3. Un financement sans chiffrage ? La question du règlement financier
Les données financières relatives au départ du Royaume Uni ont focalisé initialement l’attention de tous. Si le principe de la contribution britannique n’était pas vraiment discuté sérieusement, en revanche, l’inconnue de son calcul précis avait nourri nombre de déclarations à l’emporte-pièce de certains Brexiters. Durant la campagne référendaire, ils avaient ainsi imprudemment avancé que le gain financier découlant du départ permettrait d’abonder le service de santé britannique à hauteur de 350 millions de livres hebdomadaires (!!!) tandis qu’au mois de juillet encore, Boris Johnson indiquait que l’Union pouvait « toujours courir » pour voir la facture être réglée.
Le Conseil européen avait pourtant été très clair dès le début : il exigeait « un règlement financier unique » devant « permettre de faire en sorte que l’Union comme le Royaume-Uni respectent les obligations découlant de toute la période pendant laquelle le Royaume-Uni aura été membre de l’Union. Ce règlement devrait couvrir l’ensemble des engagements ainsi que le passif, y compris le passif éventuel ».
Le 12 juin 2017, la Commission a publié ses « principes essentiels » relatifs à la question financière sous la forme d’une note exprimant la position de l’Union. Le règlement financier devait être unique, fondé sur le principe selon lequel le Royaume-Uni doit honorer sa part du financement de toutes les obligations contractées en tant qu’Etat membre de l’Union, selon une méthodologie à suivre. Par tactique autant qu’en raison des désaccords politiques au sein du gouvernement britannique, aucune réponse fixant la position du Royaume Uni n’avait été apportée, le chiffre d’une vingtaine de milliards d’Euros étant pudiquement évoqué officieusement.
L’âpreté de la crise politique au Royaume Uni a brusquement relégué la question financière au second plan à compter de l’été, favorisant l’acceptation de la méthodologie proposée par la Commission. Celle-ci était conditionnée par une triple exigence :
1. la continuité, c’est-à-dire le paiement par le Royaume Uni de sa part des engagements contractés en tant qu’Etat membre lors de son adhésion comme en avait déjà convenu madame May ;
2. la neutralité, c’est-à-dire le fait qu’aucun autre Etat membre de l’Union ne doive contribuer davantage ou être moins bénéficiaire du fait du retrait britannique ;
3. la stabilité c’est-à-dire que le Royaume ne soit pas pénalisé financièrement par son départ et qu’il ne doive pas contribuer de façon anticipée ou davantage que s’il était demeuré un Etat membre.
A compter de là, le règlement financier, établi en Euros, est devenu possible puisqu’écartant certaines prétentions telles que celle d’une facture forfaitaire ou toute autre forme de chantage entre le règlement de la question financière et d’autres dispositions du futur accord. Tant à propos des composantes du règlement financier que concernant les principes de celui-ci, le compromis final est devenu possible.
Il est ainsi acquis, à propos du budget de l’Union de 2014 à 2020, que le Royaume-Uni contribuera aux budgets annuels 2019 et 2020, comme s’il était demeuré un Etat membre et qu’il s’engage à financer sa part du « reste à liquider » et le passif, tels qu’ils seront calculés seulement à la fin de 2020. Le passif éventuel sera, quant à lui, calculé à la date de sortie du Royaume-Uni de l’Union. La deuxième phase des négociations, à venir, portera sur les modalités pratiques de mise en œuvre de cette méthodologie et du calendrier des paiements.
De même les négociateurs se sont-ils mis d’accord sur les arrangements relatifs à la Banque européenne d’investissement, à la Banque centrale européenne, au Fonds européen de développement, au Fonds pour l’Afrique et à la Facilité pour les réfugiés en Turquie.
Enfin, il est acté dans le compromis que le Royaume Uni pourra, après son retrait de l’Union, continuer à participer aux programmes de l’Union financés dans le cadre financier pluriannuel 2014-2020 jusqu’à leur clôture (point 71). La participation aux programmes de l’Union exigera des éventuels bénéficiaires britanniques qu’ils respectent toutes les dispositions juridiques pertinentes de l’Union, y compris le cofinancement. Par conséquent, l’éligibilité des participants et des projets britanniques aux programmes de l’Union et au financement communautaire ne sera pas affectée par le retrait du Royaume-Uni de l’Union pendant toute la durée de vie de ces projets.
Dans ces conditions, les interrogations se sont multipliées, passé l’effet de surprise.
