Citoyenneté de l’Union : subtilités jurisprudentielles de la protection des membres de la famille d’un citoyen

par Louis Fériel et Romain Foucart, CERIC

Dans deux arrêts récents, Reyes (C-423/12) et Onuekwere (C-378/12) rendus le 16 janvier 2014, la Cour de justice apporte d’intéressantes précisions concernant les conditions de séjour des « membres de la famille d’un citoyen de l’Union ». Le juge vient, en effet, préciser, dans les deux cas, les modalités d’application des dispositions de la directive 2004/38 du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres.

À l’aide d’une mise en balance approfondie des intérêts en jeu, la Cour de justice de l’Union détermine ainsi méthodiquement le degré effectif de protection des demandeurs contre l’éloignement et, symétriquement, les exigences que doivent scrupuleusement respecter les administrations nationales en matière de droit des étrangers. Affectionnant particulièrement la technique de l’appréciation in concreto pour statuer sur de telles affaires, la Cour exploite la substantifique moelle de l’esprit de la directive. Elle y décèle progressivement les fondements d’une ratio legis plus ou moins protectrice des droits des ressortissants d’États tiers. Elle tient, de même, rigoureusement compte de la lettre du texte. Chaque terme est minutieusement mobilisé pour adéquatement articuler le raisonnement syllogistique du juge.

Dans l’affaire Reyes, la définition du membre de la famille « à charge » est en jeu. Dans l’affaire Onuekwere, le respect du droit pénal national par le ressortissant d’un État tiers à l’Union et, incidemment, la préservation de la cohésion sociale, structurent le litige. À chaque fois, la décision préjudicielle montre l’importance des incertitudes notionnelles jalonnant les dispositions de la directive. Le législateur de l’Union a été parfois peu précis, voire oublieux. L’équivoque n’est vaincue qu’au moyen d’un travail juridictionnel d’interprétation approfondie. La sensibilité des contentieux contraint pourtant la Cour à osciller furtivement entre liberté et sécurité. L’unité familiale le dispute aux intérêts publics. Le juge adopte successivement des positions teintées de souplesse (I.) ou de rigueur (II.).

 1. La souplesse dans la définition du membre de la famille « à charge »

La demanderesse, Mme Reyes, née en 1987, est une ressortissante philippine. Confiée à sa grand-mère maternelle à l’âge de 3 ans, avec ses deux sœurs, elle a vu sa mère s’installer en Allemagne pour y travailler et subvenir aux besoins de la famille demeurant aux Philippines. Ladite mère a ainsi obtenu la nationalité allemande. Entre l’âge de 17 ans et celui de 23 ans, Mme Reyes a suivi des études supérieures pour devenir infirmière auxiliaire. Sa mère a gardé, pendant toute cette période, des liens étroits avec les membres de sa famille aux Philippines en leur envoyant tous les mois de l’argent pour subvenir à leurs besoins et financer lesdites études. En 2009, elle est partie en Suède pour y vivre avec un ressortissant norvégien avec qui elle s’est mariée. Ce dernier a, depuis lors, lui-même soutenu financièrement Mme Reyes qui, malgré ses études, n’a jamais obtenu d’emploi. Elle a parallèlement toujours refusé de demander le bénéfice d’aides sociales auprès des autorités philippines.

Arrivée en Suède en mars 2011 pour rejoindre sa mère et son beau-père et dans l’espoir de trouver un emploi, la requérante a demandé un titre de séjour aux autorités suédoises. Elle a, pour ce faire, déclaré qu’elle était « à charge » du couple. En ce sens, elle estimait pouvoir bénéficier de la protection prévue par l’article 2 § 2, c) de la directive 2004/38/CE. Cet article intègre, en effet, dans les « membres de la famille » bénéficiant indirectement d’un droit de séjour permanent dans l’État membre d’accueil, « les descendants directs qui sont âgés de moins de vingt-et-un ans ou qui sont à charge ».

