Droit d’être entendu, droit de la défense et obligation de quitter le territoire : à propos de l’arrêt CAA Lyon du 14 mars 2013, M.

par Marc Clément, CAA Lyon

La transposition fin 2010 de la directive dite directive « Retour » 2008/115/CE a introduit un nouvel acteur dans le contentieux des étrangers : la Cour de Justice de l’Union européenne. L’équilibre trouvé jusque là dans un droit marqué par la double influence du droit national et du droit issu de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg s’en trouve déplacé sans que l’on puisse encore en mesurer toutes les conséquences.

L’affaire tranchée par l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Lyon le 14 mars 2013 sous le numéro 12ly02704 constitue assurément une étape importante dans ces développements. A la suite de l’annulation par le tribunal administratif de Lyon (TA Lyon 28 février 2013 n°1208057) d’une décision d’obligation de quitter le territoire sur la base de la violation du droit d’être entendu tel qu’il résulte de la jurisprudence européenne, la Cour administrative d’appel de Lyon était confrontée au même moyen soulevé par les défenseurs de requérants dans des affaires analogues.

La problématique était donc de savoir si le droit d’être entendu dans une procédure administrative, principe du droit de l’Union européenne, s’appliquait dans le cas d’une décision préfectorale faisant obligation de quitter le territoire et, dans l’hypothèse de son application, quelles conséquences il convenait d’en tirer.

1- Principes ou Charte des droits fondamentaux ?

Il fait peu de doute qu’un principe fondamental du droit de l’Union européenne s’applique dans le contexte d’un droit largement couvert par le droit de l’Union européenne. L’approche de la Cour de Justice en la matière ne laisse pas beaucoup d’incertitude : un phénomène de capillarité se produit dans de nombreux secteurs avec, pour donner un exemple d’une interprétation extensive de la notion de domaine couvert par le droit de l’Union, l’absorption dans le champ du droit de l’Union de conventions internationales, y compris lorsque la législation de l’Union est rudimentaire en la matière (C-213/03 15 juillet 2004 Syndicat des pêcheurs de l’Etang de Berre) ou même que l’Union semble exclure a priori son intervention (C-240/09 8 mars 2011 Lesoochranarske zoskupenie) !

Si l’octroi d’un titre de séjour n’entre, en général, pas dans le champ du droit de l’Union (voir l’arrêt C-40/11 8 novembre 2012 Yoshikazu Iida qui traite expressément de la question), en revanche, l’intervention de la directive 2008/115/CE fait basculer le régime de l’obligation de quitter le territoire dans le champ du droit de l’Union européenne. L’adoption d’une directive laisse des marges de manœuvre aux Etats membres dans la transposition du droit de l’Union mais le droit transposé reste du droit de l’Union. C’était bien l’hypothèse de l’interprétation donnée par l’arrêt C-277/11, question préjudicielle ayant inspiré le jugement du Tribunal administratif  (C 277/11 22 novembre 2012 M.M.) : en matière de droit d’asile, les directives « asile » ne prévoyaient pas l’ensemble de la procédure avec une latitude laissée aux Etats membres et pourtant le droit d’être entendu trouvait à s’appliquer.

Dès lors qu’il existe un principe fondamental de respect des droits de la défense (point 81 de l’arrêt C-277/11) et que le droit d’être entendu fait partie de ce principe (point 82 du même arrêt) il convient que ce principe soit respecté dans la procédure conduisant à une décision d’obligation de quitter le territoire telle qu’elle est aujourd’hui encadrée par la directive 2008/115/CE. Le respect du principe s’impose y compris lorsque la procédure prévue par les textes européens ne le mentionne pas (C-7/98, 28 mars 2000, Krombach). Le jugement du Tribunal administratif et l’arrêt de la Cour administrative d’appel ne divergent pas sur ce point : le droit d’être entendu, principe du droit de l’Union s’applique dans le cadre des obligations de quitter le territoire.

