De l’affaire Blood à l’affaire Gomez-Turri, la circulation comme voie de passage d’un contexte de droit européen à un autre

Le Conseil d’Etat (CE, Ass., 31 mai 2016, n° 396848) a rendu dans son arrêt Gomez-Turri une décision ordonnant à l’Assistance publique des Hôpitaux de Paris de prendre toutes les mesures nécessaires à l’exportation des gamètes aux fins d’insémination post mortem à l’étranger. Cette décision fait écho à une décision britannique qui, 19 ans plus tôt, avait défrayé la chronique dans une célèbre affaire Blood (R. v. Human Fertilisation and Embryology Authority, ex parte Blood [1997] 2. All ER 687, Court of Appeal, Lord Woolf) en autorisant l’exportation de gamètes du Royaume-Uni vers la Belgique à des fins d’insémination post mortem.

Ces deux décisions ont été motivées par une référence appuyée aux droits européens (UE dans l’affaire Blood et CEDH dans l’affaire Gomez-Turri). Elles ont un dénominateur commun : ce qui compte dans un contexte global, ce n’est pas seulement la règle de droit qui est appliquée mais le lieu où elle est appliquée et si ces lieux se déclinent au pluriel alors le juriste doit savoir penser les voies de passage qui existent entre eux.

L’affaire Blood

Un juge anglais décide qu’au nom de la libre prestation de services passive, Mme Blood, résidant au Royaume-Uni, dispose du droit de subir une intervention médicale dans un autre Etat membre de l’UE (la Belgique). Au nom de cette liberté fondamentale de l’UE, il autorise, en contradiction de ce que prévoit la législation britannique et sans l’assurance que l’acte est autorisé par la loi belge, l’exportation de gamètes du Royaume-Uni vers la Belgique alors que les gamètes ont été prélevés sans le consentement du donneur (alors dans le coma au moment du prélèvement). Pour fonder pareille solution, en contradiction la plus totale avec le droit britannique, le juge utilise la théorie de l’accessoire : les gamètes ne sont pas des marchandises au sens du droit européen de la libre circulation mais ils sont l’accessoire d’un service médical qui autorise un patient à subir un traitement dans un autre Etat membre (pour un commentaire très critique de cette décision : Europe déc. 1999, chron. n° 12 ; JCP G 2000 I 206).

 

L’affaire Gomez-Turri

Le Conseil d’Etat a statué en ces termes :

« 10. Dans la présente affaire, il y a lieu pour le Conseil d’Etat statuant comme juge des référés, d’apprécier si la mise en oeuvre de l’article L. 2141-11-1 du code de la santé publique n’a pas porté une atteinte manifestement excessive au droit au respect de la vie privée et familiale de Mme C…A…, garanti par l’article 8 de la convention européenne de sauvergarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. 11. Il résulte de l’instruction que Mme C… A…et M. B…avaient formé, ensemble, le projet de donner naissance à un enfant. En raison de la grave maladie qui l’a touché, et dont le traitement risquait de le rendre stérile, M. B…a procédé, à titre préventif, à un dépôt de gamètes dans le centre d’étude et de conservation des oeufs et du sperme de l’hôpital Tenon, afin que Mme C…A… et lui-même puissent, ultérieurement, bénéficier d’une assistance médicale à la procréation. Mais ce projet, tel qu’il avait été initialement conçu, n’a pu aboutir en raison de la détérioration brutale de l’état de santé de M. B…, qui a entraîné son décès le 9 juillet 2015. Il est, par ailleurs, établi que M. B… avait explicitement consenti à ce que son épouse puisse bénéficier d’une insémination artificielle avec ses gamètes, y compris à titre posthume en Espagne, pays d’origine de Mme C…A…, si les tentatives réalisées en France de son vivant s’avéraient infructueuses. Dans les mois qui ont précédé son décès, il n’était, toutefois, plus en mesure, en raison de l’évolution de sa pathologie, de procéder, à cette fin, à un autre dépôt de gamètes en Espagne. Ainsi, seuls les gamètes stockés en France dans le centre d’étude et de conservation des oeufs et du sperme de l’hôpital Tenon sont susceptibles de permettre à Mme C…A…, qui réside désormais en Espagne, d’exercer la faculté, que lui ouvre la loi espagnole de poursuivre le projet parental commun qu’elle avait formé, dans la durée et de manière réfléchie, avec son mari. Dans ces conditions et en l’absence de toute intention frauduleuse de la part de la requérante, dont l’installation en Espagne ne résulte pas de la recherche, par elle, de dispositions plus favorables à la réalisation de son projet que la loi française, mais de l’accomplissement de ce projet dans le pays où demeure sa famille qu’elle a rejointe, le refus qui lui a été opposé sur le fondement des dispositions précitées du code de la santé publique – lesquelles interdisent toute exportation de gamètes en vue d’une utilisation contraire aux règles du droit français – porte, eu égard à l’ensemble des circonstances de la présente affaire, une atteinte manifestement excessive à son droit au respect de la vie privée et familiale protégé par les stipulations de l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Il porte, ce faisant, une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. 12. La loi espagnole n’autorise le recours à une insémination en vue d’une conception posthume que dans les douze mois suivant la mort du mari. Dès lors, la condition d’urgence particulière prévue par les dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative est remplie. 13. Il résulte de ce qui précède qu’il y a lieu d’enjoindre à l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris et à l’Agence de la biomédecine de prendre toutes les mesures nécessaires afin de permettre l’exportation des gamètes de M. B…vers un établissement de santé espagnol autorisé à pratiquer les procréations médicalement assistées, dans un délai de sept jours à compter de la notification de la présente décision ».

