Fin de période transitoire pour l’Espace de liberté : le début d’un nouveau cycle ?

par Henri Labayle, CDRE

Sans grand bruit ni attention particulière des observateurs, l’échéance du protocole n° 36 sur les dispositions transitoires du traité de Lisbonne s’est approchée. Au premier décembre 2014, cinq années après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, l’Espace de liberté sécurité et justice basculera en effet dans le régime juridique définitif qu’organise par le titre V du TFUE.

S’il est classique que des dispositions transitoires accompagnent l’entrée en vigueur d’un traité aussi important que le Traité sur l’Union, c’est en réalité dans la dernière ligne droite de la Conférence intergouvernementale que l’opiniâtreté britannique a réservé un sort particulier au droit de l’Espace de liberté sécurité, justice dans sa partie sécuritaire. Ce droit a donc souffert cinq années au purgatoire en même temps que le Royaume Uni s’est ménagé un droit d’opt-out dont il vient d’user.

1. La fin de l’exception réservée au droit de l’ELSJ

Le Protocole n° 36 sur les dispositions transitoires traduit les difficultés avec lesquelles la négociation terminale du traité de Lisbonne s’est achevée. Si un certain nombre de ces dispositions avaient déjà été actées par le protocole n° 34 accompagnant le traité portant Constitution, et dont certaines comme celles relatives à la majorité qualifiée sont entrées en vigueur le 1er novembre, la partie relative à l’ELSJ est entièrement nouvelle. Elle explique sans doute pour partie l’immobilisme actuel.

Le titre VII du protocole n° 36 comprend deux articles et il est relatif « aux actes adoptés sur la base des titres V et VI du Traité sur l’Union européenne avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne ». Il entraîne deux types de conséquences : normatives et institutionnelles.

Au plan normatif, et curieusement nul ne s’en est ému, l’article 9 du protocole procède à une quasi glaciation du droit de l’ex-troisième pilier de l’Espace de liberté. Il dispose en effet que « les effets juridiques des actes des institutions, organes et organismes de l’Union adoptés sur la base du traité sur l’Union européenne avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne sont préservés ». Cette cristallisation n’est que temporaire puisqu’elle ne vaut que « aussi longtemps que ces actes n’auront pas été abrogés, annulés ou modifiés en application des traités ». Ceci vaut également pour les « conventions conclues entre les États membres sur la base du traité sur l’Union européenne ». Cette « préservation » a eu des prolongements politiques et techniques.

Au plan politique, on devine aisément le peu d’empressement de certains Etats membres à s’aventurer sur le terrain du changement, protégés qu’ils étaient pendant cinq ans par le régime hérité d’Amsterdam. D’où l’immobilisme évident de la matière. D’où l’invitation de la Déclaration n° 50 annexée au traité invitant les acteurs en présence à ne pas jouer la montre.

Au plan technique en revanche, est apparu à cette occasion un néologisme supplémentaire dans le jargon européen, celui de la « lisbonnisation » du droit de l’ELSJ (cf. H. Labayle, « Game of zone : la lisbonnisation de l’Espace de liberté en questions », Mélanges en l’honneur de C. Blumann, 2015, à paraître). Il désigne le processus de normalisation juridique de l’ELSJ dans lequel l’Union s’est engagée.

Chaque modification du droit positif entraîne en effet mécaniquement soumission au régime de Lisbonne et de ce point de vue, une part importante du droit de l’ancien troisième pilier relève désormais du régime des directives et de la terminologie du TFUE.

La Commission a donc procédé à un examen systématique de la législation de l’Union en matière répressive, «lisbonnisée » du fait de ces modifications et présentée comme un acquis de l’ex troisième pilier. Y figurent des textes aussi importants que la directive 2011/36 sur la traite des êtres humains, la directive 2011/93 sur la lutte contre l’exploitation sexuelle des enfants, la directive 2012/29 sur le statut des victimes ou les décisions PNR avec les Etats Unis ou l’Australie.