L’office des migrations n’en a pas moins rejeté sa demande au motif qu’elle n’avait pas démontré que les sommes versées par sa mère et son beau-père avaient réellement servi à assurer ses besoins essentiels de logement et d’alimentation ainsi que d’accès à un système de soins aux Philippines. Désireuse de contester ce refus de l’administration, Mme Reyes a saisi le juge administratif national qui, en appel, décida d’opérer un renvoi préjudiciel auprès de la Cour de justice. La question juridique posée au juge de l’Union revêtait ainsi une dimension essentiellement probatoire. Le membre de la famille « à charge » d’un citoyen de l’Union doit-il, afin de pouvoir bénéficier d’un titre de séjour, établir avoir tenté en vain de trouver un emploi ou de recevoir une aide sociale dans son pays d’origine et d’avoir essayé, par tout autre moyen, d’assurer sa subsistance ?

Il apparaît qu’une telle preuve est, en pratique, extrêmement difficile à rapporter. Le juge refuse d’ailleurs sèchement de l’exiger. Il estime, plus exactement, que « le fait qu’un citoyen de l’Union procède régulièrement, pendant une période considérable, au versement d’une somme d’argent (au) descendant, nécessaire à ce dernier pour subvenir à ses besoins essentiels dans l’État d’origine, est de nature à démontrer qu’une situation de dépendance réelle (…) existe » (pt. 24). Encombrer davantage la charge probatoire rendrait excessivement difficile la possibilité, pour le descendant, de bénéficier du précieux droit de séjour dans l’État membre d’accueil. Pour autant, la problématique se devait d’être posée. En effet, la directive 2004/38 ne définit pas la notion de membre de la famille « à charge ».

Le juge devait, dès lors, s’en remettre à la ratio legis de la directive. Cette dernière protège fondamentalement la « famille nucléaire ». Dans l’arrêt Jia (CJCE, 9 janv. 2007, aff. C-1/05), la Cour avait déjà eu l’occasion de préciser que « la qualité de membre de la famille «à charge» résulte d’une situation de fait caractérisée par la circonstance que le soutien matériel du membre de la famille est assuré par le ressortissant communautaire ayant fait usage de la liberté de circulation ou par son conjoint » (pt. 35 de l’arrêt Jia). Surtout, elle ajoutait que, pour déterminer le caractère de personne « à charge », l’État d’accueil devait « apprécier si, eu égard à leurs conditions économiques et sociales, (les ascendants) ne sont pas en mesure de subvenir à leurs besoins essentiels » (pt. 37 de l’arrêt Jia).

C’est ainsi une situation de dépendance réelle qui doit être prouvée par le ressortissant de l’État tiers souhaitant bénéficier d’un titre de séjour dans l’État membre d’accueil. Dans l’arrêt Reyes, la Cour peaufine alors son interprétation jurisprudentielle des dispositions de la directive 2004/38 et de ce critère de la dépendance réelle. Reprenant expressément les formulations de l’arrêt Jia, elle ajoute qu’« il n’est pas nécessaire de déterminer les raisons de cette dépendance » (pt. 23).  C’est bien cette position souple et empreinte de tempérance du juge qui vient justifier la solution préjudicielle définitive. L’administration nationale n’a pas à exiger la preuve d’un effort spécifique de recherche d’un emploi ou du bénéfice d’une aide sociale par la requérante, dans son pays d’origine. La charge probatoire n’est pas inutilement alourdie. La preuve de la réalité et de la régularité d’un soutien financier est, en elle-même, suffisante.

La Cour est claire. Une telle preuve, « qui ne peut, en pratique, être aisément effectuée (…) est susceptible de rendre excessivement difficile la possibilité pour le même descendant de bénéficier du droit de séjour dans l’État membre d’accueil, alors que les circonstances (d’un versement financier régulier) sont déjà de nature à démontrer l’existence d’une situation de dépendance réelle ». Elle en déduit logiquement qu’une telle exigence « risque de priver les articles 2, point 2, sous c), et 7 de la directive 2004/38 de leur effet utile ». L’interprétation téléologique de ces dispositions pousse corrélativement le juge à moduler son contrôle de conformité de l’action administrative suédoise aux exigences du droit dérivé de l’Union. Il fait preuve d’une certaine sévérité. L’office des migrations n’a pas à s’ingérer dans la vie privée de la famille nucléaire dont les membres ne possèdent pas tous la citoyenneté européenne. Elle doit, au contraire, cantonner son contrôle à l’examen des considérations factuelles essentielles.

