La proposition de directive visant à faciliter l’exercice des droits des travailleurs européens migrants : circulez, il n’y a rien à voir ?

par Fabrice Riem, CDRE

Le 26 avril 2013, le commissaire en charge de l’emploi, des affaires sociales et de l’inclusion, Làszlo Andor, a présenté une proposition de directive du Parlement européen et du Conseil « relative à des mesures facilitant l’exercice des droits conférés aux travailleurs dans le contexte de la libre circulation des travailleurs » (COM (2013) 236 final).

Que donne à voir ce texte ? A première vue, pas grand chose.

Comme son titre l’indique, son objectif est de faciliter l’exercice de leurs droits par les travailleurs ressortissants d’autres Etats membres. En d’autres termes, le Parlement européen et le conseil exhortent les Etats et les employeurs européens à respecter… le droit européen de la libre circulation des travailleurs. Une directive pour faire en sorte qu’un règlement (Règlement UE n° 492/2011 du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2011 relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de l’Union, JOUE n° L 141/1 du 27 mai 2011) et une disposition de droit primaire (art. 45 TFUE), bien rodés par une jurisprudence abondante, soient appliqués !

On pourrait s’arrêter là tant le texte paraît tutoyer l’absurde. Comme le rappelle l’exposé des motifs lui-même (p. 10), ces dispositions sont directement applicables dans tous les Etats membres. Fallait-il une directive pour « favoriser » (exposé des motifs, p. 9) le respect du droit positif ?

Le principal mérite du texte est de s’attaquer aux obstacles pratiques que rencontrent les travailleurs qui souhaitent se déplacer dans un Etat membre autre que le leur pour répondre à un emploi. L’exposé des motifs du texte dresse ainsi une liste d’obstacles à la libre circulation des travailleurs qui ne manque pas d’intérêt. Il est fait état des multiples violations du droit de l’Union par les pouvoirs publics et par les employeurs, violations un peu facilement imputées, à notre goût, à un manque de connaissance des dispositions de l’Union : conditions de recrutement différentes entre les citoyens et les migrants, restrictions sur la base de la nationalité pour l’accès à certains postes, quotas pour les nationaux dans certains secteurs, privilèges réservés aux nationaux dans l’accès à certains avantages sociaux, absence de prise en compte des qualifications ou expériences professionnelles obtenues dans d’autres Etats membres (exposé des motifs, p. 5).

Afin de protéger les droits des travailleurs, l’article 3 de la proposition de directive impose ainsi aux Etats membres « l’obligation légale de prévoir pour les travailleurs qui migrent à l’intérieur de l’Union des voies de recours appropriées à l’échelon national » (nous soulignons). Sauf erreur de notre part, le juge national est le premier des gardiens du droit européen et aucun des 27 Etats de l’Union n’est dépourvu de telles voies de recours. A moins que les juges nationaux ne soient pas considérés comme des voies de recours « appropriées » ou suffisantes.

L’article 4 du texte impose ensuite aux Etats « de faire en sorte que les associations, organisations et autres personnes morales » (syndicats notamment) « puissent engager des poursuites administratives ou judiciaires au nom ou en soutien de travailleurs » victimes de discriminations. La solution, qui existe déjà en droit français (Code du travail, art. L. 1134-2) méritait peut-être d’être étendue à l’ensemble des pays européens.

L’article 5 prévoit enfin la mise en place de points d’accueil, de « structures d’information » afin de mieux informer les travailleurs migrants sur leurs droits. Cette disposition fait écho au « Paquet emploi » de la Commission européenne (COM(2012) 173 final du 18 avril 2012) dans lequel celle-ci avait annoncé son intention d’aider « les travailleurs mobiles (par des informations et des conseil) à exercer les droits que leur confèrent le Traité et le règlement 492/2011 ».

Circulez, il n’y a (presque) rien à voir.

Pourquoi alors consacrer un billet à ce texte ? Parce qu’au-delà de ses aspects pratiques pour les travailleurs, le principal intérêt de la proposition de directive réside dans ce qu’elle ne dit pas, davantage que dans ce qu’elle dit. Pour trois raisons au moins.

