Le règlement n°2201/2003 du 27 novembre 2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale (dit « Bruxelles II bis »), dont la refonte est en discussion, a introduit un mécanisme novateur en son article 15 : la possibilité pour la juridiction d’un Etat membre, compétente en matière de responsabilité parentale, de surseoir à statuer si elle estime la juridiction d’un autre Etat membre mieux placée pour connaître de l’affaire. Elle invite alors les parties à saisir cette autre juridiction ou lui demande directement d’exercer sa compétence. L’article 15 introduit ainsi une sorte d’exception de forum non conveniens, connue des pays anglo-saxons.
C’est sans doute la raison pour laquelle leurs juges se sont emparés de ce mécanisme, non sans mettre à jour un certain nombre d’interrogations auxquelles la Cour de justice est venue répondre par un arrêt du 27 octobre 2016, Child and Family Agency contre J.D. (aff. C-428/15).
En l’espèce, une ressortissante britannique souffrait d’un trouble de la personnalité. Son premier enfant avait été placé dans un établissement au Royaume-Uni. Enceinte à nouveau, elle s’était soumise à une évaluation prénatale en août 2014. Les autorités de protection de l’enfance de son lieu de résidence au Royaume-Uni, tout en notant plusieurs éléments positifs, avaient néanmoins estimé que ce deuxième enfant devait faire l’objet à sa naissance d’un placement dans une famille d’accueil. L’intéressée avait alors résilié son bail et vendu ses biens au Royaume-Uni, avant de s’établir en Irlande, où est né son deuxième enfant en octobre 2014. Tous deux y résident depuis lors. Peu après la naissance, l’Agence irlandaise pour l’enfance et la famille a saisi le juge irlandais pour que l’enfant fasse l’objet d’une mesure de placement, ce qu’elle a obtenu en appel. La High Court irlandaise a par ailleurs autorisé l’Agence à demander à la High Court anglaise d’exercer sa compétence. La ressortissante britannique s’est pourvue contre la décision directement devant la Supreme Court irlandaise. Dans ce cadre, cette dernière a posé un certain nombre de questions à la Cour de justice.
La première difficulté est liée aux recours en matière de protection de l’enfance. Une juridiction, saisie sur le fondement du droit public par une autorité compétente, peut-elle renvoyer l’affaire devant une juridiction d’un autre Etat membre, normalement saisie par une autre autorité compétente, en vertu de son droit interne et au regard de circonstances factuelles éventuellement différentes ?
Dans sa réponse, la Cour ne s’attarde pas. Elle se réfère au 5ème considérant du règlement Bruxelles II bis qui précise que le règlement couvre les mesures de protection de l’enfant. Elle ajoute, laconique, qu’« une règle de procédure nationale selon laquelle la déclaration de compétence d’une juridiction d’un autre État membre nécessite, en aval, qu’une autorité de cet État membre engage une action distincte de celle introduite dans le premier État membre, n’a vocation à être mise en œuvre qu’en aval de la décision par laquelle la juridiction normalement compétente de ce premier État membre a demandé le renvoi de l’affaire […] et de la décision par laquelle cette autre juridiction s’est déclarée compétente […], elle ne saurait être regardée comme faisant obstacle à l’adoption de ces décisions ». La Cour précise, le cas échéant, que des circonstances factuelles différentes peuvent être prises en compte par la juridiction à laquelle s’adresse la demande de renvoi. Ainsi, cette dernière est libre d’entendre ou non l’affaire, pouvant décliner sa compétence car elle n’aurait pas été saisie par une autorité de protection de l’enfance. Si c’est le cas, l’article 15 risque de se réduire à une peau de chagrin en la matière. L’éclairage de l’avocat général M. Wathelet, dans ses conclusions présentées le 16 juin 2016, parait ici utile. Au terme de développements autrement plus étoffés, il parvient à la conclusion que l’article 15 ne s’applique pas « si la compétence de la juridiction à laquelle il est envisagé de renvoyer l’affaire est subordonnée à l’engagement d’une action par un requérant qui n’est pas partie à la procédure pendante devant la juridiction normalement compétente » (point 58).
La juridiction de renvoi demande ensuite à la Cour de justice d’interpréter et articuler les notions de juridiction « mieux placée » et d’« intérêt supérieur de l’enfant », qui justifient un renvoi.
La Cour se révèle davantage prolixe, même si à l’inverse sa réponse ne méritait peut-être pas les 22 points qui lui sont consacrés.
