Exception d’ordre public et retour volontaire de l’étranger en situation irrégulière : quelle interprétation de l’article 7§4 de la directive «retour» ?

 par Marie Garcia, CDRE

 L’Avocat général E. Sharpston, dans ses conclusions présentées le 12 février 2015 dans l’affaire C-554/13 propose une interprétation intéressante de l’exception d’ordre public dans le contexte particulier du retour des étrangers en situation irrégulière.

L’octroi d’un délai de départ volontaire est en effet érigé en principe par la directive 2008/115/CE et sa confrontation avec les exigences de l’ordre public mérite une clarification jurisprudentielle, au risque de le voir être réduit à néant. L’Avocat général propose à ce sujet une lecture encourageante de l’article 7§4 de la directive. Si, selon ce dernier, les États membres peuvent s’abstenir d’accorder un délai de départ volontaire ou peuvent accorder un délai inférieur à sept jours, notamment si la personne concernée constitue un danger pour l’ordre public, un État membre ne pourrait néanmoins automatiquement priver de délai de départ volontaire un ressortissant en situation irrégulière soupçonné d’avoir commis ou ayant commis un crime ou un délit sur le territoire dudit État.

C’est en l’espèce le cas de deux ressortissants de pays tiers en situation irrégulière, M.Zh et M.O, contraints de quitter immédiatement le territoire des Pays-Bas, après avoir été pour le premier, interpellé en possession de faux documents de voyage alors qu’il était en transit sur le sol néerlandais et pour le second, arrêté parce qu’il était soupçonné de maltraitance envers une femme.

Aussi était-il nécessaire pour le juge néerlandais de demander à la Cour de justice quelques précisions concernant les modalités d’application des dispositions de l’article 7§4.

C’est l’exercice auquel se soumet en premier lieu l’Avocat général, selon les exigences de la procédure préjudicielle.

La détermination des exigences d’ordre public

S’appuyant sur la jurisprudence traditionnelle en matière d’ordre public, l’Avocat général souligne dans un premier temps la compétence nationale des États membres dans le cadre de l’appréciation des exigences d’ordre public. Parce que l’État doit « assumer sur son territoire les responsabilités qui lui incombent » (Caroline Picheral, Ordre public et droit communautaire, Juris-classeur, Fasc. 450), il doit avoir les moyens d’agir, parfois en dérogeant aux règles habituellement appliquées, pour protéger de toute atteinte son ordre public. A cet effet il est compétent pour prendre les mesures à même de poursuivre cet objectif. Ceci explique sans aucun doute qu’une définition exhaustive de l’ordre public ne puisse être envisagée et qu’il n’existe pas d’échelle de valeurs s’imposant aux États membres pour l’appréciation des comportements contraires à l’ordre public.

Cependant, comme le rappelle ici l’Avocat général, le juge de l’Union a progressivement encadré le recours à ce type de dérogation, l’essence même du projet communautaire le justifiant. Si donc « pour l’essentiel, les États membres restent libres de déterminer, conformément à leurs besoins nationaux pouvant varier d’un Etat membre à l’autre et d’une époque à l’autre, les exigences, entre autres, de l’ordre public […], ces exigences doivent, toutefois être entendues strictement, de sorte que leur portée ne saurait être déterminée unilatéralement par chacun des Etats membres sans contrôle des institutions de l’Union européenne » (Arrêt I C-348/09, EU :C :2012 :300, point 23).

En 1998, à propos de l’espace de liberté, de sécurité et de justice, la Commission affirmait déjà, qu’indépendamment des responsabilités qui incombent aux États membres pour le maintien de l’ordre public, il conviendra de dégager progressivement les contours d’un “ordre public européen” fondé sur une évaluation des intérêts fondamentaux qui leur sont communs (Communication de la Commission du 14 juillet 1998, Vers un espace de liberté, de sécurité et de justice, COM(1998) 459 final).

L’Avocat général paraît ici inviter la Cour à emprunter le même chemin, en livrant une conception européenne de ce qui constitue un danger pour l’ordre public, et ce dans une matière encore très souvent perçue comme protégeant les derniers bastions de la souveraineté des États.

L’invocation de l’exception d’ordre public en matière de retour des étrangers en situation irrégulière doit donc être interprétée restrictivement et supposer comme le retient la Cour en matière communautaire, « l’existence, en dehors du trouble pour l’ordre social que constitue toute infraction à la loi, d’une menace réelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société » (Arrêt Bouchereau, C-30/77, EU:C:1977:172, point 35).

C’est pourquoi les États membres doivent établir l’existence d’une menace pour l’ordre public et avancer les motifs justifiant le recours à la dérogation.

L’appréciation de la dérogation d’ordre public

L’appréciation de la dérogation d’ordre public pose dans un premier temps la question tout à fait intéressante de savoir si les directives européennes relatives à la citoyenneté, aux résidents de longue durée ou encore au regroupement familial, peuvent fournir un terrain d’expérience et ainsi aider les États membres à interpréter la notion d’ordre public dans le cadre précis du retour. En d’autres termes, l’interprétation de la réserve d’ordre public de ces textes est-elle transposable à l’article 7§4 de la directive 2008/115/CE ? L’Avocat général y répond négativement et ce refus se justifie aisément.

En effet, le libellé, la portée et les objectifs de ces trois directives divergent largement de ceux de la directive « retour ». Il est logiquement peu pertinent de prendre en compte les facteurs d’appréciation de l’exception d’ordre public relevant de textes qui concourent à l’intégration du citoyen ou de l’étranger en situation régulière quand, ici au contraire, l’exception d’ordre public concerne l’éloignement imminent d’un étranger en situation irrégulière.

