 « doit être interprété en ce sens qu’un défendeur ne saurait être « en mesure » d’exercer un recours contre une décision rendue par défaut à son encontre que s’il a eu effectivement connaissance du contenu de celle-ci, par voie de signification ou de notification effectuée en temps utile pour lui permettre de se défendre devant le juge de l’Etat d’origine » (pt. 49 de l’arrêt ASML). Dans la mesure où il semblerait qu’aucune signification ou notification générique du jugement chypriote ne soit intervenue vis-à-vis de M. Avotins, jugement qui ne comportait par ailleurs aucune mention des voies de recours ouvertes, le jugement letton est-il véritablement conforme à cette jurisprudence fondamentale et, donc, à l’article 34§2 de Bruxelles I? Le doute est plus que permis, la discussion largement ouverte et le contrôle de la CEDH, à cet égard, inexistant. Il convient donc de douter de la validité substantielle du contrôle incident qui nous est proposé par la CEDH en matière de pur droit international privé européen.

Au-delà même des sérieux doutes relatifs à la justesse du contrôle opéré par la Cour au regard du règlement 44/2001, il nous semble que l’instance de Strasbourg commet là deux impairs plus fondamentaux. D’une part, le juge des droits de l’homme parait bien, aux termes de l’arrêt rapporté, s’improviser spécialiste du Règlement Bruxelles I, sans pour autant vérifier la conformité propre de l’article 34§2 de ce dernier au regard de la Convention, se contentant de la référence Bosphorus. D’autre part, et plus grave encore, la CEDH fait l’économie de l’analyse du jugement chypriote au regard de la Convention, rompant avec son raisonnement habituel, voire avec sa jurisprudence en la matière. Le résultat est alors le suivant : la conformité du jugement letton à la Convention se trouve déduite de sa conformité au droit de l’Union Européenne. Or ni la conformité conventionnelle dudit jugement n’est proprement avérée, puisque simplement présumée et jamais vérifiée, ni même sa conformité au droit de l’Union, cette question étant en dehors de la sphère de compétence de la CEDH, à tous égards. C’est pourtant, nous semble-t-il, l’approche diamétralement opposée qui s’imposait, consistant à faire abstraction de la coopération judiciaire civile pour opérer directement l’examen du jugement chypriote sous le prisme du procès équitable, afin de se prononcer sur la conventionnalité même du jugement letton.

La CEDH parait cependant avoir renoncé à une telle approche, craignant certainement de confronter indirectement la Grande Europe et la Petite Europe. En effet, une telle appréciation, déconnectée de la source européenne du droit de l’exequatur mobilisé, avait ceci de dangereux qu’elle était susceptible de placer, de façon accidentelle, le Règlement 44/2001 dans une situation d’inconventionnalité. Il aurait en effet suffi que la décision lettone consomme, en prolongeant le jugement chypriote issu d’un procès inéquitable, une violation de la Convention tout en demeurant le reflet fidèle de la coopération judiciaire civile pour que, par transitivité, cette dernière entre en contradiction avec la première. Malgré le danger signalé, il eût été néanmoins préférable de s’en tenir au raisonnement classique, pour ne pas dire conventionnel.

II) La première lecture de l’arrêt Avotins, la plus réaliste nous semble-t-il, fait état d’un phénomène d’effacement des exigences du procès équitable derrière la coopération judiciaire civile européenne. Une seconde lecture est pourtant possible, mettant l’accent non plus sur le statut d’Etat membre de l’Etat requis mais plutôt sur la qualité d’Etat contractant de l’Etat d’origine du jugement étranger. Cette relecture de l’arrêt Avotins relève néanmoins plus de l’extrapolation que de l’interprétation véritable : elle s’appuie en effet sur l’hypothèse selon laquelle la CEDH a implicitement, dans l’arrêt analysé, porté son regard sur le jugement chypriote lui-même afin de fonder sa décision finale, ce dont on peut sérieusement douter.