Concernant le montant de la « facture », tout d’abord, qu’il soit opportun ou pas de présenter ainsi la chose. Que le document ne contienne aucune mention ou allusion à un chiffre terminal s’explique par les modalités du calcul de cette somme qui ont été retenues : il s’agit de s’acquitter du montant réel des dépenses. L’exécution des budgets à venir ou les prévisions en matière de retraites des fonctionnaires rendent ainsi aléatoire tout chiffrage précis. Quitte à nourrir les fantasmes des uns ou des autres et à conforter la situation politique d’une partie britannique peu désireuse d’affichage des conséquences concrètes de son choix de départ …
Il n’en reste pas moins que le chiffre généralement avancé coté britannique est de l’ordre de 40 à 45 milliards d’euros tandis que les estimations officieuses du coté de l’Union sont plus proches de 60, certains anciens responsables britanniques allant même jusqu’à prédire un total proche de 100 milliards.
Concernant la fonction de ce règlement financier, l’ombre est loin d’être dissipée malgré la fermeté de l’Union pour laquelle tout chantage sur ce point est exclu.
Certes, l’argument consistant à décrire la « facture » du Brexit comme une forme déguisée de rétorsion à l’encontre du Royaume Uni ou comme un « ticket d’entrée » à régler pour une future relation commerciale a été démenti immédiatement à Bruxelles. Un discours tendancieux s’est développé en revanche à Londres. Une petite musique insistante a présenté le règlement financier comme un solde de tout compte, conditionné en réalité par le succès des discussions à venir sur la relation future du Royaume Uni avec l’Union… Et que la pique soit venue directement du négociateur britannique, David Davis, n’a pas contribué à la minimiser.
Après avoir lourdement suggéré que le « compromis » à propos de l’Irlande n’était pas juridiquement contraignant, ce dernier n’a pas hésité ainsi à démentir ouvertement l’opinion de son collègue Philip Hammond, chancelier de l’Echiquier. Celui-ci avait affirmé que la Grande-Bretagne remplirait ses obligations financières envers l’Union même si elle ne réussissait pas ultérieurement à conclure un accord de libre-échange, au nom du respect de la parole donnée. Pour le secrétaire d’Etat en charge de la négociation, « tant que tout n’est pas convenu, rien n’est convenu ».
La question financière a donc mis à jour l’interrogation majeure, celle de la force de l’accord conclu.
4. Un accord sans accord ? La précarité du compromis
Le processus de négociation entre l’Union et le Royaume Uni est phasé, sur la base des orientations dégagées par le Conseil européen du 29 avril 2017. La première « étape » consistait à « clarifier » et « sécuriser » trois questions jugées comme déterminantes : celle des droits des citoyens européens, celle de l’Irlande et celle du règlement financier. Des « progrès suffisants » dans leur solution conditionnaient l’entame des discussions à proprement parler sur « l’accord » prévu aux termes de l’article 50 TUE, avec le 29 mars 2019 pour date butoir.
Deux soucis s’y ajoutaient. D’une part, la définition d’une période de transition postérieure à cette date, demandée par le Royaume Uni pour éviter « de sauter de la falaise ». D’autre part et surtout, l’établissement du cadre des relations futures du Royaume Uni avec l’Union.
Ce processus politique en forme de poupées russes est particulièrement délicat à piloter. Il constitue un enjeu en tant que tel pour les négociateurs des deux bords : lier les différentes phases permettrait de maximiser l’effet des concessions acceptées ou, au contraire, les segmenter éviterait toute pollution des dossiers les uns par les autres.
La portée du compromis du 8 décembre doit être évaluée à la lumière de ce contexte. Obtenir un accord « commercial » est effet aussi vital pour la partie britannique que le sont les termes du retrait et de la transition pour l’Union européenne. Même si la situation de l’Union est moins inconfortable que celle du Royaume Uni : ce dernier devra s’engager juridiquement sur l’accord de retrait et la transition sans disposer de garanties juridiques quant au futur accord commercial…
L’ambiguïté des commentaires britanniques relatifs à l’absence de portée juridique de l’accord du 8 décembre s’explique ainsi. Qualifiant le compromis du 8 décembre de « simple déclaration d’intentions » « non exécutoire juridiquement », affirmant que les électeurs pourraient « toujours changer » ses termes s’ils n’étaient pas d’accord, les membres du Cabinet ont créé une atmosphère de cacophonie particulièrement étonnante. Laquelle s’expliquerait en fait par un désaccord interne au gouvernement sur les formes et les finalités du Brexit, divergence ayant conduit prudemment le premier ministre à reporter cette clarification au sein du Cabinet après le Conseil européen…
Quoi qu’il en soit, immédiatement, les autorités irlandaises par la voie de leur premier ministre ont réagi négativement aux propos britanniques avant qu’un triple rappel européen à l’ordre soit effectué. Il vise à rétablir le sérieux des engagements souscrits par les parties, quand bien même le « joint report » ne serait pas techniquement un accord au sens juridique du terme. Ni l’intervention du négociateur, Michel Barnier, devant le Parlement européen ni le vote de la résolution (2017/2964(RSP) par ce dernier n’ont été particulièrement conciliants ou diplomatiquement édulcorés.
