Le statut en droit international privé de la loi nationale de transposition d’une directive européenne : discussion autour des conclusions de l’AG dans l’affaire “Unamar”

Par Cyril Nourissat, EDIEC

Dans des conclusions de l’avocat général Wahl, présentées le 15 mai 2013 dans l’affaire C‑184/12, United Antwerp Maritime Agencies (Unamar) NV c. Navigation Maritime Bulgare, la question est posée de savoir si la loi nationale de transposition de la directive de 1986 sur les agents commerciaux doit recevoir la qualification de loi de police dans l’ordre international et donc être appliquée au-delà de toute considération relative à la loi normalement compétente pour gouverner la situation contractuelle.

A travers cette interrogation, c’est la difficile question du statut en droit international privé de la loi nationale de transposition d’une directive européenne qui est posée.

Un contrat d’agent commercial a été conclu en 2005 entre une société de droit belge (Unamar) et une société de droit bulgare (NMB). Les parties ont convenu de soumettre le contrat au droit bulgare. A la suite de la résiliation par NMB du contrat, un litige survient et port sur l’indemnisation – son quantum essentiellement – de l’agent commercial. On laissera de côté les aspects tenant à la mise à l’écart de la clause compromissoire stipulée dans le contrat qui appelle quelques remarques (cf. en ce sens, C. Nourissat, Retour sur les lois de police dans l’ordre international (à propos de quelques éléments d’actualité en matière de contrat d’agence commerciale), RLDA 2013, à paraître). Le juge belge saisi de s’interroger alors très concrètement sur le fait de savoir quelle loi doit gouverner l’indemnisation, à savoir la loi belge (loi de police du for comme l’allègue l’agent) ou la loi bulgare (loi d’autonomie comme le soutient le commettant), sachant que si l’une et l’autre de ces lois transposent bien la directive 86/653/CEE du Conseil, du 18 décembre 1986, relative à la coordination des droits des États membres concernant les agents commerciaux indépendants, il apparaît que la première apporterait une protection plus élevée de l’agent que la seconde.

La question fondamentale posée est bien celle de savoir si la loi nationale de transposition de la directive de 1986 doit recevoir la qualification de loi de police dans l’ordre international et donc être appliquée au-delà de toute considération relative à la loi normalement compétente pour gouverner la situation contractuelle.

Et, selon l’avocat général, « les articles 3 et 7, paragraphe 2, de la convention sur la loi applicable aux obligations contractuelles ouverte à la signature à Rome le 19 juin 1980, lus en combinaison avec la directive 86/653/CEE du Conseil, du 18 décembre 1986, relative à la coordination des droits des États membres concernant les agents commerciaux indépendants, doivent être interprétés en ce sens qu’ils permettent que les lois de police du pays du juge du for qui offrent à l’agent commercial une protection plus étendue que la protection imposée par cette directive en vertu de l’intérêt particulier que l’État membre accorde à ces dispositions soient appliquées au contrat, même s’il apparaît que le droit applicable au contrat est le droit d’un autre État membre de l’Union européenne dans lequel ladite protection minimale découlant de ladite directive a été mise en œuvre ».

Une telle affirmation suppose que l’on s’y arrête.

On sait que, à l’occasion de l’affaire Ingmar (CJCE, 9 nov. 2000, Ingmar, C-381/98), la Cour a pu énoncer « qu’il est essentiel pour l’ordre juridique communautaire qu’un commettant établi dans un pays tiers, dont l’agent commercial exerce son activité à l’intérieur de la Communauté, ne puisse éluder ces dispositions [de la directive] par le simple jeu d’une clause de choix de loi. La fonction que remplissent les dispositions en cause exige en effet qu’elles trouvent application dès lors que la situation présente un lien étroit avec la Communauté, notamment lorsque l’agent commercial exerce son activité sur le territoire d’un État membre, quelle que soit la loi à laquelle les parties ont entendu soumettre le contrat ». Et de conclure que « les articles 17 et 18 de la directive, qui garantissent certains droits à l’agent commercial après la cessation du contrat d’agence, doivent trouver application dès lors que l’agent commercial a exercé son activité dans un État membre et alors même que le commettant est établi dans un pays tiers et que, en vertu d’une clause du contrat, ce dernier est régi par la loi de ce pays ».