C’est aussi en ce sens que la Cour répond à la seconde question préjudicielle. L’administration l’interrogeait sur les conséquences de la plausibilité, pour la requérante, d’intégrer rapidement le marché du travail suédois, du fait de ses qualifications universitaires. Pouvait-on estimer que Mme Reyes était « à charge » alors qu’elle allait probablement être embauchée peu de temps après son arrivée sur le sol suédois ?

La Cour l’admet. Elle énonce, reprenant encore les points de l’arrêt Jia, que la situation de dépendance doit exister, dans le pays de provenance du membre de la famille concerné, au moment où il demande à rejoindre le citoyen de l’Union dont il est à la charge. En conséquence, « d’éventuelles perspectives d’obtenir un travail dans l’État membre d’accueil, permettant, le cas échéant, au descendant direct, âgé de plus de 21 ans, d’un citoyen de l’Union de ne plus être à la charge de ce dernier une fois qu’il bénéficie du droit de séjour, ne sont pas de nature à avoir une incidence sur l’interprétation de la condition d’être « à charge », visée à l’article 2, point 2, sous c), de la directive 2004/38 » (pt. 31).

Il est intéressant de noter ici que les juges prennent le temps de justifier, encore une fois, la particularité de leur position. Ils motivent leur interprétation en expliquant que « la solution contraire interdirait, en pratique, audit descendant de chercher un travail dans l’État membre d’accueil et porterait atteinte, de ce fait, à l’article 23 de cette directive, qui autorise expressément un tel descendant, s’il bénéficie du droit de séjour, d’entamer une activité lucrative à titre de travailleur salarié ou non salarié ».

Comme cela a été précisé, la souplesse du juge résulte de la ratio legis de la directive 2004/38. Le considérant introductif n° 5 de cette directive énonce bien que « le droit de tous les citoyens de l’Union de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres devrait, pour qu’il puisse s’exercer dans des conditions objectives de liberté et de dignité, être également accordé aux membres de leur famille, quelle que soit leur nationalité ». L’unité de la famille ne saurait être mise en cause sur le simple fondement d’un prétendu manque de vigilance du ressortissant de l’État tiers quant aux éventuelles opportunités d’embauche ou aux hypothétiques perceptions de prestations sociales accessibles dans cet État.

Les membres de la famille nucléaire bénéficient d’un droit quasi-automatique d’entrée et de séjour dans l’État membre d’accueil. La condition de membre « à charge » doit certes permettre d’éviter les rapprochements familiaux superficiels, mais elle ne doit pas faire l’objet d’une instrumentalisation froide et implacable par les autorités nationales des États membres. Elle doit donc servir à évacuer les abus sans constituer une dérobade juridique idéale de nature à légitimer un durcissement des contrôles migratoires. Refusant une interprétation restrictive du système de la directive 2004/38 et se conformant ainsi à la volonté initiale du législateur européen, la Cour conserve une approche extensive des conditions du regroupement familial entre citoyens de l’Union et citoyens d’État tiers.

La ligne prétorienne conciliante adoptée lors de l’arrêt Jia est donc entérinée ici. Dans cette affaire, la Cour devait déjà se pencher sur la notion de personne « à charge » et refusait de consacrer une conception restrictive de cette notion. L’espèce concernait cependant des ascendants. La Cour étend symétriquement sa solution aux descendants avec l’arrêt Reyes. Une autre concordance notable de ces deux décisions réside dans l’approche in concreto reprise par le juge. Les circonstances de l’espèce restent déterminantes et le juge exige un examen approfondi de la situation du requérant de la part des administrations nationales.

Finalement, la notion de « membre de la famille à charge d’un citoyen de l’Union » reste bien une notion autonome du droit de l’Union insusceptible de recevoir autre chose qu’une interprétation uniforme sur le territoire de l’ensemble des États membres. La Cour n’entend pas complexifier l’exécution des formalités administratives par les ressortissants d’États tiers désireux de rejoindre leur famille dans l’Union. L’avocat général Mengozzi le précisait justement dans ses conclusions sur cette affaire (pt. 29). La détermination de la signification et de la portée des termes pour lesquels le droit de l’Union ne fournit pas de définition doit être établie en tenant compte du contexte dans lequel ces termes sont utilisés et des objectifs poursuivis par la réglementation dont ils font partie.