Pour le premier, « dans cette négociation, notre état d’esprit n’a jamais été de faire des concessions mutuelles … Nous n’accepterons aucun retour en arrière par rapport à ce rapport conjoint. Ces progrès sont actés. Ils devront être rapidement traduits dans un accord de retrait juridiquement contraignant, sur chacun de nos trois sujets et sur quelques autres aussi qui restent à négocier ou à clarifier. C’est une des conditions pour la bonne poursuite des négociations ».
Plus directement encore, le Parlement européen a fait valoir que « des commentaires comme ceux faits par David Davis, qui a qualifié les résultats de la première phase de négociation de simple «déclaration d’intention», risquent de compromettre la relation de bonne foi qui a été établie au cours des négociations » (point P), manifestant sa vigilance sur le respect de la parole donnée. Il estime ainsi que « les négociations doivent être menées de bonne foi et ne peuvent progresser au cours de cette seconde phase que si le gouvernement britannique honore pleinement les engagements qu’il a pris dans le rapport conjoint et que ces engagements prennent intégralement corps dans le projet d’accord de retrait ».
La tenue du Conseil européen, dans ces conditions, ne pouvait que contribuer à enfoncer le clou. Le 15 décembre, tout en avalisant sobrement le fait que des « progrès suffisants » autorisent passer à la deuxième étape. Concernant la transition et le cadre des relations futures, ses conclusions soulignent lourdement « que les négociations au cours de la deuxième étape ne pourront avancer que si l’ensemble des engagements pris au cours de la première étape sont pleinement respectés et fidèlement traduits en termes juridiques dans les meilleurs délais » (point 1).
En outre, le Conseil européen confirme le schéma de travail arrêté le 29 avril 2017, laissant présager de grandes difficultés à dégager un accord satisfaisant pour l’ensemble des parties. Sur le plan politique comme juridique et dans le temps imparti.
Le positionnement européen est imparable juridiquement : inutile d’entamer une négociation sur les futures relations économiques de l’UE et du Royaume Uni tant que ce dernier n’est pas un « Etat tiers » au sens où les traités l’exigent. Ce qui est, précisément, le souci principal de ce dernier. Au mieux, des discussions préliminaires aboutissant à une déclaration d’ordre politique sur ces relations futures pourront accompagner l’accord de retrait, dessinant cette « conception d’ensemble partagée quant au cadre des relations futures » actée par le Conseil européen le 29 avril 2017 (point 5). D’où la volonté de prendre son temps, au mieux en Conseil début mars selon l’Union, beaucoup plus vite selon les déclarations de Theresa May désireuse de rassurer son opinion publique.
Or, que le Royaume Uni soit à cette date un « Etat tiers » ne devrait pas contribuer à simplifier la négociation : elle se heurtera à l’obstacle juridique de la « clause de la nation la plus favorisée » et aux revendications d’autres Etats tiers liés avec l’Union de bénéficier à leur tour des avantages spéciaux susceptibles d’être consentis au Royaume Uni.