 

D’un droit européen à l’autre

Il y a plusieurs manières de livrer une lecture commune (pour des commentaires séparés, voir les différents commentaires de l’arrêt Blood ci-dessus et les très nombreux commentaires d’ores et déjà en ligne ou à venir de l’arrêt Gomez-Turri) de ces deux décisions.

La première consiste grosso modo à observer que dans les deux cas, le droit européen a été l’instrument d’une mise entre parenthèses d’une règle d’ordre public national interdisant une pratique de procréation assistée (insémination post-mortem).

Le droit de l’UE et de la CEDH seraient ainsi désignés comme des outils de neutralisation d’une règle nationale au motif qu’une valeur européenne (libre prestation de services pour l’un et droit à la vie privée et familiale pour l’autre) doit l’emporter sur l’autre (interdiction d’une procréation médicalement assistée en l’absence de consentement du donneur ou après son décès).

Cette première lecture n’est pas exacte.

Elle laisse à penser que le droit de l’UE comme de la CEDH renferme une solution juridique qui consiste à autoriser la pratique en cause.

Or il n’y a rien de tel dans les deux droits, rien qui puisse laisser à penser que l’interdit national d’insémination post mortem est frontalement contredit par une liberté européenne.

Pour arriver à considérer que les droits européens en cause produisent cet effet de neutralisation de la règle d’ordre public national, il faut ajouter quelque chose au raisonnement qui permette de faire en quelque sorte le saut de la situation nationale à la règle européenne.

Ce saut est le fait du juge, le juge anglais dans l’affaire Blood et le juge français dans l’affaire Gomez-Turri.

On pourrait arrêter ici le raisonnement et s’en tenir au constat que les juges font et défont le droit national, c’est le spectre du gouvernement des juges.

Mais c’est un peu court.

Pareille généralité n’explique rien de précis.

Il faut pousser la recherche plus loin et se demander POURQUOI les juges statuent en ce sens ? C’est en effet dans la réponse à cette interrogation que l’on peut espérer trouver les marqueurs d’une concrétisation du droit indispensables à sa compréhension.

 

Les voies de passage d’un contexte de droit national à un contexte de droit européen

Le parallèle entre les deux affaires Blood et Gomez-Turri permet de mettre au jour une même réalité : le juge national saisi du cas décide de penser ledit cas dans un contexte de droit européen, UE pour le premier et CEDH pour le second.

Dans l’affaire Blood, ce choix est clairement guidé par la volonté du juge de contourner un interdit national. Sans revenir sur le détail de l’argumentation (voir les commentaires signalés plus haut), le juge anglais a purement et simplement dévoyé un droit communautaire en lui prêtant une solution qu’il ne livrait pas.

Dans l’affaire Gomez-Turri, le juge administratif français a décidé de s’imprégner d’une logique européenne qui, dans les circonstances exceptionnelles de l’espèce, aurait pu conduire, en cas de rejet de la demande, à la constatation par la juridiction de Strasbourg d’une violation de la Convention.

Cette position des juges nationaux de se placer dans un contexte européen n’est pas le fruit du hasard ou de leur seul bon vouloir.

Dans l’affaire Blood, le contexte européen était le moyen d’autoriser une circulation des gamètes dans un pays où l’acte médical était, si ce n’est légal, du moins pratiqué.

Dans l’affaire Gomez-Turri, le contexte européen est le moyen de permettre l’exportation des gamètes dans un pays où l’acte est strictement encadré, mais légal.

Le juge national a donc eu cette intelligence (au sens propre du terme : établir des liens) de s’appuyer sur le droit européen qui constitue le seul outil juridique qui permet de dépasser une logique strictement interne en autorisant un fait de circulation inter-territoriale.

Dans l’affaire Blood, ce fait est artificiellement créé par la décision du juge (le cas n’entretenant aucun lien avec la Belgique).

Dans l’affaire Gomez-Turri, ce fait de localisation (en Espagne) est une réalité du cas, réalité que le juge a cherché à servir par la règle de droit.

Dans l’affaire Blood, le juge fabrique une solution pour que la situation circule dans le contexte européen.

Dans l’affaire Gomez-Turri, le juge s’appuie sur la dimension européenne de la situation pour ne pas entraver un fait de circulation.

Dans les deux cas, le contexte européen est déterminant et il est inséparable d’un mouvement de circulation.

On peut regretter cette réalité européenne et la critiquer.

On ne peut, en revanche, la nier et s’interdire de la comprendre.

 

Pour aller plus loin :

sur l’application du droit dans un contexte global

sur le fait circulation interterritoriale et le droit