L’analyse « textuelle, téléologique et systémique » de la directive 2004/38 longuement développée par l’avocat général est suivie par la Cour qui démontre, une fois encore, son inclination au pragmatisme pour la résolution de contentieux entremêlant la préservation de l’unité familiale et la sélectivité des dispositifs juridiques internes de contrôle migratoire. La citoyenneté européenne demeure à cet endroit un bouclier efficace. Une certaine rigueur jurisprudentielle resurgit toutefois lorsque s’instille dans l’équation des enjeux de sécurité publique et de cohésion sociale.

2. La rigueur dans l’appréhension des périodes d’incarcération

M. Onuekwere, ressortissant nigérian, marié avec une citoyenne irlandaise ayant exercé son droit de libre circulation et de séjour au Royaume-Uni, avait obtenu un permis de séjour d’une validité de cinq ans dans cet État membre. Pendant son séjour, il a été condamné à plusieurs reprises par les juridictions britanniques pour divers délits et incarcéré pendant une durée totale de trois ans et trois mois. Souhaitant s’installer durablement, M. Onuekwere a ensuite demandé une carte de séjour permanent. Devant les services de l’administration, il s’estimait en droit de demander l’octroi d’un permis de résidence permanente, son épouse bénéficiant d’un droit de séjour permanent sur le territoire britannique. Il ajoutait que la durée totale de son séjour au Royaume-Uni dépassait largement la durée requise par les dispositions de la directive 2004/38, dont l’article 16 § 2 prévoit que les membres de la famille d’un citoyen de l’Union qui n’ont pas la nationalité d’un État membre et qui ont séjourné légalement pendant une période ininterrompue de cinq ans sur le territoire dudit État acquièrent le droit de séjour permanent sur son territoire.

L’administration britannique rejeta toutefois sa demande et refusa un alignement automatique des prérogatives juridiques du requérant sur celles de sa conjointe. M. Onuekwere déposa alors une requête auprès des juridictions nationales compétentes qui s’empressèrent de surseoir à statuer pour interroger la Cour de justice.

L’article 16 § 2 doit-il être interprété en ce sens que les périodes d’emprisonnement dans l’État membre d’accueil d’un ressortissant d’un pays tiers, membre de la famille d’un citoyen de l’Union ayant acquis le droit de séjour permanent dans cet État membre pendant ces périodes, peuvent être prises en considération aux fins de l’acquisition, par ce ressortissant, du droit de séjour permanent ?

La Cour écarte d’emblée l’option de la comptabilisation des périodes carcérales dans le calcul de la durée totale de séjour effectif. Elle empreinte, pour ce faire, une interprétation littérale et téléologique des dispositions de la directive 2004/38 en énonçant qu’« il ressort des termes mêmes et de la finalité de l’article 16, paragraphe 2 (…) que les périodes d’emprisonnement ne sauraient être prises en considération aux fins de l’acquisition du droit de séjour permanent, au sens de cette disposition ». Surtout, la juridiction luxembourgeoise s’appuie sur la formulation de l’article 16 § 1 selon laquelle les membres de la famille doivent avoir séjourné de façon ininterrompue avec le citoyen de l’Union. La portée de cette locution prépositive dépasse le champ des simples articulations syntaxiques pour être érigée ici en véritable critère conditionnant la délivrance d’un titre de séjour permanent.

D’autant que, ajoute le juge, le droit de séjour permanent constitue un élément clef pour promouvoir la cohésion sociale et il a été prévu par la directive 2004/38 pour renforcer le sentiment de citoyenneté européenne. C’est en ce sens que le législateur de l’Union a subordonné l’obtention du droit de séjour permanent à l’intégration du citoyen dans l’État membre d’accueil (pt. 24). La problématique initiale de l’intensité du lien familial cède alors devant celle relative à l’existence d’une intégration effective. Et elle tend à prendre une place importante puisque, continue la Cour, « une telle intégration, qui préside à l’acquisition du droit de séjour permanent, (…) est fondée non seulement sur des facteurs spatiaux et temporels, mais également sur des facteurs qualitatifs, relatifs au degré d’intégration dans l’État membre d’accueil, au point que la mise en cause du lien d’intégration entre la personne concernée et l’État membre d’accueil justifie la perte du droit de séjour permanent » (pt. 25).