Si la solution est assez évidente dans une situation réellement internationale (Etat membre et Etat tiers, pour prendre une perspective « européo-centrée »…), telle n’est en revanche pas le cas dans une situation intra-européenne. C’est toute la difficulté que révèle l’affaire Unamar et qui conduit à souligner qu’Ingmar ne saurait servir de précédent à Unamar ! La question peut alors être posée simplement : le juge peut-il écarter la loi de transposition de la directive d’un Etat membre A désignée en tant que lex contractus par les parties au profit de la loi de transposition de la directive d’un Etat membre B au motif allégué que cette dernière serait plus protectrice que la première et que l’Etat membre B semble l’avoir érigée formellement en loi de police dans l’ordre international ?

En répondant par la positive à cette question, selon une double justification d’inégale valeur, l’avocat général Wahl sème le trouble et débouche sur une solution bien compliquée.

Au cas précis, tant la loi du for que la lex contractus sont incontestablement des lois de transposition de la directive de 1986. Mais il apparaît que le législateur belge a tenu à préciser (ce que ne prévoit pas la directive) à l’article 27 de la loi de 1995 que « sous réserve de l’application des conventions internationales auxquelles la Belgique est partie, toute activité d’un agent commercial ayant son établissement principal en Belgique relève de la loi belge et de la compétence des tribunaux belges ». Pour l’avocat général, il y à la un indice formel de ce que le législateur belge a entendu faire de cette loi une loi de police dans l’ordre international. Il est alors d’avis que « conformément aux principes généralement consacrés en droit international privé, les autorités nationales disposent d’une large marge d’appréciation pour décider dans quels domaines et pour quels motifs une disposition de la loi du for doit se voir conférer un caractère impératif, justifiant que les dispositions pertinentes de la loi choisie par les parties soient écartées ». Et d’ajouter qu’ « il convient, dans une large mesure, de s’en remettre au souhait du législateur national de conférer un caractère impératif aux dispositions nationales : il s’agit des règles édictées par l’État dans le but affiché ou non de préserver des intérêts qu’il juge essentiels ». D’où la conclusion selon laquelle « les États membres restent compétents pour déterminer concrètement quand sont affectés des intérêts publics, entendus au sens large, justifiant d’assurer à certaines normes un caractère impératif. Le juge national devra, aux fins de la qualification d’une disposition nationale de loi de police, tenir compte tant du libellé que de l’économie générale de l’acte auquel elle appartient ».

Les internationalistes ne pourront a priori que se satisfaire de cette approche. Les européanistes, aussi, puisque l’avocat général s’empresse alors de préciser que « cependant, eu égard aux obligations qui s’imposent aux États membres en vertu du principe de primauté du droit de l’Union, la possibilité offerte aux autorités nationales d’écarter la lex contractus en faveur de la lex fori, conformément à l’article 7, paragraphe 2, de la convention de Rome, n’est pas pour autant sans limites ». Et de poursuivre : « l’invocation des lois de police du for, en application de l’article 7, paragraphe 2, de la convention de Rome, ne peut avoir pour résultat de soustraire les États membres de leur obligation de veiller au respect des dispositions du traité, sous peine de méconnaître la primauté et l’application uniforme du droit de l’Union. En particulier, ces règles ne doivent pas aboutir à constituer une entrave injustifiée aux droits et libertés découlant des traités ».

En d’autres termes, et nous ne pouvons que l’approuver, le mécanisme des lois de police du for ne peut être manié qu’avec précaution et ne doit aucunement aboutir à un résultat susceptible de « constituer une entrave injustifiée aux droits et libertés découlant des traités ». Sauf que, au cas précis, l’avocat général ne poursuit pas jusqu’à son terme le raisonnement et bascule vers cette autre donnée essentielle qui est que la loi de police belge (du moins qualifiée comme telle) n’est pas autre chose que la loi de transposition de la directive d’harmonisation, ce qu’est aussi la lex contractus

Et de se lancer alors – la directive étant présentée comme une directive dite « minimale » et non « exhaustive » – dans une autre analyse dont le propos est de comparer la teneur des deux lois nationales de transposition et de conclure que la lex fori étant plus « protectrice » pour l’agent commercial que la lex contractus, alors il appartient au juge de lui donner effet en tant que loi de police… Où l’on bascule de la justice conflictuelle à la justice matérielle, sans y prendre garde !

L’avocat général invite à pratiquer le raisonnement suivant : parce que « la directive 86/653 réalise une harmonisation minimale des législations nationales des États membres qui exclut notamment de son champ d’application les agents commerciaux indépendants opérant dans le domaine de la prestation de services et qui ne confère aux agents qu’une protection minimale en cas de cessation du contrat d’agence […] il en découle que, dans l’hypothèse où les dispositions nationales adoptées par l’État membre du for, en vue de la transposition de ladite directive, vont au-delà du champ d’application et de la protection minimale prévue par cette dernière – configuration qui semble correspondre à celle visée dans l’affaire au principal –, il est possible que celles-ci soient appliquées à la place de la loi d’un autre État membre, désignée par les parties au contrat ».