La première tient à l’importance de la libre circulation des travailleurs qui fonde le marché unique, comme le rappelle d’ailleurs l’exposé des motifs du texte (p. 3). On sait la farouche volonté de la Commission européenne de voir se constituer un marché européen du travail. Or, selon l’heureuse formule de Mario Monti, si « la libre circulation des travailleurs est un succès d’un point de vue juridique » (« Une nouvelle stratégie pour le marché unique au service de l’économie et de la société européennes », Rapport au Président Barroso, 9 mai 2010), elle reste un fiasco pratique : en 2011, seuls 3,1% des citoyens en âge de travailler vivaient dans un Etat membre autre que le leur.

Le marché européen du travail, un échec ? Pas totalement. Il faut en effet distinguer deux types de marchés du travail en Europe. Celui qui s’enserre dans l’article 45 TFUE assurant la libre circulation des travailleurs auxquels est reconnu le droit de répondre à des emplois effectivement offerts, d’une part ; celui qu’organise la directive 96/71 du 16 décembre 1996 concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services (JO n° L 018 du 21 janvier 1997), d’autre part. Sur ce second marché, les travailleurs ne se déplacent pas pour répondre à des emplois offerts ; ils sont déplacés par leurs employeurs. Et ces travailleurs-là sont très convoités par les employeurs européens et n’inquiètent pas les Etats membres puisqu’ils ne risquent pas de devenir une charge pour le système d’assistance sociale de l’Etat d’accueil : circulez, mais ne séjournez pas trop longtemps : une fois le travail accompli, il n’y a plus rien à voir.

Ces deux marchés du travail fonctionnent de façon très différente : sur le premier, l’offre d’emploi rencontre la demande de travail ; sur le second, la demande de travailleurs rencontre l’offre de travailleurs. Ce dernier fonctionne beaucoup mieux. Et pour cause : le « capital humain » provenant de pays à bas coûts salariaux (A. Supiot, « L’Europe gagnée par l’économie communiste de marché », Revue du MAUSS permanente, 20 janvier 2008) est attrayant pour les employeurs des pays riches. Là où le travailleur polonais détaché dans le cadre d’une prestation de services sera pour l’essentiel soumis au régime juridique de son pays d’origine, le travailleur – fût-il lui-même polonais – qui se déplace aux fins de répondre à un emploi offert dans le cadre de l’article 45 TFUE bénéficiera du principe de non-discrimination. L’affaire Rüffert (CJCE, 3 avril 2008, aff. C-346/06) témoigne, avec d’autres, du succès de cette autre facette du marché européen du travail. La Cour n’avait rien trouvé à redire à la pratique consistant, pour une entreprise polonaise, sous-traitante d’une entreprise allemande, à ne verser à ses ouvriers détachés en Allemagne que 47 % du salaire minimal prévu par la convention collective allemande.

La seconde raison de consacrer quelques mots à la proposition de directive est liée à la première. Elle tient au contexte dans lequel elle s’inscrit.

Les ministres de l’intérieur allemand, autrichien, britannique et néerlandais ont appelé l’Union européenne à durcir la lutte contre la fraude aux prestations sociales « des immigrés au sein de l’Union » (les citoyens apprécieront). Dans une lettre adressée le 23 avril 2013 à la Commission, ils demandent qu’une interdiction de territoire puisse être prononcée à l’encontre des citoyens de l’UE qui ont commis une fraude aux prestations sociales. Il est vrai que plus on se rapproche du 1er  janvier 2014 – date de la levée de toutes les restrictions à la libre circulation des travailleurs bulgares et roumains -, plus les polémiques nationales enflent (voir Europolitique Social du 22 avril 2013). On voit cependant mal une telle prétention prospérer tant l’exception d’ordre public est interprétée strictement pas la CJUE.

Peu importe que l’existence de ce qu’il est convenu d’appeler « tourisme social » (citoyens se déplaçant uniquement dans le but de profiter du filet protecteur de l’Etat providence d’accueil plus généreux que l’Etat d’origine) n’ait jamais été réellement démontrée. Elle a conduit plusieurs Etats de l’Union à limiter l’accès à certaines prestations sociales aux citoyens qui ne seraient pas des travailleurs. La jurisprudence est fournie. Mais les ministres de l’intérieur attendaient du texte qu’il aborde la question des « travailleurs inactifs » (Europolitique Social du 25 avril 2013).