Le positionnement matrimonial n’est conséquemment pas suffisant pour emporter l’activation des dispositions protectrices du droit de l’Union envers les ressortissants d’État tiers. Il est certes nécessaire d’être un membre de la famille mais il faut, plus encore, être un membre de la famille intégré à l’espace social dans lequel on évolue.

Or, assène la Cour, « l’infliction par le juge national d’une peine d’emprisonnement ferme est de nature à démontrer le non-respect par la personne concernée des valeurs exprimées par la société de l’État membre d’accueil dans le droit pénal de ce dernier, de sorte que la prise en considération des périodes d’emprisonnement aux fins de l’acquisition, par les membres de la famille d’un citoyen de l’Union qui n’ont pas la nationalité d’un État membre, du droit de séjour permanent (…) irait manifestement à l’encontre du but poursuivi par cette directive avec l’instauration de ce droit de séjour » (pt. 26). Le raisonnement est ferme et implacable. Le détenu, du simple fait de sa condition, ne peut aspirer aux dispositifs juridiques de protection de l’unité familiale. Les motifs de l’arrêt arpentent ainsi, à l’instar de l’affaire Reyes, les frontières de la politique et du droit.

La période d’incarcération brise suffisamment le cercle familial pour que le ressortissant du pays tiers ne puisse pas l’inclure dans la comptabilisation du délai requis pour l’acquisition d’un titre de séjour permanent. La détention bloque la computation. Contrairement aux retentissantes affaires portées au rôle de la Cour depuis l’entrée en vigueur de la directive « Retour » (dir. 2008/115 du 16 déc. 2008, JO L 348 du 24 déc. 2008), ce n’est pas ici le phénomène de pénalisation du droit des étrangers qui est mis en exergue. Il ne s’agit pas, comme dans les arrêts El Dridi (CJUE, 28 avr. 2011, aff. C-61/11 PPU) ou Achughbabian (CJUE, 16 déc. 2011, aff. C-329/11) de la confrontation d’une législation nationale de droit pénal des étrangers avec les exigences du droit dérivé de l’Union.

C’est bien l’influence de l’application du droit pénal commun sur la condition juridique des étrangers qui se trouve être en jeu dans l’affaire Onuekwere. Et en indiquant résolument que le fait de purger une peine d’emprisonnement interrompt mécaniquement la continuité du séjour légal subordonnant l’octroi d’un titre de séjour permanent, le juge appréhende sans ménagement la particularité de la situation du citoyen détenu. Le patrimoine juridique du détenu ne saurait s’enrichir aussi rapidement que celui du citoyen « libre ». En effet, la « condition de continuité du séjour légal répond à l’obligation d’intégration qui préside à l’acquisition du droit de séjour permanent (…) et au contexte global de la directive 2004/38, laquelle a prévu un système graduel en ce qui concerne le droit de séjour dans l’État membre d’accueil » (pt. 30).

L’acquisition du droit de séjour permanent est un parcours. Les avancées sont progressives et, comme cela a été précisé, la décision Onuekwere implique, en plus du lien familial, une intégration effective dans le tissu social de l’État membre d’accueil. Le défaut d’intégration peut même conduire à un retour en arrière. Le 16 janvier 2014, la Cour rendait ainsi également l’arrêt Mme G. (aff. C-400/12) dans lequel il était question de l’expulsion d’une ressortissante portugaise du territoire britannique, condamnée pour maltraitance d’enfants. Bien qu’ayant obtenu un titre de séjour permanent en 2003, les autorités du Royaume-Uni ont, à l’occasion de son incarcération, en 2009, ordonné son éloignement pour des raisons d’ordre public et de sécurité publique.

