Pierre Berthelet, CDRE
« Il vaut mieux pomper d’arrache-pied même s’il ne se passe rien que risquer qu’il se passe quelque chose de pire en ne pompant pas ». La devise des Shadoks n’aura nullement échappé à l’observateur du droit français de la lutte antiterroriste au moment où le gouvernement prolonge la loi sur l’état d’urgence, validée par le Conseil d’État dans une ordonnance du 27 janvier 2016. La France, en proie à une pulsion législative si bien évoquée dans l’ouvrage Un droit pénal postmoderne ?, empile les textes juridiques destinés à faire face à la menace terroriste. La France semble être atteinte du « syndrome Shadok » caractérisé par une inflation législative constante.
Ce « syndrome Shadok » évoqué par Yves Trintignon de l’Université du Québec met en évidence le fait que le gouvernement français, confronté aux attaques terroristes de janvier et de novembre 2015, s’est empressé de renforcer les capacités des services de renseignement sans réellement s’interroger sur les difficultés rencontrées en matière d’organisation, sur les défaillances de leurs méthodes, ou encore sur les lacunes de leurs pratiques opérationnelles. Pis, il aggrave la situation en répondant promptement à la demande de ces services, et à l’inquiétude de l’opinion publique, sans véritablement faire preuve de distanciation à l’égard des effets pervers à plus long terme.
Une telle vision à court-termiste consistant à « pomper » sans relâche, c’est-à-dire à renforcer constamment le dispositif antiterroriste, est constatée à l’échelon national, mais aussi à l’échelon européen. D’emblée, la construction européenne dans ce domaine connaît des progrès sensibles. Ces avancées, observables concernant particulièrement l’ELSJ, s’expliquent notamment par l’implication de la France dans le processus décisionnel, désireuse que l’Union soit pleinement associée à la lutte qu’elle mène (1).
Cependant, à y regarder de près, la construction européenne risque d’être davantage victime que bénéficiaire de l’engagement de la France dans l’intégration européenne. En effet, son implication est avant tout dictée par une logique en vertu de laquelle le gouvernement entend obtenir un crédit politique à travers une réaffirmation de son autorité. L’État cherche à se légitimer à travers les lois qu’il prend, peu importe d’ailleurs leur efficacité. Il est d’ailleurs à noter que la France réclame une plus grande implication de l’Union dans la lutte antiterroriste, mais elle se garde bien de demander une évaluation globale de l’efficacité des politiques menées par les différents États membres.
Le « syndrôme Shadok » de la lutte antiterroriste française, qui consiste à pomper toujours plus même si cela ne sert à rien, a un impact néfaste sur l’édification de l’ELSJ à long terme (2). Toute tentative de vouloir ralentir cette course effrénée est susceptible de constituer un obstacle inadmissible à l’égard d’un État membre désireux de se défendre face à une menace d’une gravité extrême. Qui plus est, les valeurs sur lesquelles l’Union est fondée, la préservation de l’État de droit et le respect des droits de l’homme pourraient faire les frais d’une telle course aveugle. On voit dès lors l’importance du juge européen, comme rempart face au cercle vicieux sécuritaire traduit en langage shadok par « je pompe donc je suis ».
1. Le rôle moteur dans la lutte antiterroriste d’une France aux allures pro-européenne
La France apparaît comme l’aiguillon, désireuse de progresser dans l’intégration européenne, et ce, pour ce qui est de l’ELSJ. Un document du Conseil indique ainsi que la délégation française souhaite élargir le champ de la proposition de directive présentée par la Commission européenne le 2 décembre 2012. Pour mémoire, ce texte, remplaçant la décision-cadre 2002/475/JAI du Conseil relative à la lutte contre le terrorisme, entend harmoniser la législation nationale concernant l’incrimination des « combattants étrangers », de même que l’aide apportée à la sortie du territoire. La décision-cadre a fait l’objet d’une modification en 2008 pour rendre punissable la provocation publique à commettre une infraction terroriste, ainsi que la diffusion sur Internet de la propagande terroriste.