Ainsi, non seulement il importe pour le juge d’un Etat membre de s’interroger sur le fait de savoir si – formellement – sa loi nationale est une loi de police mais encore il doit, si la loi nationale est une loi de transposition d’une directive, rechercher si cette dernière est une directive d’harmonisation minimale ou d’harmonisation complète, observation formulée qu’il est souvent aussi difficile de dire – faute le plus souvent d’affirmation expresse – si une directive est « minimale » ou « complète » que de qualifier une loi de police ou non !

On mesure immédiatement la complexité des vérifications à opérer, ne sachant d’ailleurs – l’avocat général ne l’évoque pas – si le juge peut ou doit tout de même vérifier que le résultat auquel il aboutit n’est pas susceptible de « constituer une entrave injustifiée aux droits et libertés découlant des traités ». N’y a-t-il pas de manière paradoxale un risque de porter atteinte à « la liberté d’établissement et [à] une concurrence non faussée dans le marché intérieur » dont chacun sait que la protection avait été mise en avant par la Cour de justice dans son raisonnement dans l’affaire Ingmar ?

L’observateur ne peut que s’interroger sur le message on ne peut plus brouillé que délivre ainsi l’avocat général sur l’exercice d’harmonisation par les directives. Il doit aussi relever immédiatement en pratique les incidences qu’une telle solution aurait sur les nombreux contentieux que suscite l’agence commerciale ou d’autres contrats de distribution si elle venait à être reprise par la Cour de justice.

C’est alors inviter à une autre approche qui aurait, peut-être le mérite d’une plus grande simplicité sans pour autant mettre à mal les objectifs recherchés par le législateur européen dans sa construction d’un statut protecteur des agents commerciaux œuvrant dans l’Union européenne. Les nécessaires distinguos auxquels conduit la construction jurisprudentielle de l’Union – désormais relayés par le juge national – outre qu’ils compliquent la vie des contractants, singulièrement des commettants, risquent bien de se fracasser sur des écueils pratiques. On n’ose penser, ainsi, à la solution qui devrait prévaloir s’il apparaissait – ce qui ne peut naturellement être exclu – que l’on soit en présence d’un agent commercial qui exerce son activité entre Etat(s) membre(s) et Etat(s) tiers ? On n’ose penser aux contorsions comparatives qu’impliquent la démonstration et le résultat de l’avocat général Wahl que ce soit pour les plaideurs ou pour le juge, à tout le moins le juge étatique ? Ce sont des expertises et des stratégies contractuelles et processuelles complexes qui s’imposent alors, donc des coûts, certes indirects mais bien réels, pour les opérateurs qui se profilent… Et ne risque-t-on pas, tout simplement, de détourner ces derniers de la figure – si utile dans une perspective de nécessaire conquête de nouveaux marchés – de l’agence commerciale ? Où le mieux serait l’ennemi du bien…

A y réfléchir de longue date (cf. déjà C. Nourissat, La loi nationale de transposition d’une directive communautaire peut-elle être qualifiée de loi de police dans l’ordre international ?, LPA 2001, n° 124, p. 10), il nous apparaît que le vice congénital affectant la situation actuelle procède de l’affirmation selon laquelle le régime protecteur des agents commerciaux instauré par la directive de 1986 et relayé par les lois nationales des Etats membres de l’Union doit s’analyser en une loi de police dans l’ordre international. Plus exactement que l’objectif de protection de ces agents (essentiellement en cas de rupture du contrat par le commettant) passe, pour être assuré, par la technique éprouvée des lois de police. L’erreur de perspective initiale aboutit aujourd’hui à ce qui s’apparente bien en une forme de blocage, à tout le moins de grippage, dont les effets pervers sont largement supérieurs aux effets bénéfiques escomptés : assurer une protection minimale impérative harmonisée aux agents commerciaux exerçant leurs activités sur le territoire de l’Union européenne.

Or, les moyens de sortir de cette situation assez inextricable existent. Et l’on pense, notamment, aux avancées que constitue en la matière le règlement « Rome I » sur la loi applicable aux obligations contractuelles dont on regrettera que l’avocat général Wahl n’y fasse pas davantage fait allusion ce qui peut se comprendre cependant par le fait qu’est au cas précis en cause l’interprétation de son ancêtre, la Convention de Rome.

