Casse-tête jurisprudentiel autour de l’exequatur (A propos des arrêts Meroni et Avotins)

Les arrêts Avotins et Meroni, rendus coup sur coup selon un timing remarquable, l’un par la Grande Chambre de la Cour EDH, l’autre par la CJUE en formation classique, mettent aux prises la discipline européenne de l’exequatur et les exigences du procès équitable. Si le relief individuel de ces décisions est déjà remarquable, leur comparaison n’en est que plus exceptionnelle. Certains enseignements fondamentaux peuvent être retirés d’un bref exercice de confrontation.

1. Dans sa configuration, l’affaire Avotins (CEDH, 23 mai 2016, req. n°17502/07) est relativement connue et l’on renverra sur ce point à d’autres contributions (sur ce blog : -S. BERGE, Avotins ou le calme qui couve la tempête; J.-S. BERGE, Une, deux et… trois lectures : de l’avis 2/2013 (CJUE) à l’affaire Avotins (CEDH); notre contribution ; dans la littérature spécialisée, v. not. F. MARCHADIER, « Présomption d’équivalence dans la protection des droits fondamentaux », RCDIP 2014.679 ; P. DEUMIER, « Le règlement Bruxelles I, l’exequatur et la CEDH », RDC 2014.428). Quant aux aspects factuels de l’affaire Meroni (CJUE, 25 mai 2016, C-559/14), il faut brièvement en faire état. Synthétiquement, M. Meroni s’opposait, au for polonais, à l’exequatur d’une ordonnance de gel, décidée au for anglais, destinée à un autre que lui et qui produisait malgré tout des effets indésirables à son endroit (pts. 20 et ss). Pour ce faire, il se fondait techniquement sur l’article 34§1 du règlement n°44/2001, dont nul n’ignore qu’il met en place l’exception d’ordre public international qu’il est possible d’opposer à un jugement étranger dont l’exequatur est requis. Plus précisément, il était suggéré d’avoir recours à l’ordre public international pris dans sa composante procédurale et, au regard des fondements, de lire l’article 34§1 du règlement « Bruxelles I » en conjugaison avec l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (CDFUE).

2. Juridiquement, la question préjudicielle posée était de savoir si « la reconnaissance et l’exécution d’une ordonnance rendue par une juridiction d’un Etat membre, qui a été prononcée sans qu’un tiers dont les droits sont susceptibles d’être affectés par cette ordonnance ait été entendu, doivent être considérées comme manifestement contraires à l’ordre public de l’Etat membre requis et au droit à un procès équitable» au sens de l’article 34§1 du règlement « Bruxelles I » lu à la lumière de l’article 47 de la CDFUE. La réponse de la Cour de Justice passe par plusieurs temps, dont certains sont classiques en matière d’ordre public international, et d’autres moins.

3. Quelques rappels sont judicieusement articulés quant à cette notion d’ordre public international à la spécificité indéniable. Tout d’abord, celle-ci est d’interprétation stricte (pt. 38). Ensuite, si la détermination de son contenu relève de la liberté des Etats membres, elle ne relève pour autant pas de leur discrétion puisqu’un contrôle de la Cour de Justice est toujours envisageable au regard de la mise en œuvre de l’exception (pts. 39 et 40). Enfin, il n’est pas question de procéder à une révision au fond sous le couvert de l’exception d’ordre public international (pt. 41). En bref, « un recours à l’exception d’ordre public […] n’est concevable que dans l’hypothèse où la reconnaissance ou l’exécution de la décision rendue dans un autre Etat membre heurterait de manière inacceptable l’ordre juridique de l’Etat membre requis, en tant qu’elle porterait atteinte à un principe fondamental» (pt. 42), atteinte qui « devrait constituer une violation manifeste d’une règle de droit considérée comme essentielle dans l’ordre juridique de l’Etat membre requis ou d’un droit connu comme fondamental dans cet ordre juridique» (idem). Ce sont là de solennels rappels mais qui demeurent classiques. L’intérêt se situe ailleurs.