En revanche, puisque l’ampleur du sujet et l’impréparation britannique sont ce qu’elles sont, une période de transition d’au moins deux ans sera consentie après que le retrait soit devenu effectif, le 29 mars 2019, faisant boire le calice jusqu’à la lie aux « Brexiters ». Ce qu’expriment ouvertement les points 3 et 4 des conclusions du 15 décembre. Qu’on en juge : jusqu’en 2021, tout en étant exclu des institutions de l’Union et donc de tout pouvoir de pression, le Royaume Uni devra :
1. respecter l’intégralité de l’acquis du droit de l’Union ;
2. participer à l’union douanière et au marché unique, avec l’ensemble des quatre libertés ;
3. se conformer à la politique commerciale de l’UE, appliquer le tarif douanier de l’UE et percevoir les droits de douane de l’UE, veiller à ce que tous les contrôles de l’UE soient effectués à la frontière à l’égard des autres pays tiers ;
4. satisfaire ses engagements budgétaires et financiers, se plier à l’autorité de la Cour de justice …
Au plan politique, le tableau n’est guère plus encourageant. Faute d’avoir clarifié sa position diplomatique en interne, le gouvernement britannique n’est pas en situation d’exposer une vision claire des choses à l’Union, ce qui est un préalable à toute discussion, évidemment. L’Union exprime désormais ouvertement son attente quant à la signification de ce « partenariat ambitieux, profond et spécial » promis par Theresa May. La formule généralement évoquée est celle d’un accord « Canada plus-plus-plus » du type CETA et « Norvège moins-moins », c’est-à-dire une relation bâtie en termes de libre échange mais assortie d’aussi peu de contraintes que possible. Nébuleuses, ces options ne seront en aucun cas un positionnement identique à celui d’un Etat membre, délivré des contraintes communes, ainsi que certaines capitales ont commencé à l’annoncer. Néanmoins, des partenariats profitables aux deux parties seront conservés et développés, par exemple en matière sécuritaire ou de défense.
Pire, les difficultés internes du gouvernement de madame May s’accumulent désormais au point même de poser la question de sa survie politique. Les conséquences en sont évidentes sur le contenu du Brexit et peut-être même sur l’avenir de l’accord conclu. Exprimant sa souveraineté parlementaire, la Chambre des communes a en effet voté la veille du Conseil européen un amendement décisif au projet de loi sur le retrait britannique de l’UE, grâce à la défection de onze députés conservateurs. Sur sa base, le gouvernement aura l’obligation de soumettre au vote parlementaire « une loi approuvant les termes finaux de l’accord de retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne », conditionnant l’exercice de ses pouvoirs. D’où un facteur de risque supplémentaire …
Si l’aboutissement final, celui du retrait, n’est, à ce stade, pas encore menacé, il n’en reste pas moins que concilier l’ensemble de ces contraintes avec celles du calendrier relève de la quadrature du cercle.
D’abord parce que le point d’aboutissement désiré par le Royaume Uni paraît hors de portée, balisé d’un coté par son départ du marché unique et de l’Union douanière, et de l’autre par le jeu de l’OMC. Présenter les modèles CETA et autres accords de libre-échange comme cible néglige la réalité, malgré les avertissements de ses propres parlementaires. Près d’une dizaine d’années de négociation avec le Canada, lequel demeure assorti de polémiques encore vivaces, sur le fond comme sur les garanties en cas de conflit, laissent entrevoir le rêve qu’il y aurait à parvenir ici à un accord bouclé en deux ou trois ans de transition. Sauf à négocier plusieurs prolongations faisant oublier la volonté de départ ? Economiquement, il est clair que l’Union est moins dépendante du Royaume Uni que l’inverse et que le secteur des services, notamment financiers, qui lui est cher est fortement convoité par les Etats membres restant dans l’Union, peu disposé à des concessions.
Ensuite et surtout parce que l’usage de l’article 50 TUE s’avère mortifère pour l’Etat membre qui l’actionne. Conçu pour être défavorable à l’auteur de la rupture, il ne lui laisse finalement que deux choix : soit faire durer les choses pour sortir au mieux de ses avantages, quitte à ce qu’une crise politique ou un retournement de l’opinion conduise à revenir au bercail (par un nouveau référendum ?) en renversant la décision initiale, soit provoquer brutalement la rupture et rompre les amarres au plus vite en sacrifiant ses intérêts profonds.
L’observation des débats de la société politique britannique révèle que ces deux forces sont désormais ouvertement à l’œuvre, au sein du Parlement, des partis politiques et de l’opinion publique. Brexit « dur » et Brexit « doux » ne sont que l’expression de leurs rapports de force. L’hypothèse d’un retour à la case départ et d’un abandon de tout Brexit, ouvertement émise, a même d’autant plus de sel qu’elle émane de Lord Kerr, secrétaire de la Convention pour l’avenir de l’Europe et inspirateur présumé de l’article 50. Les plus machiavéliques iront même jusqu’à avancer que les postures martiales et autres soubresauts actuels ne sont qu’une façon d’y préparer les acteurs en présence …
C’est dire que la fin du commencement ne laisse en rien présager ce que sera la fin de la fin.