Cependant, et l’on ne peut que l’approuver, l’argument selon lequel des niveaux différents de protection s’appliqueraient selon la directive invoquée, est écarté. La position de l’Avocat général est tout à fait claire sur ce point : « de la même manière que ces directives ne s’appliquent pas par analogie, la question de savoir si le seuil pour donner lieu à l’application de la dérogation d’ordre public dans la directive retour est plus élevé ou moins élevé est à la fois invérifiable et dénuée de pertinence » (point 57). L’amnésie passagère de certains États membres impose alors le rappel de la garantie des droits de la personne, même dans le cas où cette personne est en situation irrégulière sur le territoire d’un Etat membre.

Cette précision apportée, l’Avocat général se livre à une véritable explication de texte de l’utilisation d’une telle dérogation.

Profitant à cet effet des potentialités de la directive 2008/115/CE, l’Avocat général évoque le considérant 6 du texte, selon lequel il est indispensable que toutes les décisions prises en matière de retour le soient au cas par cas et tiennent compte de critères objectifs autre que le simple fait du séjour irrégulier. Dans une matière où par définition, le séjour irrégulier est objectivement une atteinte à l’ordre public de l’État, ces derniers doivent plus qu’ailleurs démontrer l’existence d’un danger réel et suffisant justifiant le recours à la dérogation.

Parce qu’il est donc impératif que l’effet utile des droits garantis par la directive « retour » soit effectif, la suspicion ou la condamnation ne peuvent automatiquement justifier de déroger aux règles posées par la directive, à moins que l’examen individuel de la situation de l’étranger ne révèle un comportement personnel dangereux ou menaçant pour l’ordre public de l’État.

Dans ce cas un faisceau d’indices, tels que la sévérité de la sanction imposée, le degré d’implication de la personne concernée ou encore l’intention de la personne servent à qualifier le degré de dangerosité du comportement de l’individu.

Ainsi l’Avocat général considère-t-il que la condamnation de M.Zh pour avoir voyagé avec de faux documents de voyage ne suffit pas à fonder la décision de l’État néerlandais de supprimer le droit de départ volontaire. L’intention cependant de l’individu en question va permettre aux autorités nationales d’apprécier si l’infraction commise par M.Zh constitue une menace pour l’ordre public. A contrario, le caractère irrévocable de la condamnation n’interdit pas l’application de la dérogation d’ordre public, au risque d’ailleurs d’être « contraire à l’objectif consistant à fixer un délai spécifique pour le départ volontaire » (point 65). De la même manière, peut-on considérer que la suspicion est fondée lorsqu’il existe des raisons suffisantes pour l’État d’entamer des poursuites et qu’il ne s’agit pas d’une simple allégation « qui d’elle-même, n’établit pas nécessairement un intérêt d’ordre public » (points 76 et 77).

La notion d’ordre public utilisée pour déroger au principe de l’octroi d’un délai de départ volontaire doit donc être interprétée strictement, la présomption contre le départ volontaire prévue par le système néerlandais étant incompatible avec l’esprit même de l’article 7 de la directive « retour ».

Se référant à la jurisprudence Bouzalmate en ce sens (point 25), l’Avocat général insiste sur le caractère exceptionnel et restrictif de toutes les dérogations prévues par la directive « retour ».

Dès lors la faculté pour les États membres d’invoquer la dérogation d’ordre public ne doit pas minimiser les ambitions avérées de la procédure de retour de l’Union européenne.

Les conséquences de l’application de la dérogation d’ordre public

On pourrait aisément imaginer que l’application de la dérogation d’ordre public autorise l’État membre à immédiatement éloigner l’étranger constituant une menace pour l’ordre public, sans délai de départ volontaire, mais il n’en est rien. L’application de la dérogation d’ordre public impose en réalité à l’État membre qui l’invoque d’apprécier les solutions alternatives prévue par l’article 7§4 de la directive 2008/115/CE. En effet, selon le libellé de l’article, les États membres peuvent s’abstenir d’accorder le délai de départ volontaire ou accorder un délai inférieur à sept jours.

Face à l’argument douteux du Gouvernement néerlandais, selon lequel, les autorités juridictionnelles des Pays-Bas suppriment automatiquement le délai de départ volontaire lorsque la menace à l’ordre public est avérée afin de réduire les charges pesant sur ces mêmes autorités, l’Avocat général ne transige pas.

Selon lui, ici encore, la directive implique un examen individuel de chaque situation notamment parce qu’il convient, même en ce cas particulier, de privilégier le retour volontaire, dans l’esprit de la logique de la jurisprudence El Dridi. Ainsi l’État membre doit, au regard de tous les facteurs ayant permis d’invoquer l’exception d’ordre public, apprécier « la corrélation entre la menace pour l’intérêt d’ordre public et la nécessité de procéder à un retour rapide » (point 86).

Aussi surprenant que cela puisse paraître, l’Avocat général renforce cette interprétation au regard des conséquences de la suppression du délai de départ volontaire sur la situation personnelle du ressortissant éloigné. En effet, la suppression du délai de départ volontaire entraîne d’une part l’interdiction d’entrée sur le territoire européen de l’étranger et son inscription dans le SIS, et d’autre part compromet le respect effectif des garanties dans l’attente du retour telles que l’unité familiale ou les soins médicaux.

Dès lors, selon l’Avocat général, la fin ne justifie pas tous les moyens. La Cour de justice en sera-t-elle convaincue ?