4. Le passage suivant de l’arrêt Meroni est décisif : « le règlement n°44/2001 repose sur l’idée fondamentale selon laquelle les justiciables sont tenus, en principe, d’utiliser toutes les voies de recours ouvertes par le droit de l’Etat membre d’origine. Sauf circonstances particulières rendant trop difficile ou impossible l’exercice des voies de recours dans l’Etat membre d’origine, les justiciables doivent faire usage dans cet Etat membre de toutes les voies de recours disponibles afin d’empêcher en amont une violation de l’ordre public» (pt. 48, cnqs). Le cœur de l’arrêt est là. La Cour de Justice met explicitement en place un principe général de mise en œuvre préalable des voies de recours au pays d’origine avant tous recours à la clause d’ordre public international au pays requis. Ce positionnement, déjà présent dans la célèbre jurisprudence Diageo Brands (CJUE, 16 juill. 2015, C-681/13; sur ce blog : NOURISSAT, De l’ « encadrement » à la « mise sous tutelle » de l’exception d’ordre public international en matière de reconnaissance des décisions civiles ou commerciales… Nouvelle étape sous la plume de la CJUE), appelle une double analyse : l’une externe, en contemplation du très récent arrêt Avotins de la CEDH ; l’autre interne, au regard de la jurisprudence de la CJUE en matière d’ordre public international (v. billet C. NOURISSAT à paraître). On se concentrera ici sur la première de ces analyses. Si la ressemblance entre les arrêts Avotins et Meroni est palpable et incite à évoquer une certaine convergence des solutions (I), un examen plus attentif permet de parler d’une divergence fondamentale, non seulement en termes de raisonnement, mais surtout en termes de posture des juges européens sur la question du recours préalable au for d’origine en matière d’exequatur (II).

I) La convergence des solutions

5. Les affaires Avotins et Meroni présentent une parenté presque intuitive, jusqu’à l’Etat concerné, la Lettonie. La chose n’avait d’ailleurs nullement échappé à l’avocat général Kokott, chargée de conclure dans l’affaire Meroni, qui s’était abondamment référée à l’arrêt de 2014 intervenu dans l’affaire Avotins (Conclusions présentées le 25 février 2016, pts. 39 et 40). Les ressemblances entre ces deux affaires sont sensibles. Dans leur configuration d’abord : dans un cas comme dans l’autre, la personne procéduralement lésée, défendeur dans Avotins, tierce dans Meroni, n’avait pu faire valoir ses droits lors de l’instance directe au for d’origine. Et, dans un cas comme dans l’autre, la personne procéduralement lésée n’avait pas mis en œuvre les recours disponibles au for d’origine. Et, dans les deux hypothèses, la solution finalement adoptée est incontestablement à la défaveur de la partie absente, dont on attendait donc qu’elle mette en œuvre préalablement les recours au for d’origine. Ainsi, il revenait bien au requérant, dans l’affaire Avotins, de s’employer au for chypriote à recourir contre la décision de première instance l’ayant condamné. À défaut de quoi, son inertie procédurale pouvait lui être reprochée au for letton, au regard du droit européen incarné par le règlement « Bruxelles I » pris en son article 34§2, comme – mais dans une mesure moindre à notre sens – au regard du droit de la Convention, lequel interdit au requérant de se plaindre devant la Cour d’une situation qu’il aurait lui-même contribué à créer « par son inaction et son manque de diligence» (CEDH, 23 mai 2016, Avotins, §124 ; v. égal. CEDH, 6 mai 2004, Hussin c/ Belgique, req. n°70807/01 et CEDH, 29 mai 2008, McDonald c/ France, req. n°18648/04). De même, il revenait au tiers lésé dans l’affaire Meroni de procéder d’abord au for anglais d’origine avant d’exciper une éventuelle violation de l’ordre public international de procédure au for polonais requis.

6. Dans les deux cas, le message est clair : ce n’est qu’après épuisement du contentieux au for d’origine, en amont, qu’il est possible de se plaindre d’une éventuelle iniquité procédurale au for requis, en aval. La différence de fondement, articles 34§1 ou 34§2 du règlement n°44/2001, n’apparaît pas décisive : les conclusions semblent convergentes, si ce n’est similaires. Le principe du recours au pays d’origine se présente comme invariable. Cette belle cohérence vole pourtant en éclats à l’analyse car si les deux arrêts se rejoignent en termes de résultat concret, ils diffèrent radicalement dans leur cheminement théorique, voire jusque dans les positionnements sous-jacents respectivement adoptés par les juges européens. Derrière cette convergence des solutions se loge en réalité une véritable divergence de posture.