En effet, la directive sur les agents commerciaux, les lois nationales qui la transposent, illustrent on ne peut mieux toute la logique de la distinction qu’il convient d’opérer entre, d’une part, l’article 3 § 3 et § 4 du règlement « Rome I » et, d’autre part, l’article 9 de ce même règlement.

Pour rappel, l’article 3 § 3 du règlement « Rome I » énonce que « lorsque tous les autres éléments de la situation sont localisés, au moment de ce choix, dans un pays autre que celui dont la loi est choisie, le choix des parties ne porte pas atteinte à l’application des dispositions auxquelles la loi de cet autre pays ne permet pas de déroger par accord » et l’article 3 § 4 que « lorsque tous les autres éléments de la situation sont localisés, au moment de ce choix, dans un ou plusieurs États membres, le choix par les parties d’une autre loi applicable que celle d’un État membre ne porte pas atteinte, le cas échéant, à l’application des dispositions du droit communautaire auxquelles il n’est pas permis de déroger par accord, et telles que mises en œuvre par l’État membre du for ».

Toujours pour rappel, l’article 9 du règlement « Rome I » après avoir défini la loi de police comme « une disposition impérative dont le respect est jugé crucial par un pays pour la sauvegarde de ses intérêts publics, tels que son organisation politique, sociale ou économique, au point d’en exiger l’application à toute situation entrant dans son champ d’application, quelle que soit par ailleurs la loi applicable au contrat d’après le présent règlement » retient que « les dispositions du présent règlement ne pourront porter atteinte à l’application des lois de police du juge saisi ».

Une loi nationale de transposition de la directive de 1986 peut-elle effectivement être qualifiée de loi de police au sens du règlement ? Peut-on réellement considérer qu’il y a là un enjeu « jugé crucial par un pays pour la sauvegarde de ses intérêts publics » ? On se permettra toujours d’en douter… Or, rappelons-le, dans son arrêt Ingmar, si la CJUE avait épousé les raisonnements classiques des lois de police, pour autant celle-ci n’avait pas expressis verbis retenu la qualification de loi de police pour les dispositifs en cause. Et si l’on suit le raisonnement de l’avocat général Wahl selon lequel il appartient bien aux seuls Etats membres de dire si une loi nationale de transposition est bien une loi de police, c’est désormais – du moins en matière contractuelle comme au cas d’espèce – à la condition évidente (principe de primauté oblige) de respecter la définition qui en est aujourd’hui donnée par le droit de l’Union européenne. En l’occurrence la Belgique devrait démontrer en quoi les mécanismes très protecteurs des agents commerciaux de la loi de 1995, notamment en cas de rupture du contrat par le commettant, sont « cruciaux » pour la sauvegarde de ses « intérêts publics » ? L’exercice mériterait donc d’être mené…

Dès lors, ne devrait-on pas davantage se retourner vers les articles 3 § 3 et 3 § 4 qui seraient à même de répondre aux nécessités d’application du texte européen ou, plus exactement, de ses dispositions nationales de transposition. N’est-ce pas en réalité cela seulement que demande la CJUE dans son arrêt Ingmar, évoquant le fait, déjà rappelé, « qu’il est essentiel pour l’ordre juridique communautaire qu’un commettant établi dans un pays tiers, dont l’agent commercial exerce son activité à l’intérieur de la Communauté, ne puisse éluder ces dispositions [de la directive] par le simple jeu d’une clause de choix de loi » car sont en jeu « la liberté d’établissement et une concurrence non faussée dans le marché intérieur », ce qui justifie que « les dispositions en cause trouvent application dès lors que la situation présente un lien étroit avec la Communauté, notamment lorsque l’agent commercial exerce son activité sur le territoire d’un État membre » ?

C’est très précisément ce que permettent respectivement les articles 3 § 3 (situation intra-européenne) et 3 § 4 (situation réellement internationale) sans pour autant devoir recourir à la notion de loi de police dont la définition retenue par l’article 9 a du mal à convenir à un dispositif dont la raison d’être tient avant tout si ce n’est exclusivement à la protection d’une catégorie de contractants, ce qui nous paraît difficile d’être « jugé crucial par un pays pour la sauvegarde de ses intérêts publics »… Et c’est ainsi que se dessinerait un ensemble cohérent permettant de concilier la solution dégagée par la CJUE dans son arrêt Ingmar, par la Cour de cassation française dans son arrêt Allium, par la Cour d’appel de Paris dans son arrêt Chalhoub et, donc, par l’avocat général Wahl dans l’affaire Unamar… La balle est dans le camp de la Cour de justice. On attend avec impatience son arrêt !