Curieuse catégorie, à vrai dire, que celle des « travailleurs inactifs ». Elle est la troisième raison de signaler la proposition de directive dont le principal intérêt est de vouloir aider les travailleurs à exercer leurs droits et à s’y retrouver dans le dédale des catégories juridiques.

Le travailleur qui travaille, c’est une chose ; le travailleur qui ne travaille pas en est une autre. Mais qui est-il exactement ? L’expression « travailleur inactif » illustre la porosité des catégories de bénéficiaires de la liberté de circulation des personnes. La directive 2004/38 (dir. du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leur famille de circuler et de séjourner librement sur les territoire des Etats membres, JOUE, 30 avr. 2004, n° L 158) n’a pas remis en cause l’approche catégorielle qui avait prévalu jusque-là. Elle maintient des régimes différents selon les catégories de migrants (travailleurs, étudiants, citoyens, etc). Cette approche catégorielle est une source de complexité certaine.

Si l’on excepte le cas des travailleurs qui bénéficient du droit de demeurer après avoir exercé une activité (directive 2004/38, art. 7, §3), les demandeurs d’emploi se trouvent dans une situation en quelque sorte « intermédiaire », au carrefour des statuts de citoyen et de travailleur européens.  Les ressortissants d’un Etat membre qui cherchent un premier emploi dans un autre Etat ont droit aux prestations sociales destinées à faciliter l’accès au marché du travail (CJCE 4 juin 2009, aff. C-22/08 et C-23/8, Vatsouras et  Koupatantze, JCP (G) 2010, 135, nos observations). Ces derniers bénéficient d’un droit de séjour le temps de chercher un emploi et aussi longtemps qu’ils peuvent apporter la preuve qu’ils ont des chances d’être engagés. S’ils ne peuvent prétendre à l’application générale du principe d’égalité de traitement, ils doivent recevoir les mêmes prestations sociales que les nationaux dès lors que ces prestations sont destinées à faciliter l’accès au marché de l’emploi de l’Etat d’accueil et qu’ils prouvent l’existence d’un lien réel avec ce marché (CJCE, 23 mars 2003, aff. C-138/02, Collins).

Cette jurisprudence complexe s’est bâtie sur une articulation parfois byzantine entre les dispositions de la directive 2004/38 et celles des articles 18 (non discrimination en raison de la nationalité) et 45 TFUE (libre circulation des travailleurs).

Le fil rouge de cette jurisprudence réside aujourd’hui dans la recherche d’un « lien d’intégration » du migrant avec l’Etat d’accueil. Dans un arrêt du 14 juin 2012 (aff. C-542/09, Commission c/ Pays-Bas, RTDE 2012, p. 623, obs. E. Pataut), la Cour de justice a eu l’occasion de clarifier les régimes juridiques respectifs du citoyen et du travailleur. Pour les citoyens inactifs (potentiellement à la charge de l’Etat d’accueil), la Cour reconnaît aux Etats le droit « d’exiger des ressortissants d’autres Etats membres un certain niveau d’intégration dans leur sociétés afin de pouvoir bénéficier d’avantages sociaux » (point 63). Une telle exigence serait en revanche inappropriée pour les travailleurs migrants et frontaliers : pour ces derniers, « le fait d’avoir accédé au marché du travail d’un Etat membre crée, en principe, un lien d’intégration suffisant dans la société de cet Etat leur permettant d’y bénéficier du principe d’égalité de traitement par rapport aux travailleurs nationaux quant aux avantages sociaux » (point 65). Pour le demandeur d’emploi, la preuve du lien d’intégration se situe à la lisière de celle attendue du citoyen et du travailleur.

La Cour de justice construit progressivement, au gré des affaires qui lui sont soumises, le régime juridique de la liberté de circulation des personnes. Mais l’articulation complexe des textes, fruits de compromis, offre une marge d’interprétation certaine aux Etats membres. Espérons que la directive proposée puisse aider les personnes qui souhaitent travailler dans un Etat autre que le leur à avoir accès aux informations nécessaires à la compréhension de leur situation juridique et à faire valoir les droits qu’ils tirent directement des dispositions du droit de l’Union.