De son côté, la France estime qu’il convient d’aller au-delà de cette actualisation de la législation européenne au regard des textes internationaux ayant trait à ce phénomène des « combattants étrangers » (la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies (RCSNU) 2178 (2014)) et le protocole additionnel à la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme de mai 2015). Elle considère notamment qu’il importe de rendre punissable dans tous les États membres le trafic d’œuvres d’art en provenance de zones sous contrôle terroriste et de supprimer les pages internet incitant au terrorisme ou d’en bloquer l’accès.
Les ajouts de la France dans la proposition de directive s’inscrivent dans un contexte où ces questions font l’objet d’une attention particulière en droit interne. Ainsi, concernant le trafic d’œuvres d’art, la répression du commerce illicite de biens culturels figure dans le projet de loi contre le crime organisé et le terrorisme, qui doit être présenté courant février 2016.
Pour ce qui est de la suppression des pages internet faisant l’apologie du terrorisme, le Sénat avait adopté le 1er avril 2015 une résolution européenne réclamant l’extension des compétences du Centre européen de lutte contre la cybercriminalité (EC3) en lui donnant la possibilité de supprimer des contenus terroristes ou extrémistes. Peu avant, le 5 février 2015, un décret a été adopté fixant les modalités permettant aux internautes d’avoir accès à des pages web faisant cette apologie.
La force de proposition de la France concernant ce projet de directive est le reflet d’une volonté politique affichée concernant l’ELSJ : dans une déclaration après le Conseil JAI à Amsterdam du 25 janvier 2016, le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, fixe les demandes françaises, entendues comme des priorités « essentielles » figurant dans un agenda qui « n’est pas négociable ». Il énumère également les mesures sur lesquelles la France a obtenu satisfaction, en prenant le soin d’ajouter que bon nombre de ces mesures ont été initiées sous son impulsion : la directive PNR, la modification de l’article 7-2 du code frontières Schengen visant à instaurer des contrôles approfondis sur les ressortissants européens quittant l’espace Schengen, ou encore la révision de la directive de 1991 relative au contrôle des armes à feu:
2. La stratégie de fuite en avant sécuritaire d’une France tentée par le repli national
La déclaration du ministre de l’Intérieur à l’issue du Conseil JAI du 25 janvier 2016 démontre l’intention de la France de continuer « son travail de persuasion » avec « beaucoup de volontarisme », pour reprendre les termes du texte. Elle fait office également de satisfecit, à la fois au sujet de l’efficacité de l’implication de la France dans la sphère institutionnelle et concernant l’action de l’Union européenne menée sous sa houlette, en matière de lutte antiterroriste.
La France s’est engagée depuis de nombreuses années dans une logique de renforcement continuel de l’arsenal répressif au nom de ce que le président de la République a qualifié de « guerre contre le terrorisme ». La fuite en avant sécuritaire se traduit par l’adoption de nombreux textes en 2014 et en 2015 : plan d’avril 2014 contre la radicalisation violente et les filières terroristes, loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme et décrets d’application du 14 janvier 2015 destinés à mettre en place l’interdiction administrative de sortie du territoire des ressortissants français, décret précité du 5 février 2015, décret du 4 mars 2015 relatif au déréférencement des sites, plan d’action du 18 mars 2015 pour lutter contre le financement du terrorisme, loi du 24 juin 2015 sur le renseignement et ses multiples décrets d’application, et décret du 14 novembre 2015 instaurant le régime de l’état d’urgence, prorogé par la loi du 20 novembre 2015.
D’autres projets sont en cours : projet de loi précité contre le crime organisé et le terrorisme, proposition de loi relative à la sécurité dans les transports, projet de loi constitutionnelle « de protection de la nation » comprenant deux volets, à savoir la déchéance de la nationalité d’un binational devenu français et l’inscription dans la Constitution des conditions de déclenchement de l’état d’urgence.