Comme il a déjà été dit, la CEDH exige régulièrement des juges relevant du système de la Convention le contrôle du jugement étranger au regard des exigences du procès équitable. Cela étant, la question de savoir si un tel contrôle s’impose en présence d’un jugement issu d’un Etat également contractant demeure jusqu’alors en suspens. L’arrêt Avotins vient potentiellement résoudre cette difficulté. On notera ainsi que la CEDH estime qu’il « lui appartient de dire si, en donnant l’exequatur au jugement chypriote, les juges lettons ont agi conformément à l’article 6§1 » (pt. 46) de la Convention, citant au soutien d’une telle affirmation la jurisprudence Pellegrini, mutatis mutandis. Par cette référence emblématique, le juge de Strasbourg parait enfin dissocier le principe même d’une obligation de contrôle du jugement étranger à la lumière du procès équitable de l’origine dudit jugement. Cette conclusion peut néanmoins être tempérée au vu  de la suite de l’arrêt rapporté.

Il convient en effet de voir que la CEDH reproche ultimement au requérant sa passivité devant le juge chypriote. Ainsi, le requérant aurait « de son propre fait, perdu l’opportunité de plaider la méconnaissance du droit chypriote » (pt 51). Cet extrait, d’une interprétation difficile, puisque dénué de toute référence (on ignore ainsi si l’appréciation de la CEDH se fait au regard de Bruxelles I ou de la Convention !), pourrait pourtant signaler que le contrôle du jugement étranger issu d’un Etat contractant à la lumière de l’article 6§1er ne s’impose qu’à la condition que la violation dudit article ait été préalablement alléguée dans l’Etat d’origine, autant qu’il était possible de le faire. A cet égard, on se souviendra de la formule employée par la Cour dans d’autres affaires emblématiques (CEDH, 6 mai 2004, Hussin c/ Belgique req. 70807/01 ; CEDH, 29 mai 2008, McDonald c/ France, req. 18648/04) selon laquelle « nul ne saurait se plaindre d’une situation qu’il a lui-même pu contribuer à créer ». D’un point de vue théorique, une telle approche peut alternativement être fondée sur la théorie de la renonciation ou de l’estoppel. Le mécanisme semble en tout cas acceptable, d’autant qu’on rappellera que le recours même devant la CEDH est conditionné, en termes de recevabilité, à un principe équivalent d’épuisement des voies de recours interne. Cette seconde lecture de l’arrêt Avotins, certes plus éloignée de la lettre même du texte, est cependant à même de justifier la solution au fond, la non-violation de l’article 6§1er par le juge letton, au regard de la rationalité propre de la Convention.

En conclusion, l’arrêt Avotins parait résolument susceptible de deux approches, en interprétation d’une part, en extrapolation d’autre part. Selon la seconde de ces lectures, la jurisprudence rapportée parait inviter à distinguer selon que l’Etat d’origine est partie ou tiers à la Convention. Dans le premier cas, il semble que le contrôle du jugement étranger de la part du juge requis à la lumière des exigences du procès équitable ne s’impose qu’à la condition que l’intéressé ait préalablement fait état de telles exigences à l’occasion de l’instance directe, en mobilisant, le cas échéant, les voies de recours adéquates. A défaut, il pourra lui être opposé sa propre contradiction procédurale ou sa renonciation. Si cette seconde lecture, tout juste suggérée, peut être retenue afin de sauvegarder le résultat final en contemplation de la Convention elle-même, il n’en demeure pas moins que l’arrêt rapporté signale, au terme d’une première lecture, une réception malheureuse de la coopération judiciaire civile dans le raisonnement classique conventionnel, la première occultant formellement le second au visa de la jurisprudence Bosphorus. Ce faisant, l’arrêt Avotins invite à isoler le cas où l’exequatur est demandé au titre du droit international privé européen. Dans une telle hypothèse, le contrôle du jugement étranger, au regard de l’article 6§1, ne parait plus réellement s’imposer au juge requis, qui pourra se contenter d’appliquer correctement le droit international privé européen. Outre qu’une telle distinction ne se justifie guère, selon la rationalité propre de la Convention, les implications d’un tel raisonnement, parmi lesquelles l’appréciation par la CEDH de la conformité d’un jugement d’exequatur au droit international privé de l’Union européenne, apparaissent définitivement inquiétantes. Jugement atteint au terme d’une majorité toute relative, il s’agit bien là, aux termes d’une opinion dissidente des plus critiques, d’ « une situation nouvelle pour la Cour, qui mérite une réflexion bien plus poussée ».