A cet égard, le 12ème considérant du règlement Bruxelles II bis, utilement rappelé, pose que « [l]es règles de compétence établies par le présent règlement en matière de responsabilité parentale sont conçues en fonction de l’intérêt supérieur de l’enfant et en particulier du critère de proximité. Ce sont donc en premier lieu les juridictions de l’État membre dans lequel l’enfant a sa résidence habituelle qui devraient être compétentes ». La Cour précise le caractère spécial et dérogatoire du renvoi prévu à l’article 15, qui ne peut intervenir qu’à titre exceptionnel. La juridiction normalement compétente doit ainsi parvenir à renverser « la forte présomption en faveur du maintien de sa propre compétence découlant de ce règlement » (point 49). Dès lors que la résidence habituelle de l’enfant se trouvait en Irlande, ce qui n’était pas contesté, cette forte présomption avancée par la Cour en faveur de l’absence de renvoi du juge irlandais vers le juge anglais paraît aisément justifiée. Toutefois, qu’en serait-il dans une autre affaire, si le juge à l’initiative du renvoi n’est pas le juge de l’Etat membre de résidence habituelle de l’enfant ? La présomption ne paraît alors plus si forte.
La Cour rappelle ensuite la nécessité de se référer à la liste exhaustive des critères posés par l’article 15 pour justifier le lien particulier de l’enfant avec une autre juridiction, dès lors mieux placée pour connaître de l’affaire. La juridiction compétente doit ainsi comparer « l’importance et l’intensité du lien de proximité « général » qui l’unit à l’enfant concerné, en vertu de l’article 8, paragraphe 1, de ce règlement, avec celles propres au lien de proximité « particulier » attesté par un ou plusieurs [de ces critères] » (point 54). La réponse ici encore suscite l’interrogation quant à son application dans des affaires dans lesquelles l’article 8, paragraphe 1 du règlement Bruxelles II bis ne fonde pas la compétence de la juridiction concernée.
La prise en considération des critères est essentielle, elle n’est pas suffisante. Ainsi, la Cour ajoute que le renvoi de l’affaire à cette autre juridiction « est de nature à apporter une valeur ajoutée réelle et concrète, pour l’adoption d’une décision relative à l’enfant » (point 57). Pour déterminer cette valeur ajoutée et en réponse à la quatrième question qui y fait expressément référence, peuvent être pris en compte, entre autres éléments, les règles de procédure de l’autre État membre, telles que celles applicables à la collecte des preuves nécessaires au traitement de l’affaire, mais pas le droit matériel de cet autre État membre qui serait éventuellement applicable par la juridiction de ce dernier. Une telle prise en considération serait contraire aux principes de confiance mutuelle et de reconnaissance mutuelle, ainsi que l’avait également relevé l’avocat général. C’est bien uniquement le for le plus apte à rencontrer l’intérêt de l’enfant que doit évaluer le juge initialement compétent et non pas la meilleure solution au fond.
La Cour ajoute enfin que le renvoi envisagé ne doit pas avoir « une incidence préjudiciable sur la situation de l’enfant concerné » (point 58). À cette fin, la juridiction compétente doit évaluer l’éventuelle incidence négative qu’un tel renvoi pourrait avoir sur les rapports affectifs, familiaux et sociaux de l’enfant concerné par l’affaire ou sur la situation matérielle de celui-ci.
« Valeur ajoutée », « absence d’incidence préjudiciable », ces précisions semblent faire doublon avec la notion d’intérêt supérieur de l’enfant, auquel il est largement fait référence par ailleurs.
Dans un paragraphe surprenant, susceptible de nourrir de nombreux contentieux (et renvois préjudiciels) à venir, la Cour conclut que la juridiction compétente peut également décider de demander le renvoi, non pas de l’ensemble de l’affaire, mais seulement d’une partie spécifique de celle-ci, si les circonstances qui la caractérisent le justifient.
Il est enfin demandé à la Cour de lier l’interprétation de l’article 15 du règlement Bruxelles II bis au droit de libre circulation garanti par le TFUE. La juridiction de renvoi avait ainsi mis en avant le désir de la mère de se soustraire à la compétence des services sociaux de son Etat d’origine. La Cour précise que la juridiction ne doit pas tenir compte de l’incidence sur le droit de libre circulation des personnes concernées autres que l’enfant en cause. De même, ne doit pas importer le motif pour lequel la mère de cet enfant a fait usage de ce droit, à moins que de telles considérations soient susceptibles de se répercuter de façon préjudiciable sur la situation dudit enfant. La réponse, rapide et heureuse, permet d’éviter de superposer à l’application du règlement Bruxelles II bis une appréciation relevant de la directive 2004/38 relative au droit au séjour.