Vient alors se greffer la question de la portée de la Charte des droits fondamentaux. La Charte a été intégrée aux Traités et a la même valeur que les Traités depuis l’adoption du Traité de Lisbonne (article 6 du Traité sur l’Union européenne). Or la Charte a été construite à partir de la jurisprudence de la Cour de Justice : la Convention qui a été réunie pour proposer le texte adopté à Nice en 2000, n’a pas cherché à produire de « nouveaux droits » mais au contraire elle s’est efforcée d’exprimer les acquis résultant de la construction européenne. C’est pourquoi on peut trouver en parallèle à la Charte le texte des « Explications relatives à la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne » produit par le bureau de la Convention qui fait le lien entre les principes issus pour la plupart de la jurisprudence de la Cour et les articles de la Charte.

Il y a donc par construction a priori une équivalence entre les principes fondamentaux du droit de l’Union et les droits exprimés par les articles de la Charte. Mais l’article 51 de la Charte pouvait dans une lecture littérale limiter l’application de la Charte. La Cour de Justice a récemment lié de façon claire les champs d’application des principes et de la Charte écartant de ce fait une telle interprétation (C 617/10 26 février 2013, Akerberg). Il est en effet logique d’éviter que l’exégèse de l’article 51 de la Charte ne conduise à un système de droits « à deux vitesses » : les principes fondamentaux d’un côté et la Charte de l’autre …

A cet aspect théorique, s’ajoute une difficulté pratique qu’il convient de ne pas sous-estimer : le Royaume-Uni et la Pologne ont obtenu que la Charte ne s’applique pas chez eux. Lier principes fondamentaux et Charte présente l’immense avantage de ne pas développer une jurisprudence dont la portée ne s’étendrait pas à l’ensemble des Etats membres. Il est donc sage que la Cour de Justice se réfère en permanence à la fois aux principes et à la Charte.

Mais, pour ce qui concerne le droit à une bonne administration de l’article 41, il faut également tenir compte du libellé même de l’article qui confine ce droit aux « institutions, organes et organismes de l’Union. ». L’article 41 est donc réservé  aux relations entre les citoyens européens et les institutions européennes. Cependant, comme cela a été précisé précédemment, la jurisprudence de la Cour de Justice va opérer une liaison constante entre les principes et le texte de la Charte, y compris dans le contexte de l’article 41 (voir  C-277/11 22 novembre 2012 M.M.). C’est pourquoi, l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Lyon se réfère à la fois au principe et à l’article 41 conformément à la jurisprudence de la Cour de Justice.

2- Le droit à une bonne administration, qu’est-ce que c’est ?

Une fois établi qu’il convient de faire application du principe, il faut donner un contour au droit d’être entendu. On se référera à l’article de Loïc Azoulai et Laure Clément-Wilz « La bonne administration » (voir la deuxième édition de l’ouvrage « Droit administratif européen » sous la direction de Jean-Bernard Auby et Jacqueline Dutheil de la Rochère aux éditions Bruylant) pour une présentation détaillée du principe de bonne administration et en particulier sa genèse et sa portée. Les choses ne sont pas particulièrement simples : si le droit d’être entendu dans le contexte d’une procédure administrative est apparu assez tôt dans la jurisprudence européenne (point 15 de l’arrêt 17/74 23 octobre 1974, Transocean Marine Paint Association), c’est dans un contexte radicalement différent de celui d’un contentieux de masse comme celui du droit de l’immigration. S’il apparaît que le principe n’est pas nouveau, le contrôle des décisions prises par la Commission européenne notamment dans le contexte des affaires de concurrence et d’aides publiques ne peut pas servir d’étalon à toute action administrative en Europe : ce serait méconnaître la diversité à laquelle les administrations doivent faire face.

La Cour administrative d’appel comme le Tribunal administratif rappellent que le droit d’être entendu dans le cadre du droit à une bonne administration se définit « comme le droit de toute personne à faire connaître, de manière utile et effective, ses observations écrites ou orales au cours d’une procédure administrative, avant l’adoption de toute décision susceptible de lui faire grief » ce qui reprend la formulation de celle de l’arrêt C-277/11 22 novembre 2012 M.M, formulation elle-même proche de celle de l’arrêt  C-349/07 18 décembre 2008 Sopropré.