II) La divergence de posture

7. La divergence de points de vue peut être mise en exergue au travers d’une démarche progressive, en repartant des fondements. Dans l’affaire Avotins, la clause d’ordre public international n’avait pas été mobilisée devant le juge letton (CEDH, 23 mai 2016, §108). C’est d’ailleurs regrettable car la solution aurait pu être substantiellement différente sur le fondement de l’article 34§1 du règlement n°44/2001. Au regard de la technique internationaliste, tout d’abord, il demeure en effet que l’article 34§1 n’exige textuellement pas la mise en œuvre préalable des recours au pays d’origine. Et, à une époque où la jurisprudence Diageo Brands n’avait pas encore émergé, la chose a son importance. Ensuite, au regard du droit de la Convention, la notion d’ordre public international induit des différences notables. Si la présomption Bosphorus a pu être mobilisée par la Cour EDH dans cette affaire, c’est en raison de l’absence de marge de manœuvre du juge letton dans la mise en œuvre du droit de l’Union (la chose se discute d’ailleurs, CEDH, 23 mai 2016, §§105 et ss). Or, la notion d’ordre public international ne se prête pas aux mêmes conclusions, les Etats membres conservant une certaine liberté, même encadrée, en la matière (supra, n°3). Ainsi, le point d’entrée « ordre public international », bien présent dans l’arrêt Meroni, ne se retrouve techniquement pas dans l’arrêt Avotins. Et de cette différence de fondements s’induisent d’importantes différences dans le raisonnement, lesquelles laissent transparaître une véritable divergence de points de vue.

8. Le principe de recours préalable au pays d’origine est le fruit d’une construction dans l’affaire Meroni alors qu’il est le fruit d’une déduction dans l’affaire Avotins. Ce constat est essentiel. La conclusion de l’affaire Meroni n’est pas mécaniquement extraite de l’article 34§2 et de son libellé explicite, mais artificiellement construite sur le fondement de l’article 34§1 – d’une façon relativement poussive qui plus est. La différence dans la lettre des deux dispositions devait ainsi être méthodiquement dépassée, le juge de Luxembourg se retrouvant forcé d’élever le principe de recours préalable au for d’origine au rang d’« idée fondamentale» (CJUE, Meroni, préc., pt. 48), expression qui mériterait d’ailleurs l’analyse. Synthétiquement, la Cour de Justice fait du recours préalable au for d’origine son cheval de bataille.

9. Dans l’affaire Avotins, c’est bien l’application de la présomption de protection équivalente, combinée à quelques observations propres à l’espèce, qui mène à la conclusion du recours préalable au pays d’origine. La solution n’émane alors pas d’une confrontation directe de la difficulté au droit de la Convention. Et d’ailleurs, là où tout s’était fait de façon mécanique et automatique en 2014, la Cour EDH exprime en 2016 ses réserves, et de la belle manière. Un extrait doit être évoqué, tout à fait représentatif : « Lorsque les juridictions des Etats qui sont à la fois parties à la Convention et membres de l’Union européenne sont appelées à appliquer un mécanisme de reconnaissance mutuelle établi par le droit de l’Union, c’est en l’absence de toute insuffisance manifeste des droits protégés par la Convention qu’elles donnent à ce mécanisme son plein effet. En revanche, s’il leur est soumis un grief sérieux et étayé dans le cadre duquel il est allégué que l’on se trouve en présence d’une insuffisance manifeste de protection d’un droit garanti par la Convention et que le droit de l’Union européenne ne permet pas de remédier à cette insuffisance, elles ne peuvent renoncer à examiner ce grief au seul motif qu’elles appliquent le droit de l’Union» (CEDH, 23 mai 2016, §116). Que dire de plus ? On le voit : la CEDH ne fait nullement du principe de recours préalable au for d’origine sa religion, à l’inverse du juge de Luxembourg. C’est la présomption Bosphorus et la réunion de circonstances factuelles, supposées accablantes pour le requérant, qui mèneront finalement à la nécessité d’un recours préalable au for d’origine et au constat de non-violation de l’article 6§1er. Mais l’insuffisance manifeste, permettant de renverser la présomption, n’était pas loin (CEDH, 23 mai 2016, §121, faisant état d’une simple « défaillance regrettable »).

10. En conclusion, là où le juge de l’Union s’emploie en matière d’exequatur à construire et à développer un principe transversal de recours préalable au pays d’origine, le juge de la Convention paraît, quant à lui, s’ingénier à tempérer cette ardeur parfois excessive, et surtout susceptible de générer des insuffisances manifestes dans la protection des garanties fondamentales dont elle a la garde. Entre les deux postures, nul doute qu’il faudra inexorablement trancher.