La requérant contestait cette décision en arguant du fait qu’elle bénéficiait du régime juridique de protection renforcée prévue par l’article 28 § 3, sous a) de la directive 2004/38. Selon cet article, « une décision d’éloignement ne peut être prise à l’encontre des citoyens de l’Union, quelle que soit leur nationalité, à moins que la décision ne se fonde sur des motifs graves de sécurité publique définis par les États membres, si ceux-ci ont séjourné dans l’État membre d’accueil pendant les dix années précédentes ». La réponse préjudicielle de la Cour reprend expressément les motifs de l’arrêt Onuekwere et en étend la solution. Ainsi, non seulement la prise en compte des périodes carcérales dans la computation du délai nécessaire à l’acquisition d’un droit de séjour permanent n’est pas admise dans la mesure où elle irait à l’encontre de la ratio legis de la directive mais, de surcroît, une incarcération rompt la continuité du séjour du ressortissant d’un État tiers bénéficiant déjà d’un titre de séjour. Plus exactement, la Cour reprend son interprétation littérale des textes pour rappeler que « la période de séjour de dix années exigée pour l’octroi de la protection renforcée prévue à l’article 28, paragraphe 3, sous a), de la directive 2004/38 doit, en principe, être continue » (pt. 35 de l’arrêt Mme G.).

Finalement, si les exigences en matière de protection des droits fondamentaux des détenus pendant leur incarcération se renforcent, si le service public pénitentiaire a vocation à s’améliorer (v. G. Koubi, « Pour un service public pénitentiaire garant du droit des détenus de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants », JCP A, 2013, n° 4, comm. 2017), les droits des ex-détenus dans la période post-incarcération restent résiduels. Pragmatique, la Cour considère tout de même que la mesure de la discontinuité du séjour au cours des dix années précédant la décision d’éloignement de l’intéressé doit procéder d’une appréciation globale de la situation de l’intéressé chaque fois au moment précis où se pose la question de l’éloignement.

Il n’empêche, la directive 2004/38 a omis la question de la réinsertion des anciens détenus dans l’État membre d’accueil. Ceux-ci sont pourtant toujours liés à leurs familles. La détention prive évidemment les couples d’une vie commune. Mais le regroupement familial doit-il être évacué pour autant ? On pressent que l’expulsion de M. Onuekwere sera dirimante pour ses chances d’intégration dans la société britannique.

L’avocat général Yves Bot précisait dans ses conclusions que le droit de séjour permanent d’un ressortissant d’un État tiers membre de la famille d’un citoyen de l’Union n’est en aucun cas un droit autonome, mais un droit dérivé du droit de séjour permanent de ce citoyen. Ce droit dérivé est fragile si ce n’est amoindri. Le ressortissant portant la nationalité d’un État tiers à l’Union doit, pour être protégé par la directive, en respecter la ratio legis. Or, le système de la directive est, toujours selon l’avocat général, « axé sur le renforcement de la cohésion sociale dans lequel le droit de séjour permanent apparaît comme un facteur clé en tant qu’élément de la citoyenneté de l’Union » (par. 43 des conclusions). L’effort d’intégration est donc récompensé par l’octroi d’une protection renforcée. Elle permet d’accroître encore le sentiment d’appartenance à la société de l’État membre d’accueil en formant une sorte de cercle vertueux de la citoyenneté. La commission d’infractions, à l’inverse, témoigne d’un refus d’intégration. Ce refus est interprété, par le juge, comme rendant impossible l’activation des dispositions protectrices de la directive 2004/38.

Si l’affaire Onuekwere ne saurait être analysée comme un tournant sécuritaire dans la politique jurisprudentielle de la Cour de justice, la réflexion, poussée un peu plus loin, amène à s’interroger sur la cohérence d’ensemble de la décision. La Cour évoque les « valeurs exprimées par la société de l’État membre d’accueil dans (son) droit pénal ». Mais, précisément, l’une des valeurs fondatrices du droit pénal n’est-elle pas la réinsertion sociale du détenu dans la société ? Les propos du professeur Bouloc sont limpides sur le sujet : « le souci de la réinsertion sociale du condamné conduit à organiser le régime pénitentiaire de façon à ne plus voir dans le détenu un simple numéro privé de personnalité, mais un homme, à qui il faut redonner, au besoin, le respect de lui-même » (B. Bouloc, Droit pénal général, Précis Dalloz, 2013, 23e éd., n° 534, p. 439).