Il a fallu y ajouter une série de textes en passe d’être l’objet de cette « lisbonnisation » c’est-à-dire faisant l’objet d’une initiative législative en bonne et due forme et entrés dans le circuit de la négociation. L’inertie coupable de l’Union et notamment de la Commission fait que, cinq ans après l’entrée en vigueur du traité, l’on y compte les propositions de règlement relatives à Europol ou Eurojust prévus par ledit traité. Il faut également y ajouter la proposition de règlementation en cours relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel par les autorités compétentes aux fins de prévention, d’enquête, de détection ou de poursuite d’infractions pénales ou l’exécution des sanctions pénales dont la base juridique se situe hors du titre V du TFUE et repose sur les articles 16 §2 Tue et 114 §1 TFUE.

Ce constat est d’importance car la conséquence de ce passage est d’ordre institutionnel. L’article 10 §1 du Protocole 36 le définit comme une « mesure transitoire ».

En effet, pour ce qui est des actes de l’Union dans le domaine de la coopération policière et judiciaire en matière pénale antérieurs à l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, « les attributions des institutions sont les suivantes à la date d’entrée en vigueur dudit traité: les attributions de la Commission en vertu de l’article 258 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ne seront pas applicables et les attributions de la Cour de justice de l’Union européenne en vertu du titre VI du traité sur l’Union européenne, dans sa version en vigueur avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, restent inchangées, y compris lorsqu’elles ont été acceptées conformément à l’article 35, paragraphe 2, dudit traité sur l’Union européenne ». Traduit en clair : la Cour et la Commission retrouvent la plénitude de leurs compétences.

L’absence du recours en manquement dans la panoplie de la Commission a rarement été dénoncée, à tort. Certes, chacun sait à quel point l’exécutif communautaire est prompt à le dégainer pour un retard formel et a pour habitude de détourner le regard devant les véritables problèmes. Le précédent de la communautarisation de la politique d’asile et d’immigration en atteste, avec les scandales du spectacle des demandeurs d’asile en Grèce où l’indifférence de la Commission laissa à la CEDH le soin de donner des leçons aux Etats membres.

Cependant, dans un espace où beaucoup a été fait au plan normatif et où le temps de l’évaluation est venu, comment ne pas comprendre que les comportements vont devoir changer ?

Ce qui redonne à la Cour de justice, enfin, l’ensemble des prérogatives qui doivent être les siennes dans le pilotage de l’Espace. Evidemment en connaissant des défaillances des Etats membres via la procédure de constatation de manquement mais aussi et surtout en refermant la parenthèse d’Amsterdam concernant la restriction de ses compétences à titre préjudiciel.

Outre l’absence de recours en carence ou en responsabilité, il est de rappeler que l’article 35 du précédent TUE réservait le contentieux de l’annulation à la Commission et aux Etats membres et qu’une déclaration d’acceptation commandait le jeu de la procédure préjudicielle. Si 18 Etat membres l’avaient effectuée, neuf Etats en revanche s’y sont refusés : la Bulgarie, le Danemark, l’Estonie, l’Irlande, Chypre, Malte, la Pologne, la Slovaquie et le Royaume Uni, bien sûr.

A cela, évidemment, il faut rajouter l’effet obligatoire de la Charte des droits fondamentaux et sa justiciabilité pour comprendre à quel point la plénitude de compétence de la CJUE est désormais déterminante. Le prétexte de cette compétence juridictionnelle a permis au Royaume Uni de se tailler une place sur mesure.

2. Le début de l’exception réservée au Royaume Uni

Le malaise provoqué dans l’Union par le positionnement du Royaume Uni au regard de son appartenance est quasiment caricatural quand il s’exprime à propos de l’ELSJ. Après la Commission, la Cour de justice est en effet la cible de toutes ses méfiances et arrière-pensées, ce qui l’a poussé à négocier un statut sur mesure, proche du ridicule, dans la seconde partie de l’article 10 du Protocole.