Cette fuite en avant est inquiétante, car s’il est possible de comprendre la stratégie de la France dans une perspective purement nationale, notamment à l’aune des manœuvres déployées par le gouvernement à l’égard du Front national, il est aussi possible d’inscrire le renforcement de l’arsenal répressif dans un contexte de dérive autoritaire que connaissent bon nombre de gouvernements européens, la Pologne au premier chef, vis-à-vis de laquelle la Commission a engagé une procédure de dialogue sur la base de l’article 7.1 TUE.
Une telle fuite en avant se traduit, sur le plan européen, par davantage de fermeté de la part de la France : fermeté vis-à-vis d’un Parlement européen réticent à adopter la directive PNR, fermeté à l’égard des délégations nationales enclines à tergiverser au Conseil sur les propositions d’actes en instance d’adoption, fermeté à l’encontre de la Commission désireuse de vérifier la conformité de la décision française de rétablir les contrôles aux frontières intérieures.
L’ultimatum lancé à celle-ci par le gouvernement français concernant le rétablissement de ces contrôles en vertu de l’art. 25 du Code Frontières Schengen, aussi longtemps que perdurerait la menace terroriste, est significatif de sa volonté d’afficher, sur tous les fronts, une détermination sans faille. Or, le rétablissement temporaire prolongé en dehors des délais prévus par le Code pose problème du point de vue de la légalité européenne, en particulier au regard des art. 23, 23bis et 25 du code.
L’attitude de la France consistant à faire preuve de fermeté tous azimuts lui permet de faire illusion sur le plan politique. Celle-ci se pare des atours d’une nation leader de la construction européenne pour mieux dissimuler les tentations de repli national. En effet, les efforts menés pour se trouver à la pointe de la lutte antiterroriste masquent la prévalence des intérêts nationaux érigés, en matière sécuritaire, au rang de principes absolus, insusceptibles de limitation.
D’ailleurs, pour s’en convaincre, il suffit de constater que, quel que soit le gouvernement, de droite ou de gauche, la France n’hésite pas à remettre en cause publiquement l’acquis de Schengen si celui-ci lui porte préjudice. Une telle attitude se révèle problématique d’un point de vue politique, car elle menace de détricoter cet acquis, faisant, par la même occasion, le jeu de certains gouvernements situés à l’Est de l’Europe.
Une telle attitude, prompte par ailleurs à désigner Schengen comme bouc émissaire, et à pointer les défaillances de l’ELSJ, se révèle problématique d’un point de vue juridique, car le droit français adopté dans le contexte de la lutte antiterroriste pose la délicate question de sa conformité du point de vue du droit européen. Ainsi, une France sous état d’urgence prolongé aurait-elle pu adhérer à l’Union européenne conformément aux critères insérés aux art. 6 et 49 TUE ? De manière générale, la législation française est-elle conforme à l’art. 2 TUE ainsi qu’aux dispositions de la Charte européenne des droits fondamentaux ?
La question est d’autant plus pertinente que le forcing français à l’égard de la directive PNR pourrait conduire à une annulation de ladite directive et ce, au regard de la jurisprudence Digital Rights. À ce propos, les juges européens se montrent sévères à l’égard de la dérive sécuritaire observée dans les États membres. Prenant appui sur cette jurisprudence Digital Rights, la Cour européenne des droits de l’Homme, dans un arrêt du 12 janvier 2016, Szabo et Vissy c. Hongrie (voir l’analyse de Sylvie Peyrou), s’est montrée très ferme à l’égard des mesures nationales prises dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, en l’occurrence les opérations secrètes de surveillance antiterroriste.
Le rôle du juge européen n’a jamais été aussi important, non seulement comme défenseur du droit, mais aussi comme gardien des valeurs européennes. Il s’érige comme l’ultime recours face à cette fuite en avant sécuritaire préoccupante pour l’Europe et pour la France. Les mots de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) dans sa déclaration du 16 janvier 2015 sur l’état d’urgence et ses suites sonnent particulièrement juste : « la France ne doit pas, sous l’emprise de la sidération, sacrifier ses valeurs, au contraire, elle doit renforcer la démocratie ».