Le droit d’être entendu ainsi définit se rapproche du principe du contradictoire tel qu’il s’impose au juge. Il est tentant de procéder par analogie. Il est pourtant capital de faire une distinction entre le droit d’être entendu dans le cadre de la procédure administrative et le droit au procès équitable tel qu’il résulte de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales même si les termes employés par l’article 41 sont assez proches de ceux de l’article 6 (voir en particulier le point 70 de l’arrêt C-204/00 7 janvier 2004 Aalborg). Il n’y a pas de procès devant l’administration, le droit à une bonne administration pose l’exigence que l’administration traite de façon impartiale et équitablement les affaires publiques. C’est pourquoi les obligations procédurales qui découlent du droit à une bonne administration ne peuvent être calquées sur celles découlant de la procédure devant le juge. On constate d’ailleurs dans les nombreuses décisions de la Cour de Justice une réelle difficulté à délimiter le principe et une certaine réticence à l’encadrer dans des obligations précises : on est probablement dans un cas où il est possible d’identifier des situations où le droit à une bonne administration est bafoué sans que l’on puisse dire d’une façon très précise ce qu’est une bonne administration.

Dès lors, si le droit d’être entendu est considéré par la Cour de Justice comme faisant partie des droits de la défense (voir en ce sens l’arrêt C-277/11 22 novembre 2012 M.M), cela ne signifie pas qu’il appartient à l’administration d’organiser une audition de toute personne susceptible d’être invitée à quitter le territoire ni même d’inviter activement l’intéressé à produire des observations. Le droit d’être entendu impose que le demandeur soit en mesure de fournir des informations pertinentes qui doivent être prises en compte par l’administration mais il doit bien y avoir une participation active du demandeur (voir par exemple sur les diligences imposées à un demandeur l’arrêt T-82/01 8 mai 2003 Josanne Vof).

Encore une fois les analyses du Tribunal et de la Cour administrative d’appel convergent sur ce point, la différence entre le jugement et l’arrêt porte principalement sur l’appréciation de la possibilité offerte de présenter des observations : pour le Tribunal, il convenait d’informer un demandeur de titre qu’il pouvait en cas de refus faire l’objet d’une reconduite ; pour la Cour au contraire, le demandeur d’un titre de séjour sait par définition qu’il n’est pas en situation régulière en l’absence de ce titre. Dès lors qu’il ne peut ignorer qu’en cas de refus, il fera l’objet d’une mesure d’éloignement, le demandeur doit fournir toutes les informations utiles à l’administration pour qu’elle puisse statuer le cas échéant sur une décision d’obligation de quitter le territoire.

3- Quelles conséquences en cas de violation du droit à une bonne administration ?

Il convient encore une fois d’être prudent et de ne pas assimiler le droit à une bonne administration avec la procédure devant le juge. En effet, puisqu’il n’existe pas de normes précises correspondant à ce qui correspondrait à « une bonne administration »  et notamment d’éléments procéduraux incontournables par l’administration (voir par exemple le point 56 de l’arrêt C 548/09 P 16 novembre 2011 Bank Melli Iran), l’appréciation d’une violation substantielle du principe ne peut résulter que du constat que la décision prise par l’administration n’a pas tenu compte d’informations pertinentes. C’est ce que la Cour administrative d’appel rappelle : « qu’enfin, une atteinte à ce droit n’est susceptible d’affecter la régularité de la procédure à l’issue de laquelle la décision faisant grief est prise que si la personne concernée a été privée de la possibilité de présenter des éléments pertinents qui auraient pu influer sur le contenu de la décision, ce qu’il lui revient, le cas échéant, d’établir devant la juridiction saisie ; ».