La complexité de ce dernier peut être résumée ainsi : six mois avant l’expiration de la période transitoire (ce qui a été fait), le Royaume Uni avait la possibilité de notifier son refus d’être lié par les attributions des institutions visées plus haut, à savoir la Commission et la CJUE. Dans ce cas, « tous les actes » relevant de l’ex-troisième pilier cessent de s’appliquer à son égard à compter de la date d’expiration de la période transitoire. Sauf, évidemment, ceux qui ont été « lisbonnisés ».

Conformément à l’article 238 §3 TFUE, le Conseil détermine la décision permettant d’en délimiter les conséquences, hors la participation du Royaume Uni, y compris sur le plan financier. Soit. La chose est déjà passablement discutable sur le plan du respect de la parole donnée, puisque les britanniques avaient participé à l’adoption de ces textes, et cet « opt-out » après coup n’est guère reluisant. Récuser ces règles dans ces conditions au seul prétexte de leur contrôle futur est choquant. Emilio de Capitani l’explique par la crainte d’un système de common law devant des évolutions inéluctables (“Metamorphosis of the third pillar : The end of the transition period for EU criminal and policing law”, free-group.eu) et il faut sans doute y ajouter un contexte national impossible à canaliser où les autorités en place s’épuisent à répondre à la surenchère d’UKIP sans succès.

Le plus anormal vient pourtant ensuite : sorti par la porte, le Royaume Uni revient par la fenêtre. Il peut, à tout moment par la suite, notifier au Conseil « son souhait de participer à des actes qui ont cessé de s’appliquer à son égard ». Dans ce cas, le protocole sur l’acquis de Schengen ou le protocole sur la position du Royaume-Uni et de l’Irlande à l’égard de l’espace de liberté, de sécurité et de justice, s’appliquent. C’est-à-dire l’unanimité dans un cas et la majorité qualifiée dans l’autre … Tout cela pour que « les attributions des institutions en ce qui concerne ces actes sont celles prévues par les traités » !!! On croit rêver, même si l’on comprend les contraintes d’une négociation internationale comme celle de Lisbonne, suspendue aux derniers grains de sable. Présenter cette concession majeure comme une précaution simplement destinée à rassurer l’opinion publique britannique l’a fait avaliser, pour conduire à la situation actuelle. Mère de tous les opt-out à venir, pour paraphraser Steve Peers () ou début de la fin, nul ne sait où elle conduit.

Ce tour de prestidigitation est en passe d’être réalisé, puisque l’accord est acquis et la liste des textes applicable au Royaume Uni est établie malgré la mauvaise humeur de certains Etats membres. Deux textes viennent ainsi d’être publiés le 28 novembre 2014,  l’un relatif au positionnement exact du Royaume Uni, la décision 2014/836, et l’autre touchant aux conséquences financières à en tirer, la décision 2014/837. Conscients de ce que le Royaume Uni est un partenaire absolument indispensable à la construction d’un espace sécuritaire commun, même s’il est dépourvu de toute fiabilité, les Etats membres ont acquiescé à la liste de 35 mesures constituant cet « opt-back in ». De fait, elle n’ouvre pas de renégociation au fond et comprend l’essentiel.

Il ressort de cet épisode peu glorieux un sentiment désagréable et nouveau pour l’ordre juridique de l’Union : la parole des Etats serait révocable.

Heureusement, est-on tenté d’ajouter pour finir sur une note d’optimisme. L’annonce faite par le Danemark, le 7 décembre, d’un référendum à venir sur les questions européennes et portant notamment sur leur situation dérogatoire laisse croire à l’espoir d’un retour en arrière toujours possible, dans le bon sens cette fois-ci. Mais, est-on bien certain qu’il ne comportera pas, à nouveau, un statut à la carte ?