Là encore la Cour de Justice semble adopter une démarche pragmatique dans l’appréciation des conséquences d’une violation du principe de bonne administration en considérant qu’une irrégularité de procédure n’emporte pas nécessairement la nullité de l’acte administratif (point 82 de l’arrêt C-141/08 1er octobre 2009 Foshan Shunde Yongjian Housewares & Hardware Co. Ltd ).

Si le lien est bien fait entre le droit d’être entendu et les droits de la défense (avec notamment la formulation de l’arrêt C-277/11 22 novembre 2012 M.M qui fait le parallèle entre l’ensemble formé par les articles 41, 47 et 48 de la Charte et le principe), les seuls éléments procéduraux constituant une garantie formelle des droits de la défense résultent de la possibilité de présenter dans le cadre d’une procédure juridictionnelle suspensive (voir le considérant 11 de l’arrêt de la Cour administrative d’appel).

Une telle approche est tout à fait analogue à celle retenue par la Cour de Justice dans le cadre de la motivation des actes administratifs : la motivation n’est pas un élément procédural de validité formelle d’une décision mais elle est un indice pour apprécier si un demandeur disposait d’une information suffisante pour pouvoir soit demander des explications supplémentaires ou soit engager une procédure juridictionnelle (voir notamment le point 63 de l’arrêt C-367/95 2 avril 1998 Systraval et  le point 65 de l’arrêt C-75/08 30 avril 2009 Mellor).

4- Pourquoi ne pas poser une question préjudicielle ?

Face à l’ensemble de difficultés exposé précédemment, on peut légitimement s’interroger sur l’opportunité de poser une question préjudicielle à la Cour de Justice. Ce n’est pas la voie empruntée par le Tribunal et par la Cour administrative d’appel.

On peut d’abord remarquer qu’il n’est pas illégitime que le juge national, également juge européen, tranche en s’appuyant, comme nous avons essayé de le montrer, sur une analyse approfondie de la jurisprudence de la Cour de Justice. Le temps où le droit de l’Union était considéré comme un élément exogène à manier de façon homéopathique par le juge national est révolu.

Ce droit, qui pouvait être dans le passé confiné à des contentieux spécialisés et techniques atteint aujourd’hui le quotidien des juridictions. Le système actuel de dialogue entre la Cour de Justice et les juridictions nationales suppose que les questions préjudicielles restent limitées en nombre (sur 423 renvois préjudiciels enregistrés en 2011 pour les 27 Etats membres de l’Union européenne, 31 proviennent des juridictions françaises). Le renvoi préjudiciel reste donc une mesure exceptionnelle.

Par ailleurs, il convient de souligner que le mécanisme de la question préjudicielle vise à donner un éclairage général et ne transfère pas la décision du juge national au juge européen. De ce fait, il est assez difficile de concevoir une ou plusieurs questions qui puissent résoudre l’ensemble des problèmes évoqués dans le cadre d’une situation concrète conduisant à l’application du droit à une bonne administration. Si la question posée est en définitive de savoir si la procédure administrative suivie est conforme au droit de l’Union, on voit bien que la question peut potentiellement se poser pour chaque procédure particulière. Rappelons que le droit de l’Union n’impose pas de règles procédurales formelles pour le respect du droit à une bonne administration. Il n’est donc ni réaliste ni souhaitable que la Cour de Justice se transforme en auditeur de toutes les administrations des Etats membres …

Dès lors, il appartient bien au juge administratif national chargé du contrôle de l’administration de se prononcer à la lumière de la jurisprudence de la Cour de Justice. On se convaincra aisément de l’importance croissante des situations où le juge national doit tenir compte des interférences entre le droit national, le droit international et le droit européen en se référant à l’ouvrage récent de Jean-Sylvestre Bergé « L’application du droit national, international et européen » (Dalloz, coll. Méthodes du droit, 2013). L’application de normes européennes et internationales n’est pas une nouveauté pour le juge administratif mais elle entre assurément dans une phase nouvelle par la complexité des mécanismes mis en jeu.

 

Texte publié sur le site de l’association lyonnaise de droit administratif http://alyoda.fr/